jeudi 23 septembre 2010

La Russie médiévale (2/2) La domination tatare

À partir du XIIIe siècle commence la domination des Tatars. Elle durera jusqu’au XVIe siècle. Ces trois siècles n’ont pas été que négatifs pour la Russie qui a su bénéficier de certains apports de l’envahisseur. Et aujourd’hui, les Tatars sont encore présents sur le sol russe.
La Russie médiévale (2 sur 2)Au XIIIe siècle, s’ouvre une période longue de trois siècles au cours de laquelle la Russie subit le « joug tatar » ou mongol. En fait, les Tatar et les Mongols constituent deux peuples bien différents, notamment par leur langue. Ce sont les sources occidentales et russes qui les désignent, indifféremment, « Tatars » ou « Tartares ». Ces peuples vivaient en Mongolie orientale. En 1206, une assemblée de chefs de clans élit comme chef Gengis Khan, qui signifie « Seigneur Océan ». C’est lui qui, ayant rassemblé derrière lui Tatars et Mongols, conquiert un vaste empire qui s’étend de la Corée à l’Europe de l’est, en passant par la Chine, la Sibérie et l’Iran.

La conquête du pays russe par les Tatars
Les Mongols et les Tatars montent des petits chevaux rapides et endurants, sont capables de tirer à l’arc en restant en selle et se nourrissent de viande séchée, ce qui leur permet de parcourir de grandes distances car les moments d’approvisionnement sont rares. En outre, leur système élaboré de courrier leur fournit des communications rapides et efficaces.
C’est au XIIIe siècle qu’ils s’attaquent à l’Europe. Une première vague d’invasion s’abat sur la Russie en 1223 : le 31 mai, les princes russes sont écrasés. Mais les envahisseurs ne poussent pas plus loin leur avance et font demi-tour.
En 1227, Gengis Khan meurt. Deux ans plus tard, son successeur est élu. Il s’appelle Ogoday. Celui-ci confie à son neveu – qui est aussi le petit-fils de Gengis Khan –, Batu, la tâche de conquérir le pays russe. Il faut dire que ce dernier représente une proie facile pour le chef mongol : divisé par les querelles internes, chaque prince utilise, face aux envahisseurs, sa force armée à sa façon. Les armées russes ne sont donc jamais totalement utilisées contre les « Tatars ».
Batu lance son offensive en 1237 à partir de Riazan, qui tombe le 21 décembre. Vladimir est prise en février 1238 et ses défenseurs sont massacrés. Puis, Batu progresse vers le nord, jusqu’à cent kilomètres de Novgorod. Là, il prend la direction du sud. Un second assaut est lancé en 1239 : Tchernigov tombe le 18 octobre et d’autres villes sont à leur tour pillées et détruites. En 1240, Kiev est attaquée. Elle tombe en décembre. En 1241, toute la Kiévie est passée sous domination tatare, à l’exception de la principauté de Novgorod, qui reste indépendante. Batu continue jusqu’à l’Adriatique avant de retourner s’installer sur le cours inférieur de la Volga où il fonde la ville de Saraï (Saraj). Elle est la capitale de la Horde d’Or. La Horde d’Or désigne la zone de l’empire mongol située dans la steppe et d’où le khan – appelé tsar dans les sources russes – contrôle les principautés russes qui lui sont soumises. L’or rappelle la couleur jaune, couleur impériale du khan. Dans cette zone, les Tatars sont majoritaires. Désormais, les principautés russes sont les vassales de la Horde d’Or.
Cette domination, qui va durer plus de trois siècles, elle s’explique par trois facteurs. Le premier réside, nous l’avons vu, dans la supériorité militaire des Tatars. Il faut ajouter que les frontières orientales et méridionales de la Kiévie ont toujours été très poreuses. Le deuxième facteur est que la supériorité tatare a été acceptée par les princes eux-mêmes comme un éléments pouvant influer dans leurs luttes entre eux. Enfin, la dernière explication tient à la tolérance religieuse dont ont fait preuve les Tatars. Ces derniers, en effet, n’avaient pas de fois homogène : ils étaient chrétiens, musulmans, bouddhistes ou taoïstes. C’est seulement au XIVe siècle qu’ils s’islamisent véritablement.
La domination tatare revêt plusieurs caractères. Les Russes doivent verser un tribut, le vykhod, d’abord en fourrure, ensuite en argent. Ils sont contraints aussi de fournir des troupes auxiliaires et de payer des droits de passage sur les marchandises. Des corvées de transport et au service de poste, dans tout l’empire mongol, sont également exigées. Enfin, et surtout, les princes doivent se rendre périodiquement à Saraï pour chercher le jarlyk : le jarlyk est le privilège que possède le khan tatar de confirmer les princes russes dans leur pouvoir sur leurs terres et de décerner le titre de grand-prince de Vladimir. Ce n’est pas rien car c’est le grand-prince de Vladimir qui est chargé de collecter le tribut du aux Mongols. Il est donc, en quelque sorte, le « fermier général » du khan. Cette domination n’est pas toujours bien acceptée et aux XIIIe et XIVe siècles, plusieurs princes rebelles sont exécutés. À Kiev, à partir de 1249, c’est un gouverneur tatar qui détient l’autorité. Ainsi, l’ancienne principauté de Kiev est devenue en quelques années seulement la marche occidentale de l’immense empire eurasien mongol.

