samedi 23 mai 2009

2 novembre 1847 : le camarade Sorel

Né à Cherbourg le 2 novembre 1847, au sein d'une famille de la bonne bourgeoisie, le Normand Georges Sorel a eu tout d'abord un parcours qui avait tout pour satisfaire sa famille : études brillantes, débouchant sur l'Ecole polytechnique - un cadre hors de pair pour repérer et donner leur envol aux meilleurs esprits. Puis Sorel a exercé jusqu'à quarante-cinq ans les fonctions d'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées. Une carrière austère, mais permettant à une intelligence aiguë, inventive, audacieuse de se frotter aux réalités. La chose est précieuse car trop d'hommes de talent se perdent en se coupant du contact avec le réel.
Ayant ainsi accumulé une féconde expérience, Sorel démissionne pour se consacrer à des études et réflexions. personnelles, qui vont nourrir pendant trente ans un nombre impressionnant d'articles et de livres publiés en français, en allemand ou en italien (ce qui permet à Sorel de toucher l'élite des intellectuels organiques de son temps). Il faudrait pouvoir citer tous les ouvrages de Sorel. Les illusions du progrès, La décomposition du marxisme, De l'utilité du pragmatisme sont, entre autres, des textes qui restent précieux. Mais son ouvrage à juste titre le plus connu est ses Réflexions sur la violence. Ce livre a été lu, médité, annoté tant par Lénine que par Mussolini. A lui seul il justifie l'affirmation de Zeev Sternhell : « Vacher de Lapouge et Sorel ont joué dans l'histoire des idées un rôle plus significatif que celui de Guesde ou de Jaurès. »
Sorel s'inscrit dans le vaste mouvement de contestation fondamentale de l'individualisme libéral qui anime, à la charnière du XIXe et du XXe siècle, tout un pan de l'intelligence française. Sur cette ligne de front, le "gauchiste" Sorel côtoie sans complexe les nationalistes les plus cohérents, c'est-à-dire ceux qui savent bien que le bourgeoisisme est l'ennemi principal. Aux vétérans communards ou bonapartistes vient se joindre, à l'orée d'un nouveau siècle, une jeune génération révolutionnaire. A tous Sorel apporte un message d'une grande force de conviction, élaboré avec la rigueur et l'efficacité apprises à Polytechnique. Il s'agit d'attaquer et de rompre ce consensus centriste, auquel se sont ralliés les socialistes parlementaires (rien de nouveau sous le soleil... ) et qui engendre immobilisme politique, décadence intellectuelle et morale. Dans la foulée d'un Renan, Sorel affirme la nécessité, pour les âmes fortes, de se libérer du mirage matérialiste qui est le soubassement du capitalisme. Un capitalisme qui sait utiliser à merveille l'illusionnisme égalitariste : « Dans les pays de démocratie avancée, on observe dans la plèbe un profond sentiment du devoir d'obéissance passive, un emploi superstitieux de mots fétiches, une foi aveugle dans les promesses égalitaires. » Pour que la "plèbe" devienne le peuple, affranchi et responsable, il lui faut se libérer tant du capitalisme que du marxisme, cette imposture basée sur « les immenses avantages que procure une exposition obscure à un philosophe qui a réussi à se faire passer pour profond ».
La libération populaire passe par la violence et il faut des mythes pour, après avoir réalisé la mobilisation collective des esprits, les déterminer à agir. Ces axes de la réflexion sorélienne suscitent encore aujourd'hui la mise au pilori de Sorel, accusé d'être un préfasciste. C'est une bonne raison, pour ceux que les excommunications et les exorcismes laissent impavides, de lire et de relire Sorel.
P. V National Hebdo du 29 octobre au 5 novembre 1998

