samedi 30 août 2008

Contre les marchands d'illusions


MAURICE ALLAIS, OU L'ECONOMIE SANS ŒILLERES

Prix Nobel d'économie en 1988, Maurice Allais a le tort d'avoir eu raison trop tôt. Ses conseils sont systématiquement ignorés des responsables politiques, aveuglés par l'illusion libérale ou marxiste, parce qu'il considère que l'économie est un outil de la politique, et non l'inverse.
Le 31 mai dernier, Maurice Allais fêtait ses 80 ans. Inconnu du grand public, il a été soigneusement ignoré par les politiques malgré son prix Nobel d'économie en 1988.
La raison est simple : il a passé sa vie à montrer les absurdités de l'impôt sur le revenu, l'escroquerie de la fausse épargne populaire, les aberrations de l'immigration ou la montée en puissance d'un pouvoir financier totalitaire. Aussi faute d'avoir accepté un rôle de courtisan du système, il en a été exclu comme un malpropre.
Pourtant,des années durant, Allais a été le maître - trop mal entendu - des quelques économistes français qui s'occupèrent d'autre chose que de tailler les crayons de l'administration de soigner leur carrière. Professeur d'analyse économique à l'Ecole des Mines de 1944 à 1980, il a vu passer sur les bancs de son séminaire Gérard Debreu (prix Nobel 1983), Edmond Malinvaud (directeur de l'Insee), Marcel Boiteux (ancien directeur d'EDF) ou Thierry de Montbrial de (l 'Ifri). Anecdotiquement, on compte aussi parmi ses anciens élèves, les comptables socialo-centristes Lionel Stoléru, Dominique Strauss-Kahn ou Jacques Lesourne (directeur du journal Le Monde), et un un membre éminent du complexe militaro-industriel, André Giraud, ancien ministre de la Défense.
40 ANS D'AVANCE
Malgré cette belle pléiade d'anciens auditeurs, Maurice Allais a dû prendre l'habitude de ne pas être écouté. Ainsi, lorsqu'il a averti au mois de juin 1987 de l'imminence d'une crise du système financier mondial, dont la création monétaire permanente est déconnectée des réalités économiques, il n'a rencontré aucun écho. En octobre de la même année, un krach boursier confirmait ses prévisions. Mais rien ne sert d'avoir raison et de donner ses raisons dans une société qui ne songe qu'au spectacle d'elle-même et qui ne supporte guère la contestation de ses plaisirs.
En 1950 déjà, puis en 1956 et 1960, Allais avait pris à contre-pied les modes de l'intelligentsia en dénonçant les méfaits politico-économiques du communisme. On l'accusa de falsifier les chiffres; il avait seulement quarante ans d'avance sur les complexés de la droite et sur les salonnards de la gauche qui tenaient alors le stalinisme et ses clones pour « l' horizon indépassable de notre temps ».
En 1962, au lendemain des accords d'Evian négociés par Louis Joxe, Allais prévenait que la teneur juridique des textes menait droit au massacre de populations civiles (notamment des harkis désarmés par Joxe) et à la nationalisation par le FLN de tous les biens productifs en Algérie. Ce qui ne manqua pas d'arriver, malgré les avertissements. Si, comme on peut le supposer, ces derniers avaient été entendus, on peut en conclure qu'il y eut bien un cynique calcul de la part du pouvoir politique...
LA HAINE DES « NOUVEAUX ÉCONOMISTES »
En 1977 encore, dans un livre intitulé L'impôt sur le capital et la réforme monétaire, il expliquait pourquoi l'obligation faite par l'Etat aux institutions de prévoyance (Caisses de retraite notamment) d'acquérir des obligations, menait droit à une économie totalitaire et spoliait l'épargne mobilière. Il ne s'attira que des haussements d'épaules. Pourtant, les faits confirment l'analyse. Lorsque l'épargne-mirage des PER et des PEP sert à acheter des obligations d'Etat, ce sont bien les souscripteurs qui sont amenés, sans l'avoir voulu, à combler par leur épargne à long terme les dettes immédiates de l'épargne publique. Bérégovoy a ainsi réinventé l'emprunt d'Etat obligatoire, et réussi à faire animer le marché financier par des tiers non-consentants, avec l'acquiescement admiratif des libéraux boursicotant dans les arrière-cours du socialisme version Brongniart.
