mercredi 10 décembre 2008

31 juillet 1914 : la mort de Jaurès

Le 1er août 1914, en première page du Petit Parisien quotidien populaire qui se vantait d'avoir "le ) plus fort tirage des journaux du « monde entier » - s'étalent côte à côte, sous un chapeau commun ("Heures tragiques"), deux nouvelles : « La situation internationale s'aggrave » et « On a assassiné Jaurès ». C'est en effet trois jours avant la déclaration de guerre de l'Allemagne à la France que disparaît, le 31 juillet, Jean Jaurès. La mort du chef socialiste semble être le tragique lever de rideau d'une catastrophe qui devait saigner à blanc les principaux pays de l'Europe.
Jean Jaurès a pris au fil des décennies, sous la plume de ses thuriféraires et pour servir une mythologie politicienne, des allures de prophète humaniste, qui aurait pu empêcher la dérive du socialisme international vers le messianisme totalitaire qu'est le marxisme. La réalité est plus complexe. Car, malgré les images d'Epinal qu'essaye aujourd'hui de ressortir de la naphtaline un parti socialiste démonétisé, voulant ainsi redorer un blason totalement terni, Jaurès a en quelque sorte incarné les contradictions internes qui habitaient le socialisme au début du XXe siècle, écartelé qu'il était entre l'idéologie internationaliste et la réalité nationale.
Jaurès, qui s'est voulu le chantre du peuple laborieux, était issu d'une famille bourgeoise. Son cousin, le contre-amiral Benjamin Jaurès, a été député du Tarn en 1871 et a soutenu à la Chambre la politique de Thiers, le fusilleur des Communards qui a refusé la grâce du colonel Louis Rossel, ardent officier engagé par patriotisme dans les rangs de la Commune pour sauver Paris des troupes prussiennes. Sénateur en 1876, ambassadeur à Madrid puis à Saint-Petersbourg, Benjamin Jaurès achève sa carrière politique comme ministre de la Marine en 1889. C'est lui qui met le pied à l'étrier au jeune Jean Jaurès, élu, grâce à son appui, député du Tarn en 1885, à vingt-six ans.
C'est un brillant sujet. Reçu premier à l'Ecole normale supérieure, agrégé de philosophie en 1881, il est nommé professeur au lycée d'Albi, puis chargé de cours à la faculté des lettres de Toulouse dès 1883. Pris par la politique, il restera un homme de haute culture, lisant sur son banc de parlementaire, dix minutes avant de monter à la tribune de l'Assemblée, dans le texte grec, le Symposium du grand sophiste athénien Lucien. Il s'est mis à l'espagnol pour lire Cervantes, à l'anglais pour apprécier comme Il se doit la dramaturgie shakespearienne ...
Un homme de pondération
Homme du Midi, à l'éloquence claironnante, Jaurès a des yeux bleus voilés par instants de pitié pour cette humanité dont il se veut l'inlassable défenseur.
Quand il se lance en politique, c'est sous l'étiquette de républicain modéré. Malgré sa fougue oratoire, il restera toujours un homme de pondération. Le militantisme révolutionnaire le rebute. Or, dans les années 1880, le socialisme français est encore très marqué par la tradition blanquiste, hostile à toute idée de collaboration avec le libéralisme bourgeois. Mais vers 1892, sous l'influence de Lucien Herr, Jaurès se convainc de l'efficacité politique de la référence socialiste. Cet intellectuel a réalisé quel mythe puissant peut être véhiculé par le mot même de "socialisme", compris comme exigence de subordination des intérêts particuliers à l'intérêt collectif.
Député de Carmaux en 1893, Jaurès s'engage dans le camp dreyfusard, à la différence de nombre de ses amis politiques. Il soutient en 1899 le gouvernement Waldeck-Rousseau et là encore beaucoup de socialistes lui reprochent de collaborer avec le pouvoir bourgeois. Cependant sa forte personnalité s'impose dans les débats parlementaires. Lorsque, sous la pression de la IIe Internationale (congrès d'Amsterdam) les socialistes français sont Invités à cesser leurs dissensions et à s'unir dans un seul grand parti (création de la SFIO en 1908), Jaurès en devient le leader.
Il va jouer ce rôle avec subtilité. Sa fine intelligence trouve en effet trop abrupt, trop simpliste le catéchisme marxiste. Lorsqu'il fonde, en 1904, L'Humanité, son éditorial donne, dans le premier numéro, l'explication du titre : « L'humanité n'existe point encore ou elle existe à peine. A l'intérieur de chaque nation, elle est compromise et comme brisée par l'antagonisme des classes, par l'inévitable lutte de l'oligarchie capitaliste et du prolétariat. Seul le socialisme, en absorbant toutes les classes dans la propriété commune des moyens de travail, résoudra cet antagonisme et fera de chaque nation enfin réconciliée avec elle-même une parcelle d'humanité ».
Loin de vouloir abolir la référence nationale, comme l'affiche le marxisme, Jaurès proclame que la classe ouvrière doit être l'héritière de la tradition nationale, les socialistes se devant d'être des patriotes exemplaires. En faisant la liaison entre le national et le social l'Etat - loin de devoir disparaître, comme l'affirme le marxisme - doit se faire l'arbitre entre les intérêts divergents qui, inévitablement, s'affrontent au sein du corps social.
Quand, dans les premiers mois de 1914, des odeurs de guerre se font de plus en plus insistantes en Europe, Jaurès préconise inlassablement sang-froid et maîtrise des passions. Il voit avec anxiété s'accumuler à l'horizon de sanglantes nuées. On sait aujourd'hui quel rôle de boute-feu ont joué les milieux panslaves de Russie, malgré le tsar. Quel rôle néfaste, aussi, fut celui d'un Poincaré entrant dans un tel jeu. Et comment d'énormes sommes d'argent furent distribuées aux journaux français pour pousser l'opinion française à la guerre. Au seul Figaro, Calmette a touché gros : treize millions de francs (après sa mort, on découvrira que Jaurès, lui, avait pour toute fortune un peu plus de dix mille francs ... ) Jaurès, qui essaye d'inciter le gouvernement français à la prudence, n'est pas dupe. En sortant d'une entrevue avec le président du conseil, Viviani, Jaurès croise l'ambassadeur de Russie et lance de sa voix de stentor : « Cette canaille d'Iswolsky va avoir sa guerre ! »)
Une haineuse campagne de presse est déclenchée contre Jaurès, accusé d'avoir appelé les peuples à refuser la guerre qui vient. Devant témoins, Jaurès murmure : « Nous devons nous attendre à être assassinés au premier coin de rue ». C'est attablé au café du Croissant, dans la soirée du 31 juillet, que Jaurès est mortellement touché par les coups de feu tirés par un illuminé. Lors de ses obsèques, le 4 août, le secrétaire général de la CGT, Léon Jouhaux, appelle les Français à l'union sacrée. Il sera entendu. Mais, à l'annonce de la guerre, le futur maréchal Lyautey devait s'écrier, atterré : « Une guerre entre Européens est une guerre civile. c'est la folie la plus monumentale que le monde ait jamais commise ! »
✍ Pierre VIAL National Hebdo du 4 au 10 août 1994

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