lundi 18 mai 2009

1er décembre 1934 : assassinat de Kirov

Le 1er octobre 1934, Sergheï Kostrikov, dit Kirov (48 ans), est assassiné dans des conditions mystérieuses à Leningrad (aujourd'hui Saint-Pétersbourg). L'homme n'est autre que le secrétaire du Parti communiste pour la région de Leningrad. C'est aussi un proche de Staline et son dauphin présumé.
Sa mort va être le prétexte à une sinistre vague d'épuration au sein du Parti communiste de l'Union Soviétique, connue sous le nom de «procès de Moscou». Les accusés de ces trois procès, des bolchéviques de la vieille garde léniniste, plaideront tous coupables et feront amende honorable. La plupart seront exécutés.
Un prétexte tout trouvé
Staline, tout-puissant secrétaire général du Parti communiste, a lancé en 1930 la collectivisation des terres et des usines. Les Soviétiques ont payé ces initiatives au prix fort : effroyables famines et déportations massives.Malgré le renforcement de son autorité sur le Parti, le dictateur a tout lieu de craindre que la vieille garde bolchevique ne profite de ses difficultés pour le renverser.
En 1934, il donne l'impression d'amorcer une réconciliation avec ses principaux rivaux : Kamenev, Zinoviev et Boukharine,... Ces derniers peuvent s'exprimer librement au cours du XVIIe Congrès du Parti communiste de l'URSS (Union des Républiques Socialistes Soviétiques), en 1934.
Las, il ne s'agit que d'une feinte. Le «Vojd»(Guide, qualificatif officiel de Staline) n'attend que le moment propice pour éliminer définitivement ses ennemis avérés ou potentiels, autrement dit tous les vieux bolcheviques de son entourage...
Ce moment arrive avec l'assassinat de Kirov, à croire que Staline l'aurait lui-même commandité ! Dès le soir, le dictateur quitte Moscou pour Leningrad et gifle publiquement le responsable local de la police politique, le NKVD (ex-Guépéou).
Le même jour, le Comité central, organe suprême du pouvoir, institue une justice d'exception sous le prétexte de traquer et punir les criminels (pas de défense, pas de recours en appel possible et exécution immédiate en cas de condamnation).
Grandes purges
Les «grandes purges» commencent dès le 16 janvier 1935, avec l'ouverture du procès de Kamenev, Zinoviev et 17 autres accusés, sous l'inculpation d'avoir «aménagé le terrain idéologique» à l'assassinat de Kirov avec la complicité du traître Trotski, en exil. Il ne s'agit que d'une mise en bouche : Kamenev et Zinoviev s'en tirent pour l'heure avec seulement dix ans de prison.
– Le «procès des Seize» (19-24 août 1936)
Les choses sérieuses débutent en août 1936, avec la mise en accusation d'un prétendu «Centre trotskiste-zinovieviste unifié». Kamenev et Zinoviev n'échappent pas cette fois à une condamnation à mort (douze ans plus tôt, après la mort de Lénine, ils avaient constitué une première «troïka»avec Staline, permettant à ce dernier de s'emparer du parti !).
Ce premier des grands procès de Moscou se tient, comme les suivants, sous la direction du procureur général Vychinski, en présence de la presse nationale et internationale.
Il inaugure un scénario mis au point par le chef du NKVD, Yagoda (ou Iagoda) : il s'agit que les prévenus collaborent à leur mise à mort en avouant eux-mêmes les complots fantaisistes dont ils sont accusés et en dénonçant des comparses ! Ils y sont conduits par un reste de fanatisme ou, plus prosaïquement, par l'espoir de sauver leurs proches.
Dans le box des accusés, on mélange des révolutionnaires éminents qui se sont ralliés à Staline, entourés de communistes moins connus et d'inconnus au passé trouble qui soutiennent les thèses de l'accusation (complot terroriste, actes de sabotage, activités d'espionnage, contacts avec le «traître» Trotski,...).
Les étrangers eux-mêmes applaudissent aux sentences iniques et sans preuves. En France, la Ligue des droits de l'Homme, qui s'était illustrée dans la défense d'Alfred Dreyfus, n'y voit rien à redire dès lors que les accusés se reconnaissent publiquement coupables !
Yagoda, malgré sa diligence, est congédié à l'automne et remplacé à la tête du NKVD par un jeune loup, Nikolaï Ejov (ou Yéjov)
– Le «procès des Dix-huit»(23-30 janvier 1937)
Le deuxième grand procès se tient en janvier 1937. Il s'en prend à un «Centre trotskiste parallèle» qui aurait comploté avec les nazis et les Japonais contre la patrie. Les accusés (Piatakov, Radek, Sokolnikov, Serebriakov,...) se prêtent aimablement à la farce en s'accusant des pires malversations avant de recevoir une balle dans la nuque.
Dans les mois qui suivent, Ejov soumet à Staline des listes de prévenus en lui demandant son avis. On estime qu'au total, Staline approuvera de la sorte 44.000 condamnations à mort, pudiquement qualifiées de «condamnations au premier degré». C'est l'«ejovtchina» (ou «yéjovchtchina»).
A la différence de la répression ordinaire, qui touche des centaines de milliers de Soviétiques ordinaires, l'«ejovtchina» frappe l'opinion internationale car elle concerne des membres dirigeants du pays, du Parti et de l'armée.
L'armée est décapitée par une troisième série de procès, entre l'été 1937 et le printemps 1938. Ceux-là se tiennent à huis clos.
Trois maréchaux sur cinq, treize généraux d'armée sur 15, 30 généraux de corps d'armée sur 58, 110 généraux de division sur 195, 211 colonels sur 406, soit une bonne moitié des cadres de l'armée, sont proprement exécutés avec soumission et sans la moindre velléité de protestation !
– Le «procès de la droite» (2-13 mars 1938)
Les grands procès de Moscou s'achèvent en mars 1938 avec la mise en accusion de 21 prévenus dont Boukharine, l'un des plus illustres chefs bolcheviques, et... Yagoda. Ce dernier est jugé et exécuté selon le scénario qu'il a lui-même mis au point à la tête du NKVD ! Son successeur Ejov n'allait d'ailleurs pas tarder à le suivre dans la mort.
Au terme de ces trois années, plus de la moitié des élus du Parti ont été éliminés... et remplacés par de jeunes militants qui n'ont pas connu la Révolution et sont dévoués à Staline.
Celui-ci apparaît comme le seul héritier de Lénine après l'élimination de presque tous les bolcheviques éminent (le survivant Trotski, en exil au Mexique, sera assassiné sur ordre de Staline en 1940).
Staline a pu profiter des procès pour faire porter sur les accusés le poids de ses dramatiques échecs dans la collectivisation des terres et des usines.
André Larané http://www.herodote.net/