Cette même année 1977, il y avait quelque raison de laisser sous le boisseau le livre de Maurice Allais : la pensée économique médiatique tombait en déshérence avec l'apparition des « nouveaux économistes » sur le marché des idées à court terme. Les Rosa (club Jean-Moulin), Aftalion (PSU) et autres Lepage fourbissaient alors leurs essais importés des Etats-Unis pour défendre le modèle abstrait de l' homo œconomicus apatride, aujourd'hui réactualisé sous les couleurs de l'« horizon mondial » de Michel Rocard. Ces économistes, aussi « nouveaux » que le beaujolais frelaté, avaient compris qui étaient leur véritable ennemi. Jean-Jacques Rosa, dont les haines sont tenaces, alla jusqu'à commettre, au lendemain de la remise du prix Nobel à Maurice Allais, une chronique fielleuse dans Le Figaro pour expliquer à ses lecteurs qu'« Allais est un économiste pour les économistes [ ... ] Il ne convainc pas vraiment ... » On comprend pourquoi : Allais remet en question trop d'intérêt idéologiques, cosmopolites et financiers, ceux-là mêmes que défend Rosa. Seul le prix Nobel américain Paul Samuelson s'aventura à reconnaître: « Si les premiers articles d'Allais avaient été publiés en anglais, les théories économiques de toute une génération auraient suivi une autre orientation. »
LE SOCIALISME DES RICHES
Lassé des discours et des théories à la mode, Maurice Allais ne cesse de répéter: « Les hommes sont inégaux »). Il parle de faits, non de théories. Petit-fils d'un menuisier parisien, fils d'un crémier, il est orphelin de guerre à six ans. Pupille de la nation, il n'étudie pas dans les salons luxueux où naîtront les Joxe, les Castro et les Fabius, mais dans les salles fuligineuses d'un lycée du XIe arrondissement ; pour dormir, il déplie chaque soir un lit de fer dans la boutique de sa mère. « Je peux parler valablement du problème social, dira-t-il plus tard, je sais ce que c'est. »
Attiré par l'histoire, il songe au moment du baccalauréat à préparer l'école des Chartes. Finalement, il opte pour les mathématiques et, formés par des maîtres qui préféraient encore les rigueurs de l'instruction publique aux béatitudes de l'éducation nationale, il entre à l'Ecole polytechnique dont il sort major à vingt-deux ans. Il choisit ensuite l'Ecole des Mines, où il se passionne pour l'astronomie et la physique. Mais un voyage aux Etats-Unis lui fait découvrir en 1934 les conséquences dramatiques de la dépression consécutive au jeudi noir d'octobre 1929, et l'oriente finalement vers l'économie : il veut comprendre pourquoi et comment la première puissance industrielle du monde est devenue en cinq ans « un grand cimetière d'usines ».
Nommé professeur d'économie aux Mines après le débarquement des Alliés, il met au point pour son enseignement ses premiers outils d'analyse. Il montre notamment, en 1947, que le revenu réel par habitant est maximum en situation de stabilité lorsque le taux d'intérêt est nul. Cette règle sera complétée en 1961 par une seconde, qui établit que le revenu réel par habitant est maximum en situation dynamique lorsque le taux d'intérêt est rigoureusement égal au taux de croissance du revenu originaire. Pour abstraites qu'elles puissent paraître aux non-économistes, ces règles vérifiées par l'expérience montrent de manière très précise que les taux d'intérêt aberrants pratiqués en économie libérale-socialiste diminuent le revenu réel par habitant.
