mardi 30 novembre 2010

Guerre de 1870 : L’affaire du camp de Conlie (1ère partie)

C'est un épisode peu et mal connu de la sombre année 1870. On y voit comment, une fois de plus. la passion politique peut remporter sur les nécessités nationales. Jacques-Philippe Champagnac a refait toute l'enquête de l'« armée de Bretagne ».

On a quitté Sillé-le-Guillaume en direction du Mans… Dix kilomètres. De hauts peupliers ombragent une route toute droite. La plaine alentour s'est élargie, s'ouvrant sur de lointaines collines ; une vaste plaine, recouverte maintenant de champs de maïs et de blé, mais sur laquelle, au mois de novembre de la sombre année 1870, se dressèrent les tentes, abritant dans la boue près de 50 000 hommes, les mobilisés de l'« armée de Bretagne ». L'armée de Bretagne… Mais il convient sans doute de placer l'affaire du camp de Conlie dans son cadre, en un rappel de l'événement : Paris est investi et les troupes prussiennes et bavaroises s'avancent vers la Loire. Le gouvernement de la Défense nationale, qui s'est constitué le 4 septembre, après le renversement de Napoléon III, et qui est un gouvernement provisoire, a proclamé une République, également provisoire, peut-être. Une délégation a été formée à Tours, composée d'hommes falots, âgés, comme Adolphe Crémieux. et aux noms d'opérette, comme Glais-Bizoin, l'amiral Fournichon. Il a fallu à cette délégation un homme nouveau, c'est Gambetta. Il est le symbole de la lutte à outrance. Il est jeune - trente-trois ans. Il a, le 7 octobre, quitté Paris à bord du ballon « Armand-Barbès », a atterri près de Montdidier. Le lendemain, il était à Tours.

Il a rapidement éliminé ses collègues, se faisant attribuer les portefeuilles de ministre de l'Intérieur et de la Guerre, avec des pouvoirs absolus pour poursuivre le combat, fabriquer, rechercher dans les pays amis armes et munitions. La délégation avait décrété, le 28 septembre, la mobilisation des hommes jusqu'à vingt-cinq ans, puis, deux jours plus tard, celle des hommes de vingt-cinq à quarante ans, constituant une Garde nationale. Gambetta est employé énergiquement à faire exécuter ces mesures.

Dieu et patrie

C'est en Bretagne que cette dernière mobilisation a été le plus rapidement suivie d'effet. Il n'y a pas eu un seul réfractaire, et le départ des appelés s'est effectué dans l'enthousiasme et la piété. Dans chaque paroisse, ils ont été bénis par leur curé, après célébration d'une messe solennelle… Et les voici au camp de Conlie, directement, sans être passés par un centre d'instruction.

Il n'est pas beau, ce camp. Rien que des tentes malsaines, humides. Il y fait froid. Bientôt, la pluie ne cessant de tomber, on n'en sortira que pour patauger dans une boue épaisse et gluante, dans laquelle, le plus souvent, il sera impossible d'essayer de manœuvrer. Or ces hommes constituent l'armée de Bretagne, destinée, en principe, à dégager Paris de l'étau ennemi. Et cette armée a un chef, M. de Keratry.

Il a trente-huit ans. Il est entré très jeune dans la carrière militaire, a combattu en Crimée, puis au Mexique. Il a démissionné en 1865, a été élu député du Finistère quatre années plus tard. Membre du gouvernement provisoire, il en a été le premier préfet de police. Et - détail pittoresque - c'est lui qui a fait appeler « gardiens de la paix » ceux qui n'avaient été jusque-là que des ( sergents de ville ».

C'est un Breton - son nom en fait foi comme d'autres acteurs des événements du 4 septembre : Jules Simon, Trochu. Il veut, évidemment, très sincèrement contribuer à la défense de la patrie, mais veut-il, également très sincèrement, contribuer à la défense de la République ?

Gambetta, cependant, lui a montré une totale confiance en le mettant à la tête des Bretons, avec le grade de général de division, et des pleins pouvoirs. Mais il va, à ses yeux, devenir rapidement inquiétant, ce nouveau général…

Qu'on n'oublie pas que la République est bien jeune. C'est là un régime que beaucoup désirent - ou craignent - provisoire (et les élections, quelques mois plus tard, en février 1871, donneront, on le sait, une majorité à la droite). Gambetta est un ardent républicain. Et voici que Keratry - dont, encore une fois, les sentiments entièrement français ne peuvent être suspectés - emploie un langage auquel, depuis la chute de Napoléon III, on n'était pas, mais pas du tout habitué. Il termine ainsi sa première proclamation à son armée :

« Que le peuple breton marche en avant et prouve au peuple barbare qu'il se lève en peuple libre. Que votre seul cri de ralliement soit : Dieu et Patrie ! »

« Que le peuple breton marche en avant ! » : c'est déjà donner un cadre bien déterminé à une action, et ces « Dieu et Patrie » rappellent des souvenirs, pas tellement lointains.