dimanche 17 mai 2009

Lénine, Un révolutionnaire de l'exil

Totalitarisme et propagande
Installé au pouvoir à la faveur de la Révolution d'Octobre, Lénine contraint chacun à servir sans limite l'État et son idéologie. Il inaugure un type de régime appelé à faire souche au XXe siècle : le totalitarisme...
Comme on le voit avec cette gravure de propagande (Lénine annonce le décret sur la terre au Congrès des Soviets - 8 novembre 1917 -, par Serov), il va cultiver l'image d'un chef charismatique, bon et déférent envers les humbles.
La réalité est quelque peu différente... Lui-même n'a aucun goût pour le martyre. Ainsi n'a-t-il pas hésiter à abandonner ses partisans et s'enfuir sous un déguisement en Finlande après l'échec des journées révolutionnaires de juillet 1917... Une fois au Kremlin, fort d'un pouvoir absolu, il va faire mourir sans marque de compassion quantité d'opposants, simples suspects ou paysans.
Un révolutionnaire de l'exil
Vladimir Ilitch Oulianov naît à Simbirsk le 22 avril 1870 (selon le calendrier grégorien) dans la famille d'un fonctionnaire anobli par le tsar.
Dans son ascendance, on note un arrière-grand-père serf, très tôt affranchi. Un grand-père marié à une Kalmouke. Un grand-père maternel lui-même fils d'un Juif et d'une Suédoise, marié à la fille de riches propriétaires allemands, luthérienne convaincue.
Le frère aîné du futur Lénine, Alexandre, est pendu le 11 mai 1887, peu après la mort de leur père, pour avoir comploté contre la vie du tsar. Vladimir n'en poursuit pas moins ses études mais devient suspect aux yeux de l'administration !
Intellectuel déclassé, il découvre avec sa compagne, la militante Nadejda Kroupskaia, d'origine bourgeoise comme lui, les mouvements révolutionnaires et la doctrine marxiste. Leur activisme leur vaut d'être condamné à la relégation par la justice du tsar.
Le couple s'établit de 1897 à 1900 au bord de la Léna (d'où le surnom Lénine). Cette relégation, bien que confortable, leur vaudra un grand prestige auprès des clubs révolutionnaires.
Pendant leur exil, Vladimir se marie devant un pope à Nadejda. Toute sa vie, au gré de ses pérégrinations et de ses fuites, en Suisse, en France ou encore en Finlande, le futur Lénine sera servi avec diligence par sa femme.
Le 11 février 1900, Lénine part en exil en Suisse où il crée un journal, l'Iskra (l'étincelle). En 1902, c'est la publication d'un opuscule : Que faire ? où il affiche sa différence avec la doctrine marxiste qui voyait le communisme comme l'aboutissement inéluctable des luttes ouvrières.
Lénine fait valoir la nécessité de créer une avant-garde révolutionnaire qui montrera la voie aux ouvriers et les guidera vers des lendemains radieux, au besoin par la dictature. Il rejoint par là un autre agitateur révolutionnaire, moins chanceux, le Français Auguste Blanqui (1805-1881), qui écrivait en juin 1840 : «Pour que la liberté se fasse jour, il faut que des hommes énergiques contraignent le peuple, pour ainsi dire, à manifester ses voeux les plus ardents»
Le 30 juillet 1903, à Bruxelles, au cours du congrès du Parti Social-Démocrate Ouvrier Russe (PSDOR), se produit la scission entre les partisans de Lénine et les partisans de Martov. Ces derniers ayant été momentanément mis en minorité par la sortie des députés juifs du Bund, les partisans de Lénine en profitent pour s'octroyer l'épithète de bolcheviks ou bolcheviques (majoritaires en russe). Sans vergogne, ils qualifient leurs rivaux de mencheviks (minoritaires)
Pendant la révolution de 1905, Lénine reste prudemment en exil. Il retourne en 1908 à Genève puis à Paris (où il vit 4 ans), à Cracovie, enfin à Berne. Pendant ce temps, son parti pratique des «expropriations» comme celle de Tiflis, en 1907, chef-d'oeuvre de Staline. Les bolcheviques se rendent maîtres aussi dans les détournements d'héritage.
Coup de main opportun des Allemands
Les désespoirs nés de la Grande Guerre et les faiblesses de la démocratie russe issue de la Révolution de Février vont permettre à Lénine de réaliser l'ambition de sa vie : prendre le pouvoir en Russie
Le 27 mars 1917, en pleine guerre mondiale, les Allemands prêtent leur concours à Lénine en exil en Suisse. Ils affrètent un train blindé et assurent son transit et celui de ses compagnons vers la Russie. Ils ont l'espoir que les bolcheviques déstabiliseront le gouvernement démocratique, lequel s'entête à poursuivre la guerre contre eux.

