vendredi 22 octobre 2010

La véritable histoire de Cadet Roussel

De Louis B., de Paris (XVe arrondissement), par lettre : « Apprenant récemment à mon petit-fils la chanson de Cadet Roussel, il m'a demandé si ce personnage avait réellement existé. J'avoue que je n'en sais rien. Vous avez une idée ? »
« Cadet Roussel a trois maisons / qui n'ont ni poutres, ni chevrons / C'est pour loger les hirondelles / Que direz-vous d'Cadet Roussel ? / Ah ! Ah ! Ah oui, vraiment ! Cadet Roussel est bon enfant ! »…
Lequel d'entre nous n'a jamais chanté cette chanson sans se demander vraiment qui était ce « Cadet Roussel » ou en lui attribuant quelque existence mythique ou légendaire ? Il a pourtant existé ce cadet-là, ainsi surnommé, on s'en doute, parce qu'il était le second fils de la famille Roussel.
Né le 30 avril 1743 à Orgelet (Jura), de Jean-Baptiste Roussel et de Marie Pierote Girard, Guillaume Joseph Roussel dit « Cadet » s'installera à l'âge de vingt ans à Auxerre. Après avoir été un temps laquais, il est remarqué parce qu'il parle bien et possède une jolie écriture. Tout ce qui suffit pour entrer dans la basoche ! Le voilà donc clerc d'huissier et tout occupé à rédiger exploits, constats et placets.
Là encore, son intelligence fait merveille et lui permet d'obtenir, en 1780, l'autorisation royale de se faire installer dans ses fonctions de premier huissier-audiencier au bailliage d'Auxerre. C'est un poste d'importance où, ses bonnes mœurs, sa fidélité au roi et son catholicisme impeccable aidant, il devient bientôt un des notables de la ville.
Ayant désormais deux mille livres de revenu annuel, Cadet Roussel prend femme. Une certaine Jeanne Serpillon, bien plus âgée que lui, mais, pour reprendre un mot célèbre, pas mal vue de dot… Pour faire honneur à sa charge, Me Roussel choisit une maison un peu baroque et entreprend de la transformer encore et de l'agrandir. Au gré de son imagination débordante. En arrive-t-on bientôt à une maison sans portes ni chevrons ? C'est ce que prétend la chanson… Arrive là-dessus la Révolution. Cadet Roussel, malin comme un clerc de notaire malgré sa charge d'huissier au bailliage et siège principal d'Auxerre, comprend d'où vient le vent. Il se rend agréable aux nouveaux maîtres, flatte les uns et les autres, paie le coup aux braves gens et se fabrique une sorte de réputation. Dans le pays, on dit qu'il n'est pas fier Me Roussel, que c'est un homme un peu original mais plein d'idées, un bon bourgeois qui n'a pas oublié ses origines populaires.
Aussi quand il va s'agir de donner un chant de marche aux soixante-douze volontaires auxerrois du 1er Bataillon, c'est tout naturellement que Gaspard de Chenu du Souchet, à qui l'on devait déjà Les Jacobins d'Auxerre, va créer une immortelle chanson à la gloire de Cadet Roussel. L'air est emprunté à la chanson de Jean de Nivelle tirée d'un recueil de 1612 : Chansons folastres, tant superlifiques que drolatiques des comédiens français. Et les paroles se démarquent à peine de l'original qui disait : « Jean de Nivelle n'a qu'un chien / Il en vaut trois, on le sait bien… ! Mais il s'enfuit quand on l'appelle ! / Connaissez-vous Jean de Nivelle ? / Ah ! Ah ! Ah oui, vraiment ! Jean de Nivelle est bon enfant ! »
Le 16 septembre 1792, les volontaires quittent Auxerre par la porte de Saint-Siméon en chantant à tue-tête que Cadet Roussel a trois maisons, trois habits, trois chapeaux, trois souliers, trois cheveux, trois gros chiens, trois beaux chats, trois belles filles, trois deniers, mais qu'il ne mourra pas : « Car avant de sauter le pas / on dit qu'il apprend l'orthographe / pour faire lui-même son épitaphe / Ah ! Ah ! Ah oui, vraiment / Cadet Roussel est bon enfant ! »