Ainsi, au nom d'une idéologie prétendant lutter contre des inégalités naturelles pourtant incompressibles, l'économie à la mode accentue artificiellement les inégalités des revenus réels. En d'autres termes. le socialisme n'est qu'un capitalisme dévié, une théorie de riches regroupés en nomenklatura et spéculant sur le travail des autres. C'est pour masquer cette réalité que le socialisme ou sa version libérale recourent à la politique obligatoire mais occulte des redistributions, lesquelles sont ensuite drainées vers une épargne quasi-obligatoire (la retraite, par exemple) destinée à financer ... les redistributions d'aujourd'hui avec l'épargne de demain. L'absurdité de ce système est éclatante, sauf pour ceux qui en profitent (les financiers) et pour leurs relais naturels (les politiques). Selon Allais, une société dite juste devrait, pour le moins, retirer aux oligarchies financières le privilège de créer de faux droits de pouvoir d'achat. Les banquiers lombards eux-mêmes n'étaient pas allés aussi loin dans la dépossessions des privilèges de la puissance publique. Il est vrai que les princes de la Renaissance, même peu formés au calcul, maniaient en compensation la logique de la rapière contre ceux qui se moquaient d'eux.
CONTRE LES ILLUSIONS
C'est pour toutes ces raisons que Allais plaide avec vigueur pour la liberté fiscale des citoyens, c'est-à-dire en faveur de la suppression des impôts sur les revenus, sur les sociétés, sur les successions, etc., au profit du seul impôt sur les biens physiques (8 %) et de la TVA à taux unique (16,9 %). A ceux qui lui reprochent de verser dans l'utopie, Maurice Allais réplique en sortant sa règle à calcul. Toutes ressources mises à plat, l'Etat ne perdrait rien dans l'application du système qu'il préconise, sous réserve que les bénéfices de la création monétaire reviennent à l'Etat seul. La maladie fiscale et son racket quotidien relèvent donc des grandes illusions, de ces pathologies de l'esprit dont seule l'idéologie est responsable, mais non la rationalité économique.
Autre illusion, de taille elle aussi : la grande Europe de 1993. Dès les premiers projets d'union économique ou monétaire, dans l'immédiat après-guerre, Maurice Allais avait prévenu : l'économie est un outil du politique ; l'union politique doit donc précéder et non suivre - l'union économique. Le Pr Julien Freund défend lui aussi la même thèse depuis des années, mais sans être autrement écouté. Depuis Jean Monnet, les technocrates et les comptables légifèrent sur l'Europe sans se soucier de la réalité. Leur illusion, au fond, procède d'un même rêve libéral-marxiste selon lequel les rapports entre les hommes sont quantifiables et réductibles à du rationnel ; avec un sous-entendu : l'économie, plus facilement quantifiable, est la meilleure approche politique qui soit. Valéry Giscard d'Estaing a montré, dans sa préface au livre de Samuel Pisar sur les rapports Est-Ouest, qu'il entretenait les mêmes rêves décatis.
Maurice Allais a expliqué pourquoi le grand marché de 1993 achoppera sur sa première difficulté : la monnaie unique. La décision de battre l'écu ne peut être que politique, et aucune instance actuelle ou prévue ne pourra jamais la prendre. Il en va de même pour la fiscalité des différents pays européens, incontrôlable et irrationnelle dans ses errements, et irréformable depuis Bruxelles ou Strasbourg. Allais prévient : « Dans l'immédiat, nous devons absolument renoncer à la mise en œuvre pour le 1er janvier 1993 d'une harmonisation bureaucratique et centralisatrice de la fiscalité... »
Il ne sera évidemment pas écouté. Et on peut avancer sans risque de se tromper que la grande Europe des technocrates ne pourra pas voir le jour, quelle que soit la politique de fuite en avant de cet autre rêveur marxiste qu'est Jacques Delors, fossoyeur de la seule idée qui aurait pu préserver notre continent de la vague de violence qui l'attend à l'horizon du XXIe siècle, sur les décombres des espérances bafouées. A tout prendre, seule l'Italie comprend correctement les directives européennes : en s'asseyant dessus.
