jeudi 9 septembre 2010

Le jour où la France faillit devenir anglaise

Monde et Vie a évoqué, dans son numéro 829, les conditions dans lesquelles fut décidée la demande d'armistice de juin 1940. Nous revenons aujourd'hui sur un épisode mal connu de ces journées tragiques : le projet de fusion franco-britannique que proposa alors Winston Churchill au président du Conseil français Paul Reynaud, par l'intermédiaire du général De Gaulle.

Dans son discours du 18 jnin 2010, Nicolas Sarkozy fit allusion à ce projet pour saluer en quelque sorte la naissance de l'idée européiste - non sans quelque raison puisqu'à en croire Me Jacques Isorni (1) cette idée fut soufflée au Premier ministre britannique par l'un des futurs « pères de l'Europe », Jean Monnet.

Les enregistrements, réalisés par la marine·, des conversations téléphoniques passées pendant les journées décisives du 15 au 17 juin, permettent de suivre la progression de cette démarche. C'est De Gaulle, déjà à Londres, qui en parle le premier à Reynaud, chef du gouvernement alors réfugié à Bordeaux, au cours d'un échange daté du 15 juin à 12h30 : « Je viens de voir Churchill, dit-il. Il y a quelque chose d'énorme en préparation au point de vue entité entre les deux pays. Churchill propose la constitution d'un gouvernement unique franco-britannique, et vous, M. le Président, pouvez être président du cabinet de guerre franco-britannique ? » « C'est la seule solution d'avenir, répond Reynaud. Mais il faut faire grand et très vite. C'est une question de minutes. Il y a de l'agitation ici. Je vous donne une demi-heure. Ce serait magnifique.»

Une demi-heure plus tard, nouvel appel de De Gaulle, auquel il est répondu que Reynaud est au Conseil. « Je voulais lui parler d'un événement énorme, répète le futur chef de la France libre. Le conseil des ministres anglais est en séance, préparant le texte d'une déclaration faisant des deux pays une nation commune. Je vais déjeuner avec Churchill et rappellerai aussitôt. Vous pouvez lui dire à l'oreille qu'il peut devenir président du cabinet de guerre franco-britannique. »(2)

Le lendemain 16 juin, à 16 heures, De Gaulle rappelle et annonce à Reynaud « une déclaration sensationnelle » .

- Oui, après 5 heures (de l'après-midi, ndlr), il sera trop tard, répond le président du Conseil. - Je vais tâcher de vous l'apporter de suite par avion, propose De Gaulle.

- Oui, mais ce sera trop tard. La situation s'est beaucoup aggravée depuis tout à l'heure. Il y a eu des événements imprévus.

Une déclaration « sensationnelle »

À 16 h 30, De Gaulle téléphone au président du Conseille texte de ladite déclaration, sensationnelle en effet :

« A l'heure du péril où se décide la destinée du monde moderne, le gouvernement de la République française et celui du Royaume-Uni, dans l'inébranlable résolution de défendre la liberté contre l'asservissement au régime qui réduit l'homme à un automate ou à un esclave, déclarent que désormais la France et la Grande-Bretagne ne sont plus deux nations mais une nation franco-britannique indissoluble. Une constitution de l'Union sera rédigée, prévoyant des organes communs chargés de la politique économique et financière et de la défense de l'Union.

« Chaque citoyen anglais devient citoyen français. Chaque sujet français devient sujet anglais. Les dévastations de la guerre, où qu'elles aient lieu, seront sous la responsabilité commune des deux pays, et les ressources de chacun seront confondues pour la restauration des régions détruites pendant la guerre. Il n'y aura qu'un cabinet de guerre pour la direction de la guerre, qui gouvernera de l'endroit qui sera jugé le plus approprié à la conduite des opérations.

« Les deux parlements seront associés. Toutes les forces de la Grande-Bretagne et de la France seront placées demain sous un commandement suprême. La Grande-Bretagne forme de nouvelles armées ; la France maintiendra ses forces disponibles sur terre, sur mer et dans les airs. L'Union fait appel aux États-Unis pour fortifier les ressources des Alliés et pour apporter leur puissante aide matérielle à la cause commune. Cette unité, cette union concentreront toutes les énergies contre la puissance de l'ennemi où que soit la bataille, et ainsi nous vaincrons. »

« Aux États-Unis, on se demande si vous allez être l'homme de la guerre ou si vous allez faire comme la reine Wilhelmine ou comme Léopold, poursuit De Gaulle après cette lecture. Si vous êtes celui qui se débine pour que les autres capitulent. Mais l'atmosphère de Bordeaux n'est pas celle de l'Europe ni même celle de la France. »

Raisons inavouables de la générosité anglaise

Ni celle de Londres, assurément… Ce même 16 juin, Paul Reynaud démissionne en conseillant au président Albert Lebrun de faire appel au maréchal Pétain, qui adresse aux Allemands une demande d'armistice le 17 juin.

Ni De Gaulle, ni Reynaud ne semblent s'être demandé ce que cachait cette soudaine générosité anglaise, rompant avec l'attitude des Anglais, qui s'étaient gardés au cours des semaines précédentes d'engager pleinement leurs forces, et particulièrement leur aviation, aux côtés de leurs alliés. À Dunkerque, n'avaient-ils pas embarqué prioritairement leurs soldats tandis que les Français défendaient la ville ?(3)

Comment expliquer alors cette soudaine solidarité des Britanniques ? Sans doute par le désir de voir les Français continuer le combat jusqu'à la dernière limite afin de leur permettre de gagner du temps; mais surtout par la crainte que la puissante flotte française ne tombe aux mains des Allemands. L'union aurait permis de contrôler les navires français … L'affaire étant ratée et les Français ayant demandé l'armistice, Churchill trouve une autre solution : le 3 juillet, au lever du jour, les forces anglaises s'emparent par traîtrise des navires français réfugiés dans les ports britanniques de Porsmouth et de Plymouth, et procèdent de même à Alexandrie. Pis : le même jour, une flotte anglaise surprend et bombarde en rade de Mers-el-Kébir les navires français qui ne se méfient pas de leurs alliés d'hier, tuant plus de 1200 marins. Rule, Britannia ! L'Angleterre n'a pas d'amis, elle n'a que des intérêts. Il

Eric Letty monde et vie. 28 août 2010

(1) Jacques lsorni, in Pour en finir sur l'armistice de 40, article publié par Écrits de Paris, numéro d'octobre 1966, L'avocat du maréchal Pétain y a publié les textes des communications téléphoniques citées dans notre article.

(2) La répétition de cette précision montre en quelle estime De Gaulle tenait Reynaud …

(3) Selon Churchill lui-même, sur 165 000 hommes évacués à la date du 31 mai, on ne comptait que 15 000 Français. Au total 335 000 hommes furent évacués dont 115 000 Français.

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