L’affirmation de Moscou
Les rivalités entre les princes, notamment pour obtenir le titre de grand-prince de Vladimir, entraîne donc des conflits entre pro et anti-Tatars. Ainsi, Alexandre Nevski, prince de Novgorod [1], se voit décerner ce titre en 1252 grâce au soutien des troupes tatares qui l’ont aidé à battre son frère. Alexandre s’est voulu réaliste : plutôt que de gaspiller des énergies dans une guerre sans espoir contre les envahisseurs, il a préféré se concilier les Tatars pour mieux défendre les intérêts de la Russie. Sa politique n’est bien sûr pas acceptée par tous les princes et il doit faire face à plusieurs révoltes, comme celles de Novgorod en 1255 et 1257, et celle, généralisée, de 1262. Il meurt le 14 novembre 1263.
Son fils cadet, Daniel, devient prince de Moscou. Il défend et agrandit son territoire face à ses autres frères et cousins. Il décède en 1303 et l’un de ses fils épouse une sœur du khan pour obtenir le titre de grand-prince en 1317. Après près d’un siècle d’affrontements avec leurs rivaux, les princes de Moscou réussissent à transmettre, de manière héréditaire non seulement la principauté de Moscou, mais encore le titre de grand-prince de Vladimir. Par ailleurs, ils exercent une tutelle sur Novgorod. C’est le début de l’affirmation de la maison moscovite. De plus, en 1328, le métropolite (chef de l’Église russe) a quitté Vladimir pour s’installer à Moscou : celle-ci est devenue le centre politique et religieux de la région.
L’un des princes de Moscou, Dmitri Donskoï, remporte une victoire contre les Tatars en 1380 à la bataille de Koulikovo, le « champ des bécasses », sur le Don – d’où le surnom de Dmitri. Cette victoire est, dans l’esprit de beaucoup de Russes, l’un des moments fondateurs de la nation. Or, en réalité, Dmitri a affronté un usurpateur tatar et deux ans plus tard il fuit devant le khan légitime et continue de payer le tribut. En outre, tous les princes russes n’ont pas participé à la bataille de Koulikovo.

Ivan III
C’est au XVe siècle que les princes de Moscou et l’Église russe deviennent ouvertement hostiles aux Tatars. C’est à cette époque que commence à se diffuser des textes évoquant la grande bataille de Koulikovo destiné à glorifier l’héroïsme des Russes contre l’occupant tatar. Le changement survient en 1419, à la mort du khan Edighey. Sa succession posant problème, la Horde d’Or est divisée en trois khanats : ceux de Kazan, d’Astrakhan et de Sibérie. Dès lors, les Russes vont jouer de ces divisions. Basile II, prince de Moscou de 1425 à 1462, voit des princes tatars passer à son service. Par exemple, le khanat de Kasimov, territoire octroyé à l’un d’eux par Basile, est vassal de Moscou.
Le fils de Basile II, Ivan III, qui règne de 1462 à 1505, élargit ses territoires. Il impose son autorité à Novgorod, annexe la plupart des pays russes du nord-est et prend le titre de « prince de toute la Russie ». Par ailleurs, en 1476, il refuse le tribut du aux Tatars et inflige à ceux-ci une lourde défaite en 1480. Ainsi, il affirme l’indépendance du nouvel Etat moscovite. Il pose aussi les fondations d’un Etat centralisé en appliquant le Code administratif et judiciaire en 1497 et en créant un corps de fonctionnaires d’Etat. Son œuvre est poursuivie par son fils Vassili III (1505-1533). C’est Ivan IV, dit Ivan le Terrible, qui met fin à la domination tatare en faisant tomber, en 1552, le dernier bastion mongol, le khanat de Kazan.