Leurs espoirs se réaliseront au-delà de toute mesure... Lénine, à son arrivée à Petrograd, le 16 avril, reçoit de ses militants un accueil triomphal. Il publie son programme d'action : paix immédiate, le pouvoir aux soviets, les usines aux ouvriers, la terre aux paysans. Ces thèses d'Avril troublent les bolcheviques par leur radicalisme mais qu'à cela ne tienne, elles rencontrent l'adhésion des soldats et des paysans, excédés par une guerre sans issue qui a déjà coûté la vie à 2,5 millions de Russes.
Après les émeutes des 3 au 5 juillet, la situation se corse. L'influent leader socialiste Alexandre Kerenski devient Premier ministre et chef du gouvernement provisoire en remplacement du prince Lvov. Pour prévenir la subversion bolchevique, il ordonne l'arrestation de Lénine qui s'enfuit sans attendre en Finlande. Mais un conflit entre le Premier ministre et le commandant en chef Lavr Kornilov conduit celui-ci, le 9 septembre, à tenter un putsch. Ses troupes se débandent et Kerenski reste maître de la situation... mais seul ! Il est désormais obligé de nouer une alliance tactique avec les bolcheviques pour préserver la République d'une dictature militaire.
Révolution et terreur
Lénine, toujours en Finlande, juge la situation mûre pour intervenir. Ce sera le coup d'État du 6 novembre, aussi appelé Révolution d'Octobre. Sitôt après sa prise de pouvoir, Lénine met en place les instruments de la dictature. Lui-même en appelle à «débarrasser la terre russe de tous les insectes nuisibles»... «Ici, on mettra en prison une dizaine de riches, une douzaine de filous, une demi-douzaine d'ouvriers qui tirent au flanc. (...) Ailleurs, on les munira d'une carte jaune, afin que le peuple entier puisse surveiller ces gens malfaisants. (...) Ou encore, on fusillera sur place un individu sur dix coupables de parasitisme» (Comment organiser l'émulation, décembre 1918, cité par Jan Krauze, in Le Monde, 6 novembre 2007). Le 30 août 1918, au cours de la visite d'une usine, le chef de la Révolution est victime d'un attentat. L'auteur en est une militante socialiste-révolutionnaire (gauche démocratique) : Dora Kaplan. Grièvement blessé, Lénine se rétablit de façon quasi-miraculeuse mais son obsession de la contre-révolution n'en sort que plus grande. Il prend prétexte de l'attentat pour interdire le dernier parti d'opposition aux bolcheviques. Les S-R sont dès lors pourchassés par la Tchéka (police politique). La terreur de masse est institutionnalisée par le décret «Sur la terreur rouge», daté du 5 septembre 1918. La suite est une longue descente aux enfers : guerre civile, famines, camps de travail, exécutions sommaires.... L'horizon s'éclaircit en mars 1921, avec l'institution de la Nouvelle Politique Economique (NEP) qui insuffle un peu de liberté dans l'économie et la société russes.
Une succession très disputée
Lénine doit progressivement lâcher les commandes quelques mois plus tard, après une première attaque d'apoplexie, le 26 mai 1922. Le maître d'oeuvre de la révolution bolchevique renonce peu à peu à l'exercice du pouvoir. Il meurt dans sa maison de Gorki le 21 janvier 1924. Il a 53 ans. Dès la maladie de leur chef, les hiérarques communistes se sont disputé la succession. C'est finalement l'opportuniste Staline qui l'emporte grâce à sa position clé au secrétariat général du parti. Il se rallie à la NEP (Nouvelle Politique économique) et autorise une libéralisation de l'économie et de l'expression politique et artistique.
Son principal opposant, Trotski, prône la poursuite de la terreur révolutionnaire. Bien qu'étant le plus populaire (et le plus intelligent) des leaders bolcheviques postulant à la succession de Lénine, il est habilement mis sur la touche par Staline et bientôt obligé de fuir.
André Larané. http://www.herodote.net/

6 octobre : la culture carolingienne

L'homme qui meurt le 6 octobre 877 dans un hameau de la Maurienne, au pied du Mont Cenis, illustre fort bien l'imbécillité du cliché qui voudrait que le Moyen Age eût été une période d'obscurantisme. Petit-fils de Charlemagne, Charles le Chauve a allié en effet un goût personnel pour la vie de l'esprit et une politique de mécénat digne des grands princes de la Renaissance.
C'est d'ailleurs l'expression imagée de "Renaissance carolingienne", forgée en 1839 par J.J. Ampère, qu'ont volontiers utilisée nombre d'historiens pour désigner le vaste mouvement intellectuel qui a été impulsé et protégé par plusieurs souverains du IXe siècle. Cette "Renaissance", née à la cour d'Aix-la-Chapelle, grâce aux beaux esprits dont Charlemagne, par souci de prestige, avait voulu s'entourer, a connu son plein essor deux générations plus tard.
Le règne de Charles le Chauve a connu des débuts chaotiques où la force des armes et les subtilités de la diplomatie tenaient plus de place que le culte des lettres. Il lui a fallu en effet se tailler sa place au soleil lorsque la mort du père, Louis le Pieux (840), a laissé face à face des héritiers vite devenus des concurrents pour se partager l'empire fondé par le grand-père Charles. Allié à Louis le Germanique contre leur frère Lothaire, Charles le Chauve obtient au partage de Verdun en 843 cette partie occidentale de l'empire carolingien qui va s'appeler un jour la France. Il lui faut se battre, bec et ongles, pour s'imposer aux grandes familles du Toulousain, de la Septimanie, d'Auvergne. S'appuyant sur une partie de l'aristocratie laïque et ecclésiastique (dont le précieux prélat Hinemar de Reims), Charles réussit à réunifier, pour peu de temps, le monde carolingien en se faisant couronner empereur à Rome, le jour de la Noël de 875, par le pape Jean VIII.
Ce n'est pas cette réussite politique, éphémère, qui justifie la gloire de Charles le Chauve mais bien plutôt son œuvre culturelle. Œuvre qui s'exprime à travers des gestes de générosité au moment de son couronnement, il offre au pape le trône dit de saint Pierre, toujours conservé au Vatican, et la Bible de Saint-Paul-hors-les-murs (ce célèbre manuscrit, commandé par Charles au scriptorium de Saint-Denis, a fait l'objet d'un fac-similé réalisé en 1993, en Italie ... pour un prix de vingt-huit millions de lires).
Dans un monde où l'écrit est rare (la culture germanique est de tradition orale), Charles veut que soit fixé sur parchemin, pour la postérité, le sens de son action : fier de ses racines, il fait composer un poème sur ses ancêtres et, pour marquer la continuité de sa lignée (il a eu quatorze enfants connus), il demande à son cousin Nithard, abbé laïc de Saint-Riquier, « de fixer par écrit pour la postérité le récit des événements de son temps ». Cette source nous est aujourd'hui précieuse.
Un diacre napolitain, Paul, offre à Charles un récit de la conversion de Théophile qui introduit en Occident les premiers éléments de la légende de Faust. Mais le principal titre de gloire de Charles, au plan intellectuel, est d'avoir protégé avec constance et efficacité un Irlandais, Jean Scot Erigène, « le lettré le plus savant et le plus original de son époque » (pierre Riché). Une originalité qui allait loin puisque Scot est l'auteur du Periphyseon, « la première grande synthèse métaphysique de l'Occident ». que l'Eglise considérait comme hérétique puisque ce traité tait un véritable acte de foi panthéiste.
P V National Hebdo du 1er au 7 octobre 2007

