mardi 3 août 2010

La double vie du Dr Fuchs qui livra à l’U.R.S.S., les secrets de la bombe atomique (1ère partie)

Dans la guerre secrète de renseignements que se livrent les États-Unis et l'U.R.S.S. et dont la capture de l'avion U-2 au-dessus de la Russie a été l'épisode le plus spectaculaire, le cas du Dr Fuchs reste sans doute le plus tragique. En livrant les secrets de la bombe atomique qu'il pouvait connaître du fait de sa situation dans les laboratoires américains et anglais, ce savant allemand naturalisé anglais a fait perdre plus qu'une grande bataille aux Alliés. Tandis qu'il travaillait au Centre de recherches d'Harwell, les soupçons finirent par se porter sur lui.

La fin de 1948 approchait. Fuchs commençait à douter de l'U.R.S.S. en même temps qu'il prenait conscience de son attachement pour le centre atomique d'Harwell. Il lui répugnait de tromper les amis qu'il y comptait. Et c'est dans cet esprit qu'il résolut, non pas de rompre brutalement avec les Russes, mais de leur communiquer de moins en moins de renseignements.

Une pierre ou une balle

Fuchs s'est expliqué lui-même sur ce sujet :

« J'employai ma philosophie marxiste à diviser mon esprit en deux compartiments : l'un me laissant libre de me faire des amis, l'autre me rendant entièrement indépendant des influences environnantes de la société. Quand j'y repense maintenant, je crois que l'on ne peut mieux exprimer cela que sous le terme de schizophrénie contrôlée…

« Au lendemain de la guerre, je commençai à avoir des doutes sur la sagesse de la politique soviétique. Je gardais la conviction que ceux-ci, le gouvernement de Moscou et le parti, construisaient un monde nouveau, qu'un jour j'y aurais ma part et qu'alors je leur signalerais leurs erreurs. J'ai manqué un rendez-vous parce que j'étais malade ; puis, délibérément, je décidai de ne pas me rendre au suivant. »

Ainsi, en 1948, quelque dix ans trop tard, Fuchs éprouvait ses premiers scrupules envers ses amis. N'avait-il pas contracté une dette envers eux, même si cette dette devait se trouver en conflit avec sa conception d'un monde parfait ?

Il pensait aussi à tout le travail qui lui restait à accomplir. Enfin, on peut dans une certaine mesure, expliquer ses désirs de loyauté à l'égard de l'Angleterre, ne serait-ce que parce qu'il avait accepté son hospitalité.

Un incident, qui eut lieu au mois d'août 1948, alors qu'il tapait à la machine des informations destinées aux Russes, révèle l'état de tension nerveuse dans lequel il se trouvait. Un certain Mr S. Duke, de Harwell, avait assisté à une réunion de la Compagnie générale d'électricité, à Wembley, dans la banlieue londonienne, avec Fuchs et un ou deux collègues.

Lorsque la séance fut levée. Duke proposa de reconduire quelqu'un dans sa voiture. Fuchs accepta et s'installa devant, à côté de Duke. Comme ils arrivaient sur un pont, entre Gerard's Cross et Beaconsfield, sur la route d'Oxford, un objet vint heurter violemment le pare-brise, étoilant la vitre et la rendant opaque.

La visibilité étant nulle, Duke acheva de briser le pare-brise et freina. Blême de peur, Fuchs glissa de son siège sur le plancher de l'automobile.

Lorsque la voiture s'arrêta, Fuchs demeura accroupi et refusa de descendre avant l'arrivée d'autres automobilistes. Duke pensait qu'une balle d'un chasseur était venue ricocher sur le véhicule, à moins qu'il ne s'agit d'une pierre lancée par la fronde d'un gamin.

Ces explications ne rassurèrent pas Fuchs pour autant, et le voyage se poursuivit dans l'angoisse tandis que tombait une pluie torrentielle. Il paraissait inconcevable que quelqu'un ait voulu attenter à sa vie ce jour-là ! Il n'avait pas pris place dans sa propre voiture et c'est tout à fait par hasard qu'il avait accepté l'offre de son collègue ; en outre, il existait d'autre routes entre Harwell et Wembley. Mais, à dater de ce jour, il fut obsédé par l'idée d'un attentat et perdit ce qui jusqu'ici avait été l'une de ses principales qualités : la maîtrise de soi.

