mardi 16 octobre 2007

Le métier au Moyen-Âge

Avec le commerce, l'élément essentiel de la vie urbaine, c'est le métier. La façon dont on l'a compris au Moyen Age, dont on en a réglé l'exercice et les conditions, a mérité de retenir particulièrement l'attention de notre époque, qui voit dans le système corporatif une solution possible au problème du travail. Mais le seul type de corporation (1) réellement intéressant, c'est la corporation médiévale, celle-ci prise dans le sens large de confrérie ou association de métier, et d'ailleurs altérée de bonne heure sous la pression de la bourgeoisie ; les siècles suivants n'en ont connu que des déformations ou des caricatures.

On ne saurait mieux définir la corporation médiévale qu'en voyant en elle l'organisation familiale appliquée au métier. Elle est le groupement, en un organisme unique, de tous les éléments d'un métier déterminé : patrons, ouvriers, apprentis sont réunis, non sous une autorité quelconque, mais en vertu de cette solidarité qui naît naturellement de l'exercice d'une même industrie. C'est, comme la famille, une association naturelle ; elle n'émane pas de l'État, ni du roi. Lorsque Saint Louis, mande à Étienne Boileau de rédiger le Livre des Métier ; ce n'est que pour faire mettre par écrit les usages déjà existants, sur lesquels son autorité n'intervient pas. Le seul rôle du roi vis-à-vis de la corporation, comme de toutes les institutions de droit privé, c'est de contrôler l'application loyale des coutumes en vigueur ; comme la famille, comme l'Université, la corporation médiévale est un corps libre, ne connaissant pas d'autres lois que celles qu'elle s'est elle-même forgées ; c'est là son caractère essentiel qu'elle conservera jusque vers la fin du XVe siècle.

Tous les membres d'un même métier font d'office partie de la corporation, mais tous, bien entendu, n'y jouent pas le même rôle : la hiérarchie va des apprenti, aux maîtres-jurés formant le conseil supérieur du métier. On a l'habitude d'y distinguer trois degrés ; apprenti, compagnon ou valet, et maître; mais cela n'appartient pas à la période médiévale, durant laquelle, jusqu'au milieu du XIVe siècle environ, on peut, dans la plupart des métiers, passer maître aussitôt l'apprentissage terminé. Les valets ne deviendront nombreux qu'à dater du XVIIe siècle, où une oligarchie de riches artisans cherche de plus en plus à se réserver l'accès à la maîtrise, ce qui ébauche la formation d'un prolétariat industriel.

Mais, pendant tout le Moyen Age, les chances au départ sont exactement les mêmes pour tous, et tout apprenti, à moins d'être par trop maladroit ou paresseux, finit par passer maître.

L'apprenti est lié à son maître par un contrat d'apprentissage - toujours ce lien personnel, cher au Moyen Age - comportant des obligations pour les deux parties : pour le maître, celle de former son élève au métier, de s'assurer le vivre et le couvert, moyennant paiement par les parents des frais d'apprentissage ; pour l'apprenti, l'obéissance à son maître, et l'application au travail. On retrouve, transposée dans l'artisanat, la double notion de "fidélité-protection" qui unit le seigneur à son vassal ou à son tenancier. Mais comme, ici, l'une des parties contractantes est un enfant de douze à quatorze ans, tous les soins sont apportés à renforcer la protection dont il doit jouir, et, tandis que l'on manifeste la plus grande indulgence pour les fautes, les étourderies, voire même les vagabondages de l'apprenti, les devoirs du maître sont sévèrement précisés : il ne peut prendre qu'un apprenti à la fois, pour que son enseignement soit fructueux, et qu'il ne puisse pas exploiter ses élèves en se déchargeant sur eux d'une partie de sa besogne ; cet apprenti, il n'a le droit de s'en charger qu'après avoir exercé la maîtrise pendant un an au moins, afin que l'on ait pu se rendre compte de ses qualités techniques et morales. "Nul ne doit prendre apprenti, s'il n'est si sage si riche qu'il le puist apprendre et gouverner et maintenir son terme... et ce droit être su et fait pour les deux prud'hommes qui gardent le métier", disent les règlements, Ils fixent expressément ce que le maître doit dépenser chaque jour pour la nourriture et l'entretien de l'élève ; enfin, les maîtres sont soumis à un droit de visite détenu par les jurés de la corporation, qui viennent à domicile examiner la façon dont l'apprenti est nourri, initié au métier et traité en général. Le maître a envers lui les devoirs et les charges d'un père, et doit entre autres veiller à sa conduite et à sa tenue morale ; en revanche, l'apprenti lui doit respect et obéissance, mais on va jusqu'à favoriser de la part de ce dernier une certaine indépendance : au cas où un apprenti se sauve de chez son maître, celui-ci doit attendre un an avant de pouvoir en reprendre un autre, et durant toute cette année, il est tenu d'accueillir le fugitif, s'il revient - cela, pour que toutes les garanties soient du côté du plus faible, et non du plus fort.