jeudi 14 mai 2009

27 septembre 1805 l'Empereur-Soldat

En ce 27 septembre 1805 la pluie tombe à torrents sur le Rhin. Il est cinq heures du matin. Le pont de Kehl est ébranlé par la marche d'une troupe d'où monte de temps en temps, porté par les accents de toutes les régions de France, le cri de "Vive l'Empereur !". Il fait froid et les rafales de vent semblent unir en un même tourbillon l'eau qui tombe des nuages bas et celle qui monte du fleuve, sous forme de brouillards pénétrants : Impavide, Napoléon regarde passer devant lui les hommes de sa garde, dont les bonnets à poil, en peau d'ours, défient la colère du ciel. Les hommes marchent d'un bon pas. Il s'agit de tenir la cadence fixée par l'Empereur à sa grande Armée : 3,9 kilomètres à l'heure, quelles que soient les intempéries.
Max Gallo, auteur d'un Napoléon qui ne manque pas d'intérêt (4 volumes, Robert Laffont), décrit la scène : « Napoléon se tient droit sur son cheval. Il ne sent pas la pluie qui glisse sur le chapeau déjà imbibé d'eau, déformé, et sur la redingote devenue lourde. C'est ainsi qu'on commande aux hommes qui vont mourir, en demeurant à leur côté. Il reste sur le pont, immobile plusieurs heures durant. Il faut qu'on le voie, que chaque soldat sache que l'Empereur était là. Et qu'il va conduire la campagne. »
Fantastique coup de poker. Après la rupture de la paix d'Amiens par l'Angleterre, qui refusait d'évacuer Malte - clef de la route méditerranéenne vers l'Egypte - Napoléon avait repris à son compte le projet déjà agité sous le Directoire : débarquer en Angleterre. En 1798, la tentative menée en Irlande par le général Humbert, qui misait sur le vieil antagoniste anglo-irlandais, avait échoué faute de moyens. Napoléon veut frapper de façon plus directe : débarquer à Douvres avec deux cent mille hommes puis marcher sur Londres. Pour cela, il faut avoir la maîtrise de la Manche pendant une dizaine d'heures. Donc éloigner le gros de cette flotte de guerre qui est la force de l'Angleterre.
C'est la mission assignée aux amiraux Ganteaume (escadre de Brest) et Villeneuve (escadre de Toulon) : faire voile vers les Antilles, où ils seront rejoints par les navires français venus de Rochefort et par les alliés espagnols de Cadix et de Ferrol, pour attirer derrière eux les Anglais inquiets de ces mouvements. Mais le rendez-vous antillais est manqué par manque de coordination. De plus les Anglais ne sont pas dupes et leur amirauté sait bien que tout va se jouer en Manche : « Si l'ennemi est maître du canal, l'Angleterre est perdue. »
Napoléon a beaucoup misé sur l'invasion de l'Angleterre. Il a réuni au camp de Boulogne la meilleure armée du monde, la sienne. Il a participé lui-même aux manœuvres d'embarquement sur les canonnières en prenant tous les risques face à une mer difficile. Il sait qu'on peut tout demander à des hommes lorsqu'on risque tout soi-même, avec eux et comme eux. Mais, lorsqu'il apprend que Villeneuve s'est réfugié à Cadix, Napoléon laisse parler son génie : il renverse toute sa stratégie pour faire face aux Autrichiens et aux Russes qui, dopés par l'or anglais, mobilisent contre lui. Et il lance vers l'Est son armée, à marches forcées. Il faut frapper comme la foudre. « Soldats, dit l'ordre du jour du 30 septembre, votre Empereur est au milieu de vous. »
Deux mois plus tard, ce sera Austerlitz.
P. V National Hebdo du 24 au 30 septembre 1998