LE POUVOIR RÉEL DES FINANCIERS
Dès 1977, Allais avait mis en garde à propos de la délicate question de la monnaie, et pas seulement européenne, il notait :« Alors, que pendant des siècles l'Ancien Régime avait préservé jalousement le droit de l'Etat de battre monnaie et le privilège exclusif d'en garder le bénéfice, la République démocratique a abandonné pour une grande part ce droit et ce privilège à des intérêts privés. » On ne s'étonne plus, si l'on suit exactement cette analyse, que les vrais titulaires du pouvoir financier tiennent le pouvoir politique sous leur coupe : ils font vivre ces illusions, et font croire, en contrepartie de leur pouvoir réel, qu'ils règlent les additions. En réalité, la multiplication des moyens de paiements, des jeux d'écriture, des crédits en tous sens, le financement des crédits à long terme par les dépôts à vue, tout cela crée une masse monétaire non contrôlée par les Etats, et autorise des taux qui signifient la spoliation des dépôts à vue. Globalement, comme Marx et Engels l'avaient perçu, les marionnettistes de la valeur d'échange l'emportent sur les producteurs de la valeur d'usage. Il s'agit d'une immense escroquerie internationale.
En effet, si tous les titulaires de comptes bancaires demandaient la remise de leur dépôt, aucune banque, aucun Etat ne seraient actuellement capables d'honorer leurs dettes, sauf à imprimer en vitesse du papier-monnaie, c'est-à-dire de la monnaie de singe. La faillite récente de dizaines de caisses d'épargne américaines ne doit pas faire illusion : le système n'est pas près de se réformer, et l'escroquerie durera aussi longtemps qu'il n'existera pas de réglementation relative aux réserves des banques. A moins qu'un nouveau krach du type de celui de 1929 ne fasse auparavant écrouler le système comme un château de cartes. Celui d'octobre-novembre 1987, annoncé par Allais. constitue un avertissement. Dans une telle hypothèse, un chômage et une misère galopant à la vitesse des marées dans la baie du mont Saint-Michel totaliseraient assez exactement le montant de l'escroquerie réalisé par la finance sur le dos de la production ; de l'épargne et des contribuables. Et l'on retournerait, faute de crédits d'investissement réels fondés sur de l'épargne réelle, vers les « grands cimetières d'usine » de l'après-1929.
L'INCONSCIENCE DE LA POLITIQUE D'IMMIGRATION
Autre illusion pointée par Allais celle selon laquelle les immigrés ont apporté une « force de travail » à l'économie nationale. Maurice Allais a calculé que, lorsqu'un travailleur immigré arrive en France, il faut dépenser pour réaliser les infrastructures nécessaires (écoles, hôpitaux, HLM, etc.) une épargne supplémentaire égale à quatre fois son salaire annuel. Pour peu qu'il vienne avec sa femme et trois enfants, la dépense sera de vingt fois son salaire annuel, supportée par les Français. « En fait, explique-t-il, une inconscience totale caractérise notre politique d'immigration. » Il donne un exemple simple : « Les allocations familiales ont été créées avec un seul objectif : enrayer autant que possible l'insuffisance de la natalité française. Étendre ce droit aux travailleurs étrangers et à leurs familles, en général prolifiques, est dénué de tout sens commun. » Et Allais de conclure en direction de ceux qui l'accuseraient trop vite de sentiments coupables, que « l'amalgame trop souvent effectué entre opposition à l'immigration, xénophobie, racisme et antisémitisme repose fondamentalement sur une totale affabulation et une dangereuse mystification. »
On ne s'étonne guère que, quels que soient ses mérites éminents. Maurice Allais ait attendu si longtemps un prix Nobel, et que les « responsables » économiques ne l'aiment pas. Les mirages de la prestidigitation financière resteront toujours plus démagogiques, et donc plus efficacement électoraux, que les réalités de l'économie productive. C'est pourquoi celui qui voudra mettre en application les vérités simples énoncées par Allais aura pour premier ennemi le pouvoir financier apatride qui tient les rênes du spectacle politique. Telle est la rançon payée par ceux qui ne chantent pas les bienfaits de la servilité marchande sur le même air que les vertus du Père Noël.
• Jean-François Gautier le Choc du Mois • Juin 1991

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