Pour passer maître, il faut avoir terminé son temps, d'apprentissage ; ce temps varie suivant les métiers, comme il est normal, et dure en général de trois à cinq ans il est probable qu'alors le futur maître devait faire la preuve de son habileté devant les jurés de sa corporation, ce qui est à l'origine du chef-d'œuvre dont les conditions iront en se compliquant au cours des siècles ; de plus, il doit acquitter une taxe, d'ailleurs minime (de 3 à 5 sous en général) - sa cotisation à la confrérie du corps de métier ; enfin, dans certains métiers, pour lesquels le marchand est tenu de justifier sa solvabilité, le versement d'une caution est exigé. Telles sont les conditions de la maîtrise pendant la période médiévale proprement dite ; à dater du XIVe siècle environ, les corporations, jusque-là indépendantes pour la plupart, commencent à être rattachées au pouvoir central, et l'accès à la maîtrise se fait plus difficile : on exige, dans certaines branche, un stage préalable de trois ans comme compagnon, et le postulant doit verser une redevance que l'on appelle l'achat de métier, variant de 5 à 20 sous.

L'exercice de chaque métier faisait l'objet d'une règlementation minutieuse, qui tendait avant tout à maintenir l'équilibre entre les membres de la corporation. Toute tentative pour accaparer un marché, toute ébauche d'entente entre quelques maîtres au détriment des autres, tout essai pour mettre la main sur une trop grande quantité de matières premières, étaient sévèrement réprimés : rien de plus contraire à l'esprit des anciennes corporations que le stockage, la spéculation, ou nos modernes trusts. On punissait aussi implacablement l'acte de détourner à son profit la clientèle d'un voisin, ce que de nos jours on appellerait l'abus de la publicité. La concurrence existait cependant, mais elle était restreinte au domaine des qualités personnelles : la seule façon d'attirer le client, c'était de faire mieux à prix égal, plus achevé, plus soigné que le voisin.

Les règlements étaient là encore pour veiller à la bonne exécution du métier, rechercher les fraudes et punir les malfaçons ; dans ce but, le travail devait autant que possible être fait dehors, ou tout au moins en pleine lumière ; gare au drapier qui aurait entassé l'étoffe de mauvaise qualité dans les recoins obscurs de sa boutique : tout doit être montré en plein jour, sous l'auvent où le badaud aime à s'attarder, où Maître Pathelin vient "engigner" le marchand naïf.

Les maîtres-jurés ou « gardes du métier » sont là pour faire observer les règlements. Ils exercent un droit de visite sévère. Les fraudeurs sont mis au pilori, et exposés avec leur mauvaise marchandise, pendant un temps variable ; leurs compagnons sont les premiers à les montrer du doigt. C'est qu'on porte très vif le sentiment de l'honneur du métier. Ceux qui font tache excitent le mépris de leurs confrères qui se sentent atteints par la honte qui rejaillit sur le métier tout entier ; on les met au ban de la société ; on les regarde un peu comme des chevaliers parjures qui auraient mérité la dégradation. L'artisan médiéval, en général, a le culte de son travail. On en trouve le témoignage dans les romans de métier comme ceux de Thomas Deloney sur les tisserands et les cordonniers de Londres ; les cordonniers intitulent leur art "le noble métier". À suivre...

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