lundi 11 mai 2009

9 septembre 1917 : les partisans blancs

L'abdication du tsar Nicolas II, le 2 mars 1917, a sonné le glas de la vieille et sainte Russie. Le dernier des Romanov se sentait abandonné de tous. Le soir de son abdication, il note sur son carnet : « Il n'y a que trahison, lâcheté et fourberie autour de moi ». Comment ne pas désespérer lorsqu'il voit son propre aide de camp, le baron Nolde, découdre lui-même le N brodé sur sa tunique, comme si la simple initiale du souverain déchu pouvait le compromettre aux yeux des nouveaux maîtres de l'heure, ces sociaux-démocrates qui, comme tous ceux de leur espèce, sont souvent plus bêtes que méchants... à la différence des bolcheviks qui, eux, préparent déjà leur heure alors que s'installe un gouvernement provisoire qui a tout pour rassurer les bourgeois, qu'ils soient russes ou occidentaux. L'''homme fort" de ce gouvernement, Kérenski, a tout pour plaire à la bourgeoisie puisqu'il en est lui-même la vivante illustration. Le général Wrangel est consterné : « C'est la fin, c'est l'anarchie ». Mais au sein de l'armée l'attentisme domine. Tandis qu'un jeune lieutenant russe prisonnier des Allemands confie à ses compagnons de captivité : « Le vêtement qui convient à la Russie, c'est le despotisme ». Il s'appelle Toukhatchevski. Il est le futur chef de l'armée rouge.
Le soviet de Pétrograd donne le ton du bras de fer qui s'engage entre le gouvernement provisoire et les rouges : il décrète l'installation, dans toutes les unités de l'armée, de soviets qui exerceront désormais le pouvoir, les officiers étant réduits à un rôle de figuration... lorsqu'il ne sont pas purement et simplement massacrés, souvent dans d'horribles conditions. Déboussolés, trop heureux de sauver leur peau, beaucoup d'officiers abdiquent et subissent. D'autres vont tenter de sauver ce qui peut l'être.
C'est le cas du général Kornilov. Cosaque du Turkestan, il a derrière lui une brillante carrière et, jugeant le régime tsariste vermoulu, a accueilli la révolution avec sympathie. Il a été du coup nommé gouverneur de Pétrograd par la Douma. Démissionnaire de ce poste après avoir vainement tenté de rétablir la discipline, il est nommé au commandement de la VIIIe armée, où il fait fusiller déserteurs et mutins. Attitude devenue rarissime ... En juillet 1917, il est désigné comme commandant en chef des armées russes... ou de ce qu'il en reste. Mais son attitude énergique inquiète Kérenski, qui voit en lui un rival. Il lui reproche de faire marcher sur Pétrograd, pour rétablir l'ordre, les cosaques de la Division sauvage et, le 13 août, prononce sa destitution. Arrêté, Kornilov est interné tandis qu'une épuration féroce décapite l'armée russe (dans le seul mois de septembre 1917, 40 000 officiers sont chassés de l'armée ou démissionnent). Le nouveau chef d'état-major général, Doukhonine, est si écœuré par la détérioration accélérée de la situation qu'il facilite l'évasion de Kornilov. Celle-ci est d'autant plus facile qu'il est censé être sous la surveillance de cosaques du Tek... qui lui sont en fait totalement dévoués. Evadé en compagnie de Dénikine, Kornilov rejoint la capitale du Don. Là, il lance un appel aux volontaires pour créer une armée antibolchevique. Les "gardes blancs" sont peu nombreux. Mais grâce au charisme de Kornilov, qui se présente lui-même comme le "fils d'un paysan-cosaque", ils rallient de nouveaux volontaires. Un régiment de choc est formé, qui porte comme emblème la tête de mort. Signe prémonitoire pour Kornilov, tué au combat le 1er avril 1918.
P V National Hebdo du 3 au 9 septembre 1998
Pour approfondir : Dominique Venner, Les Blancs et les Rouges, Pygmalion, 1997.

vendredi 8 mai 2009

10 août 1792 : fidélité suisse

A la fin du Moyen Age, la réputation militaire des Suisses n'est plus à faire. Dès la victoire fondatrice de Morgarten (1315), remportée par les rudes montagnards des cantons d'Uri, Schwyz et Untervalden sur les chevaliers du duc Léopold d'Autriche, il est clair qu'est née une force militaire avec laquelle il va falloir compter. En 1386, trois mille chevaliers lorrains en font à leur tour la cuisante expérience à la bataille de Sempach. La Ligue helvétique, organisée en confédération, dispose d'une infanterie redoutable : porteurs de piques de 6 mètres, fixées en terre obliquement et bloquées avec le pied ; les Suisses forment des hérissons sur lesquels viennent s'enferrer les charges de cavalerie. Organisation méthodique : les piquiers sont groupés en forts carrés d'un millier d'hommes, les batailles, constituées selon la parenté et la commune ; chaque bataille est commandée par un hauptmann ("capitaine") ; l'unité de base, d'une centaine de combattants, est commandée par un venner ("enseigne"). « Solides comme des tours et pourtant capables de manœuvrer » (B. Chevalier), les bataillons suisses battent le duc de Bourgogne Charles le Téméraire à Grandson et à Morat.
En France, Louis XI a pu apprécier ces Suisses qu'il a combattus et qui sont ensuite devenus ses alliés. C'est pourquoi il engage à son service, en 1481, des hallebardiers qui vont constituer la compagnie des Cent-Suisses de la garde du roi. Il charge par ailleurs Guillaume de Diesbach d'organiser son infanterie, au moment où naît, après les premières initiatives de Charles VII, la première armée royale permanente.
Au sein de la Maison du roi, largement développée au XVIIe siècle par Louis XIV, les Cent-Suisses appartiennent à la « Garde du dedans » affectée au service intérieur des résidences royales. La « Garde du dehors », elle, est chargée, comme son nom l'indique, de la protection extérieure des bâtiments. Outre des unités de cavalerie, on y trouve deux régiments d'infanterie, dont l'un est constitué de gardes suisses. Créés par Charles IX en 1573, les gardes suisses ont été organisés en régiment par Louis XIII en 1616. Ils portent l'uniforme rouge rehaussé de bleu et reçoivent une solde double. Soldats aguerris et fiers de leurs traditions, les gardes suisses vont avoir avec la Révolution l'occasion de prouver ce que représentent pour, eux les mots honneur et fidélité.
A l'été de 1792, le climat est très lourd à Paris. Le 29 juillet, lors d'une séance tendue au club des Jacobins, Robespierre a réclamé la suspension du roi, nécessaire préalable de l'élection d'une Convention nationale. Le duc de Brunswick, chef des armées autrichienne et prussienne coalisées contre la France, fait ce qu'il ne fallait pas faire, en menaçant dans un manifeste les Parisiens de destruction totale « s'il est fait le moindre outrage à leurs Majestés, le roi, la reine et la famille royale ». Le 9 août au soir l'émeute gronde dans Paris. Les sections révolutionnaires cernent les Tuileries. Réveillé,le roi ne sait pas encourager ses défenseurs par des mots et une attitude appropriés à la gravité du moment. Il se laisse convaincre par Roederer, procureur-syndic de Paris, d'aller se réfugier avec sa famille au Manège, où siège l'Assemblée.
Au matin, les Tuileries sont investies et les Suisses tirent. Le roi se laisse convaincre par les députés de leur envoyer l'ordre écrit de cesser le feu et de regagner leurs casernes. « Ils obéirent, écrit Jean Tulard, mais comme ils opéraient leur mouvement, ils furent cernés et massacrés dans des conditions ignobles par les émeutiers. Un déferlement de violence secoua la foule des envahisseurs, une fois le danger passé : gentilshommes comme Clermont-Tonnerre ou d'Hallouville, journalistes à l'exemple de Suleau, ou simples domestiques connurent un sort funeste. Il y aurait eu 800 morts. La Terreur était lancée. »
P.V National Hebdo du 6 au 12 août 1998