Bilan et héritage de la présence tatare
Cette période de trois siècles tatars est l’objet de polémiques concernant l’identité russe. En effet, pour beaucoup d’historiens qui défendent le caractère européen de la Russie, la présence tatare a abouti à la destruction, à la servitude et au retard économique et culturel du pays. En revanche, pour un courant révisionniste qualifié d’eurasien et qui insiste sur les liens des Russes avec l’Asie, la Russie est le fruit d’une synthèse entre les civilisations européenne et asiatique. Qu’en est-il vraiment ?
Il est certain que la conquête tatare a stoppé net le développement des villes en raison des pillages et des destructions. Par ailleurs, le tribut a pesé lourdement sur l’économie et beaucoup d’artistes et d’artisans russes étaient réquisitionnés pour travailler en Mongolie. Donc, un certain retard a été imposé à la Russie.
Mais à partir de la fin du XIVe siècle, un renouveau démographique et économique a lieu, qui s’exprime dans les migrations de paysans, les défrichements, la multiplication de « villes » – en fait de gros bourgs fortifiés par un kreml’ de bois ou de pierre – et l’animation du commerce. Une liste de villes datant de la fin du XIVe siècle en mentionne cent trente. Au XVe siècle, des marchands russes sont présents sur les marchés étrangers. En 1465, le marchand Nikitine voyage jusqu’en Inde.
L’apport des Tatars à la Russie est multiple. C’est d’abord la formation d’un empire multiethnique à partir d’Ivan le Terrible qui intègre, en faisant la conquête des khanats tatars, des populations non orthodoxes et non russes. Cet héritage se poursuivra au XIXe siècle avec la conquête de l’Asie centrale par l’empire russe.
L’influence militaire des Tatars est également certaine. L’armée russe, jusqu’en 1600, est construite sur le modèle tatar en privilégiant la cavalerie. Les cosaques, qui doivent surveiller les frontières ouest et sud de la Russie, mènent des raids rapides et destructeurs avant de se replier grâce à leur cavalerie légère.
Le service de poste est conservé et développé durant tout l’Ancien Régime. Le tribut également, qui est étendu aux populations de Sibérie. Quant à l’apport humain, une partie de l’élite russe des XVI et XVIIe siècles est composée de familles tatares qui se sont converties à l’orthodoxie.
De nos jours, il existe encore des populations tatares au sein de la Fédération de Russie, en Crimée et dans les deux républiques autonomes du Tatarstan et du Bachkortostan. De fortes communautés tatares sont aussi implantées dans les grandes villes comme Moscou et Saint-Pétersbourg. Les Tatars, à majorité musulmans, se rassemblent autour d’une communauté ethnique et linguistique – leur langue appartient à la famille des langues turques. Les Tatars de Crimée, eux, se souviennent en plus des persécutions subies pendant la Seconde Guerre mondiale : ils ont été déportés massivement par Staline qui les avait accusé d’avoir collaboré avec les Allemands. Ils n’ont réussi qu’avec peine et en petit nombre à se réimplanter dans leur région d’origine.
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Aller plus loin :
ARRIGNON, Jean-Pierre, La Russie médiévale, Paris, Belles Lettres, « Guide des civilisations », 2003.
ECK, Alexandre, Le Moyen Âge russe, Paris, Maison du livre étranger, 1933.
FERRO, Marc et MANDRILLON, Marie-Hélène (dir.), Russie, peuples et civilisations, Paris, La Découverte, 2005.
HELLER, Michel, Histoire de la Russie et de son empire, Paris, Flammarion, 1999.
KLUTCHEVSKI, B., Histoire de Russie, tome I Des origines au XIVe siècle, traduit par Constantin Andronikof, Paris, Gallimard,1956.
KONDRATIEVA, Tamara, La Russie ancienne, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1996.
VODOFF, Vladimir, Princes et principautés russes, Xe-XVIIe siècle, Northampton, Variorum Reprints, 1989.
[1] Alexandre avait déjà affronté d’autres envahisseurs une dizaine d’années auparavant. En 1241, il a défait les Suédois qui, profitant de l’affaiblissement de la Russie, avaient tenté de l’envahir. La bataille eut lieu sur la Neva, d’où le surnom, Nevski, donné au prince. En 1242, il a également remporté une victoire sur les chevaliers de l’ordre teutonique qui tentaient d’imposer aux Russes la foi catholique. Il les força à se battre sur le lac gelé des Tchoudes afin que le poids de leurs chevaux et de leurs armures fasse céder la glace amincie par le redoux du printemps.

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