Il retomba malade, et ne put se présenter à l'un des rendez-vous londoniens avec l'émissaire soviétique. Mrs Skinner le soigna chez elle, à Harwell. Il traversa alors une période de dépression, restant des journées sans manger ni boire, les yeux rivés aux murs de sa chambre. Lorsqu'il se rétablit enfin, il était fermement décidé à rompre tout contact avec les Russes. Il n'avouerait pas, certes, mais il se consacrerait désormais entièrement à Harwell, à son travail, à ses amis ; les Soviets n'auraient qu'à se débrouiller sans lui.

Une enquête discrète

Fuchs eût peut-être pu passer son existence sans que sa trahison fût jamais découverte. Mais il était trop tard. Une enquête suivait son cours depuis l'été 1949. Et, le 23 septembre, le président Truman laissa entendre, dans une proclamation qu'il fit à Washington, que les traîtres ne sauraient dormir tranquilles pendant les mois qui allaient suivre : la première bombe atomique russe venait d'exploser.

Lorsque le gouvernement britannique créa un centre de recherches atomiques à Harwell, en 1946, un officier fut chargé spécialement du service de sécurité : le lieutenant-colonel Henry Arnold, qui arriva à Harwell quelques semaines après le retour de Fuchs des États-Unis. Dans l'un de ses premiers rapports au M.I.S. (1), Arnold attira l'attention sur la présence de Fuchs parmi le personnel et sur le fait qu'il était Allemand, naturalisé en temps de guerre.

Pendant cinq mois, une enquête discrète fut ouverte à l'insu de Fuchs sans récolter autre chose que le rapport de la Gestapo remis par le consul allemand de Bristol douze ans auparavant. C'était l'époque où Fuchs, revenu d'Amérique, n'avait pas encore pris contact avec le réseau d'espionnage russe. Si l'enquête avait commencé un mois ou deux plus tard, il aurait pu se faire prendre au moment où il rencontrait l'émissaire soviétique.

En 1949, au cours de l'été, des indices encore peu précis donnèrent à penser aux Américains que l'U.R.S.S. avait obtenu des renseignements sur la bombe A. Selon certaines informations le traître était un savant anglais.

Ces indications furent transmises à Londres par le F.B.I. (2) et, quoique Fuchs n'eut pas été le seul Britannique à faire partie du voyage aux États-Unis, l'enquête le concernant fut reprise aussitôt.

On devait procéder avec la plus grande discrétion, les preuves n'étant pas assez solides pour motiver son arrestation ; D'autre part, il ne fallait pas éveiller ses soupçons lorsqu'il ferait l'objet d'une étroite surveillance : il pourrait sentir le danger, alerter ses «contacts» et quitter le pays. Mais il se révélait urgent de l'interroger discrètement. Lui-même en donna l'occasion.

Fuchs demanda un jour conseil au lieutenant-colonel Arnold sur une affaire personnelle.

Il avait appris que le Dr Emil Fuchs, son père, qui vivait en zone américaine d'Allemagne, avait accepté un poste de professeur de théologie à l'université de Leipzig, en zone russe. Il craignait que la situation de savant à Harwell ne lui créât des ennuis. Devait-il donner sa démission ?

À cette question, Arnold répondit par une autre. Que ferait Fuchs si les Russes exerçaient une pression sur lui par l'entremise de son père ? Klaus Fuchs dit qu'il n'en savait rien…

Il était clair, pensait le lieutenant-colonel, que tant que durerait l'enquête, le savant devrait quitter Harwell sous un prétexte quelconque. On ne pouvait le laisser à ses travaux secrets tant qu'il serait soupçonné de trahison ; opération délicate, Fuchs se considérant comme l'un des pivots du centre atomique.

Sur ces entrefaites, des renseignements émanant du F.B.I. précisèrent les soupçons contre Fuchs qui, vers la fin décembre, fut soumis à un interrogatoire serré, officiellement motivé par le fait qu'il avait lui-même demandé conseil à Arnold à propos de la nomination de son père à Leipzig.

L'un des enquêteurs les plus habiles du Royaume-Uni, William James Skardon, fut chargé de mener cet interrogatoire délicat.

Scotland Yard interroge

Skardon avait déjà eu à s'occuper de traîtres. Il se rendit à Harwell le 21 décembre et eut une entrevue avec Fuchs dans le bureau d'Arnold. Celui-ci se retira et l'enquêteur engagea la conversation sur le père du savant.