mardi 5 mai 2009

12 juillet 1790 : l'Eglise et l'Etat

Dans la longue et chaotique histoire des rapports entre l'Eglise et l'Etat, en France, le 12 juillet 1790 est une date importante. Ce jour-là, en effet, l'Assemblée constituante vote la Constitution civile du clergé, en discussion depuis le 29 mai.
Présentée alors par l'abbé Grégoire et deux avocats, Treilhard et Camus, ce dernier chargé jusqu'alors de défendre devant les tribunaux les intérêts du clergé de France, cette Constitution se veut d'inspiration gallicane. En cela, elle perpétue une tradition très ancrée sous la monarchie, depuis le Moyen Age. Mais, au-delà de cette volonté d'indépendance à l'égard de Rome, elle met en cause la place et le rôle du clergé dans le fonctionnement du corps social. L'Eglise revendiquait en effet, depuis la fin du V siècle, un rôle de tutrice dans l'organisation de la société. Au début du XIe siècle, un prélat, Adalbéron de Laon, expliquait au roi de France, dans un texte célèbre, qu'une société harmonieuse devait être divisée en trois catégories d'individus, les Oratores ("ceux qui prient"), les bellatores ("ceux qui combattent") et les laboratores ("ceux qui travaillent"). Ce classement hiérarchique donnant, bien sûr, le premier rôle aux hommes de prière, qui incarnent de ce fait la fonction dite de souveraineté dans la tradition indo-européenne.
La Constitution civile du clergé inverse la situation puisqu'elle établit que les archevêques, évêques et curés désormais élus par les citoyens (l'investiture canonique étant donnée aux curés par l'évêque, aux évêques par l'archevêque) doivent, avant d'entrer en fonction, prêter serment de fidélité à la nation, au roi et à la Constitution. Le roi, après de longues hésitations, devait donner son aval le 24 août à cette décision, récusée par contre et dénoncée, très logiquement, par deux brefs pontificaux au printemps 1791.
En adoptant la Constitution civile du clergé, l'Assemblée constituante ajoute une pierre, décisive, à un édifice anticlérical déjà bien en place : il s'agit de récupérer l'énorme fortune que contrôle le clergé pour combler, au moins en partie, un inquiétant gouffre budgétaire, mais cette mesure a été préparée, dès novembre 1789, par la transformation en biens nationaux des propriétés du clergé, désormais mises à la disposition de la nation.
Par ailleurs, le 13 février 1790, la Constituante a décidé la suppression de certains ordres religieux, affirmant de façon vexatoire qu'ils sont constitués de « fainéants qui passent leur temps à prier ».
Principal inspirateur de la Constitution civile du clergé, l'abbé Grégoire, ancien élève des jésuites, est un fervent partisan de la tolérance, comme il l'a manifesté dans son Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs, couronné en 1788 par la Société royale de Metz. Pourtant, la Constitution civile va être source de drames : l'obligation légale du serment de fidélité à la nation crée très vite un fossé infranchissable entre prêtres constitutionnels ou jureurs et prêtres réfractaires ou insermentés. Parmi les évêques, seuls sept acceptent de prêter le serment et beaucoup de prêtres (80 % dans l'Ouest) s'y refusent. Au clivage politique qui sépare révolutionnaires et contre-révolutionnaires s'ajoute désormais un clivage religieux. Un long et douloureux conflit commence, qui ne sera apaisé que par Napoléon.
P V National Hebdo du 9 au 15 juillet 1998