Cette chanson rythmera la marche des volontaires auxerrois puis, très vite (et tout autrement que La Marseillaise), de toute l'armée du Nord, en Belgique, dans le Brabant et dans les Flandres. En 1793, cet air est devenu tellement populaire que deux historiens oubliés aujourd'hui, Ande et Tissot, font jouer au théâtre de la Cité une pièce intitulée Cadet Roussel ou le Café des aveugles. Porté par « sa » chanson, Me Roussel s'inscrit dans un club républicain, la « Société populaire », s'y fait remarquer par son zèle jacobin et une propension à signer des pétitions enflammées où l'on réclame la mise en jugement de Louis XVI, « l'ingrat, le traître, l'incorrigible ». On voit que le brave Cadet, enragé, haineux, pétitionnaire, n'était peut-être pas si « bon enfant » que la chanson le prétend.
En fin de course, il devait arriver ce qui arriva aux plus excités des révolutionnaires : des plus « purs » les épurent. Accusé de s'être livré, lors d'une levée de scellés, à une véritable saturnale dans la maison du citoyen Front, Me Roussel tombe dans les griffes du comité de surveillance d'Auxerre qui exige sa destitution et son arrestation.
Cadet Roussel, protégé par Maure, député d'Auxerre à la Convention, va sauver sa tête. Mais il perdra sa charge. Libéré de prison, Me Roussel n'a plus qu'une idée en tête : reconquérir la confiance du Comité de surveillance en en rajoutant dans le délire révolutionnaire. Le 10 nivôse An II (30 décembre 1793), il organise, dans la cathédrale d'Auxerre, une grande fête en l'honneur de la déesse Raison. Avec concours de la déesse de la Liberté (une jeune fille habillée très à la grecque… ), de bœufs couverts de chapes de draps d'or, de chars burlesques, de monstres en osier représentant le « Despotisme », le « Fanatisme » et le « Fédéralisme ». Lesdits monstres, représentés par des masques personnifiant un roi, un évêque et un truand, furent jetés dans les flammes. Les flammes furent-elles trop fortes ? Toujours est-il que le feu menaça de tout griller et que la déesse Raison, rongée par la peur, en fit littéralement caca dans une culotte qu'elle portait fort légère…
- Les aristocrates ont empoisonné la procession, mais on les connaît et ils le paieront cher, grognèrent les fougueux Jacobins…
Malgré cet épisode malodorant, Me Roussel était rentré en grâce. Le 1er mai 1793, il est membre du Comité de salut public de sa commune, une bande de commissaires politiques fanatiquement vigilants …
Le 9 thermidor An II, Robespierre est enfin raccourci. Le 16, Cadet Roussel et ses amis, qui avaient été encore plus robespierristes que Robespierre lui-même, écrivent à la Convention pour se féliciter de l'élimination de « l'assassin hypocrite » (Robespierre) et protester de leur indéfectible patriotisme. Ce ne fut pas suffisant. Me Roussel et quelques-uns de ses comparses furent jetés en prison. Le 19 vendémaire An IX, une loi décréta l'amnistie des délits commis sous la Terreur. Cadet Roussel en bénéficia.
A partir de là, nous perdons la trace de Me Roussel. Echaudé sans doute par ses expériences politiques successives, jugea-t-il plus prudent de vivre le reste de son âge calfeutré dans l'une de ses trois maisons… Il resta donc huissier. Sous le Directoire. Sous le Consulat. Sous l'Empire. Le 23 nivôse An XI (14 janvier 1803), sa femme mourut. Elle avait seize ans de plus que lui. Agé de 60 ans, Cadet Roussel se remariait, trois mois plus tard, avec Reine Baron, la nièce de sa femme. Née le 6 août 1766, elle avait vingt-trois ans de moins que lui. Cadet Roussel en fut-il épuisé ? Moins de trois ans plus tard, le 26 janvier 1807, il passait l'arme à gauche où étaient déjà ses sympathies politiques. Comme aurait pu le dire un autre personnage célèbre, M. de La Palice, Cadet Roussel venait de mourir en perdant la vie…
ALAIN SANDERS PRÉSENT - Mardi 10 août 2010

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