Pendant plus d'une heure un quart, Fuchs parla de sa famille avec la plus grande franchise. Puis il révéla qu'en 1932, à Kiel, il avait donné son appui à un candidat communiste en l'absence d'un socialiste. C'est pour cette raison, expliqua-t-il, qu'il fut exclu du parti socialiste et entraîné dans le groupe communiste. Il rappela ensuite qu'il avait fait partie d'un comité pour la défense de la démocratie espagnole au temps de la guerre civile. Il évoqua ses années d'études avec le professeur Max Born, à Edimbourg, ses six mois d'internement au Canada, son voyage dans le Massachusetts, etc.

Skardon lui posa alors la question suivante :

- Êtes-vous entré en rapport avec un fonctionnaire russe ou un représentant du gouvernement soviétique pendant votre séjour à New-York ? Ne lui avez-vous pas donné de renseignements sur votre travail ?

Fuchs ouvrit la bouche de surprise, puis sourit imperceptiblement.

- Je ne crois pas, dit-il.

Skardon poursuivit :

- Je suis en possession d'informations précises selon lesquelles vous vous êtes rendu coupable d'espionnage au profit de l'Union Soviétique. Ainsi, lorsque vous vous trouviez à New-York, vous avez livré des renseignements concernant votre travail.

Fuchs secoua la tête, déclarant encore « qu'il ne croyait pas ». Skardon exprima alors l'opinion que, considérant la gravité du cas, la réponse lui paraissait plutôt ambiguë.

- Je ne comprends pas ; peut-être pourriez-vous me dire d'où provient ce témoignage ? Je n'ai rien fait de semblable, répliqua Fuchs.

À 13 h. 30 l'entrevue prit fin. Fuchs alla déjeuner seul.

Lorsque l'interrogatoire reprit, peu après 14 heures, Skardon confronta de nouveau Fuchs avec l'accusation d'espionnage que celui-ci persista à nier, déclarant qu'il n'existait aucune preuve. Mais, se voyant soupçonné, il sentait qu'il devait offrir sa démission de son poste à Harwell. Les deux hommes étaient demeurés en tout quatre heures ensemble, et Fuchs n'avait montré aucun signe de faiblesse. Skardon retourna à Londres.

Il n'avait gagné que peu de chose ; ce n'était pas suffisant pour arrêter Fuchs. La possibilité d'une erreur de personne subsistait. Si l'homme était coupable, il pourrait tenter de se donner la mort ou de s'enfuir d'Angleterre. Certains préconisaient l'arrestation immédiate. Skardon préférait attendre et prendre des risques.

En fait, il n'était pas encore sûr d'avoir affaire à un espion. D'autre part, si Fuchs était coupable, Skardon avait la conviction que celui-ci était en train de se débattre avec sa conscience et que, si on lui en laissait le temps, si on le manœuvrait avec habileté et prudence, il finirait par s'effondrer.

C'est pourquoi Skardon décida de laisser passer les vacances de Noël pour donner au Dr Fuchs le temps de la réflexion.

Fuchs cède : il dicte sa confession

Skardon se rendit de nouveau à Harwell le 30 décembre 1949. Fuchs persista dans ses dénégations. Une discussion sur ses déplacements aux États-Unis, en 1944, n'apporta rien de nouveau.

Le 10 janvier 1950, sir John Cockcroft, directeur du Centre de Harwell, fit remarquer à Fuchs qu'en considération du départ de son père pour la zone russe, il serait préférable pour tout le monde qu'il remît sa démission.

Trois jours plus tard, Skardon revenait à Harwell pour un nouvel entretien. Fuchs se rappelait-il l'adresse de son appartement de New- York en 1944 ? Il n'en était plus très sûr, mais il put situer approximativement l'endroit sur un plan : 77e rue Ouest, entre les avenues Colombus et Amsterdam.

Quand Skardon l'informa que le service de sécurité désirait hâter l'enquête sur l'intermède new-yorkais, Fuchs sembla se désintéresser de la question. Trois longs interrogatoires avaient ainsi conduit à une impasse.

Skardon avait insisté sur le fait que, une fois cette affaire réglée, on pourrait s'arranger pour qu'il poursuivît son travail. Mais la, tension devenait intolérable pour tous. Fuchs lui-même n'ignorait pas que, jusqu'à présent, le service de sécurité n'avait aucune idée de sa trahison.

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