lundi 4 mai 2009

A propos des racines de l'Europe

L'histoire des racines européennes repose sur les relations entre deux entités l'Occident, de l'Atlantique aux Balkans, l'immense empire romain d'Orient à Constantinople, du Danube aux confins de la Perse, englobant Grèce, Macédoine, ouest de la Turquie, Liban, Palestine, Égypte.
L'empire romain d'Orient vécut toujours dans l'univers philosophique et scientifique hérité de la Grèce antique, un héritage qu'il ne cessa de diffuser dans toutes les régions occidentales fortement hellénisées : Sicile, Italie du sud, Exarchat de Ravenne. Or c'est de cette aire de culture hellénistique que se diffusa le christianisme. Les premiers courants de cette transmission, dès les premiers siècles, furent le fait de Chrétiens orientaux : Nestoriens, Jacobites Melkites, Philosophes, médecins, scientifiques à la fois, formés à l'École d'Alexandrie, tous traducteurs, du grec en syriaque (ou copte), des textes du savoir antique (Aristote, Platon, Galien, Hippocrate ... ), puis des Pères de l'Eglise grecque, incorporant la méthode dialectique grecque à la pensée néoplatonicienne puis à l'affirmation de la foi chrétienne. La fondation, au milieu du VIIIe siècle, à Bagdad, d'un immense empire musulman, assura la pérennité des Nestoriens. Médecins des califes (jusqu'au XIIIe siècle), ils fondent des hôpitaux sur le modèle du noso-komion antique, et transmettent aux Musulmans le savoir grec qu'ils traduisent alors en arabe. Peu à peu arabisés et toujours chrétiens, leurs plus grandes figures furent Hunaynibn-Ishaq, philosophe, historien et médecin du calife, Stéphanos d'Athènes, philosophe, astronome, médecin du roi de Perse, Abu- Sahal- al Masihi, qui fut le maître d'Avicenne, Alexandre de tralles et son frère Anthomios, architecte de l'église Sainte-Sophie, et le grand théologien Jean Damascène. Tels furent donc les intermédiaires entre le monde savant grec et les conquérants musulmans. Après la conquête de l'Espagne par ces derniers (711), les Mozarabes (Chrétiens sous domination) traduiront les textes antiques en arabe et en latin. En outre, Byzance ne cessera d'envoyer à Cordoue des moines savants traducteurs.
En Occident, toutes les élites intellectuelles parlent grec. A Rome, dès le IIIe siècle on traduit et commente Aristote et Platon dans une pensée néoplatonicienne, puis chrétienne, autour de Plotin (élève d'Ammonius), Porphyre, Macrobe, Théocrite, tous de langues grecque et latine. La circulation continuelle des hommes et des idées entre Byzance et l'Occident firent pénétrer, dans le cadre biblique, l'essentiel de la pensée antique. Aux VI-VIIe siècles, Martianus Capella y fonda le cadre de l'enseignement médiéval. Boèce (consul du roi Théodoric) fut le plus grand traducteur et commentateur des sciences et de la philosophie grecques. Cassiodore, préfet du même Théodoric, établira, à Vivarium, les règles des études monastiques, sacrées et profanes. La plus grande figure fut le pape Grégoire le Grand qui, parfait connaisseur de la langue grecque, fut envoyé par son prédécesseur à Byzance, comme apocrisiaire auprès de l'empereur. En Espagne, Isidore de Séville, grammairien, ébaucha la classification des connaissances antiques. A partir du VII-VIIIe siècle cette diffusion s'intensifie en Occident où affluent les Chrétiens levantins fuyant les persécutions perses, arabes et byzantines (querelle de l'iconoclasme). C'est la grande époque des moines missionnaires orientaux qui évangélisèrent l'Europe du nord, y transmettant la connaissance du grec. Entre Byzance et les cours occidentales se multiplient les échanges d'ambassade et de manuscrits. A la cour de Pépin le Bref, de Charlemagne, de Louis le Pieux, on connaît le grec. Sous Charles le Chauve, l'Irlandais Jean Scot Erigène, brillant helléniste, fit connaître à l'Occident « le nectar sacré des Grecs ». À la cour pontificale l'hellénisme est omniprésent, et dès le début du IXe siècle, dans toutes les grandes églises de la Gaule, on trouve des manuscrits grecs et la liturgie est chantée en grec. En Germanie, à la cour d'Othon Ier, Liutprand de Crémone est ambassadeur à Byzance; sous Othon II, dont l'épouse, Théophano, était une princesse byzantine, et sous Othon III, la cour s'entoure d'une élite d'hellénistes brillants, de même que dans les grandes églises de l'empire. En Italie du sud, de l'École de Salerne, de nombreux textes médicaux circulent en France, dans des traductions bien antérieures aux premières traductions arabes. La chancellerie des rois normands expédie ses actes en grec, arabe, latin et normand. À Rome, on spolie les monuments antiques, on fait venir des artistes de Byzance et les cérémonies pontificales s'inspirent de celles de la cour byzantine. Les textes grecs et antiques circulaient déjà en Angleterre et dans le nord de la France, bien avant les traductions des Musulmans d'Espagne. L'axe de l'Europe s'était déplacé vers le nord.
Il est incontestable que les savants musulmans Abbassides promurent ensuite, en leur temps et à leur tour, sur la base des traductions chrétiennes (syriaques, arabes latines) la tradition grecque dans les disciplines essentiellement scientifiques : celles qui ne mettaient pas en question le Coran, et seulement dans leur propre langue, l'arabe étant « la langue de Dieu ». Les deux figures emblématiques furent Avicenne (XIe siècle), Persan, formé par un maître arabe chrétien, de pensée augustinienne, et Averroès (2° partie du XIIe siècle), philosophe de l'aristotélisme rationaliste, juriste de profession et fidèle au Coran, qui prêcha à Cordoue le Djihad contre les chrétiens, et dont les thèses provoquèrent de profondes querelles doctrinales au XIIIe siècle. On ne peut donc en aucun cas considérer qu'ils aient de quelque façon contribué à la constitution des racines de l'Europe, lesquelles sont grecques, latines, chrétiennes.
Francine Passagri Universitaire médiéviste : AU FRONT avril 2009