Et si ces 50 000 Bretons allaient profiter d'une situation militaire très difficile pour imposer un régime qu'ils désirent et qui n'est pas, sans doute, la République ? Et puis, il y a, dans l'armée de la Loire toute proche, deux généraux, héritiers de noms qu'on ne peut oublier : Charette, avec ses zouaves pontificaux, et Cathelineau, avec ses francs-tireurs du 11e corps - qui se battent d'ailleurs pour la France, sans aucune arrière-pensée.

Gambetta s'alarme cependant. Profitant d'une absence de Keratry, il visite - sous la pluie - le camp de Conlie et rédige une proclamation dont il ordonne lecture « à trois appels consécutifs » :

« Songez, soldats, que vous vous battez pour sauver à la fois la France et la République, désormais indissolublement liées dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Qu'il soit dit de vous comme de vos aînés : Ils ont bien mérité de la Patrie et de la République. Vive la France, vive la République une et indivisible ! »

une armée à l'index

Le ton est net. Et, désormais, les agissements de Keratry seront étroitement surveillés. Ainsi, le préfet du Morbihan télégraphie, le 3 novembre, à Gambetta : « Reçu votre dépêche confidentielle n° 3 145, j'en prends bonne note. Soyez tranquille : Keratry, passant revue, a été reçu à Lorient et à Vannes au cris de « Vive la République » ».

Lorsque le maire de Rennes se plaindra au préfet de son département que les mobilisés de Conlie ne reçoivent pas de fusils, ainsi que nous le verrons, il obtiendra cette réponse : « C'est vrai, on ne les arme pas, mais que voulez-vous, à Tours, ces messieurs craignent que ce ne soit une armée de chouans. »

Ce même maire de Rennes écrira, le 15 décembre, à Gambetta qui s'est replié à Bordeaux avec la délégation : « Aujourd'hui nous savons à n'en pas douter que si nos 50 000 mobilisés ne sont pas armés, c'est vous qui l'avez voulu. »

Peu de temps auparavant, Quéneau, aide de camp de Keratry, lui télégraphiait, après une nouvelle démarche auprès de la délégation : « Je crois à certaines influences hostiles, nous sommes à l'index ici. »

Et, le 20 décembre, à propos de l'évacuation du camp - que nous évoquerons dans la suite de ce récit - Freycinet, le délégué à la Guerre, télégraphiera à Gambetta ; « Comme Conlie confine à la politique, je vous demande de prendre vous-même une décision à ce sujet. »

« Conlie confine à la politique. » Le problème est là. A-t-on voulu ou n'a-t-on pas voulu armer les mobilisés ? … On est bien obligé de constater, dans une étude très objective des faits, qu'il y a eu, sinon une volonté déterminée, du moins une mauvaise volonté manifeste de ne pas livrer les armes indispensables.

Il y a des points troublants. Quelques appelés seulement - sur 48 639, le 20 novembre - ont un fusil, sans balles d'ailleurs, que leur ont donné, au moment de leur départ, des gendarmes ou des gardes nationaux sédentaires ; fusils anciens, de modèles et de calibres : différents, qui ne peuvent être utilisés au combat, et qui sont, de plus, réclamés par les préfets (1).

Gambetta a promis à Keratry des « armes modernes». Ces armes sont alors représentées par le fusil « chassepot », d'un calibre de 11 mm et adopté par l'armée depuis 1864. Il a « fait merveille », paraît-il, en 1867 en Italie contre les troupes de Garibaldi. On en fabrique, dit-on, plus de 100 000 par mois. Et pourtant on ne peut en donner à Conlie …

« Trouvez-en dans les dépôts », a déclaré Gambetta à Keratry, qui s'en est allé faire le tour des principales villes et des principaux ports bretons. Il en découvre 15 000 à Brest, les réclame pour ses hommes, et le préfet maritime lui montre une note émanant du ministre, et reçue le matin même : « Je vous enjoins de ne laisser prendre, sous aucun prétexte, les fusils et cartouches Chassepot. »

Vers qui se tourner ? Vers la Commission d'armement ? Cette Commission a envoyé aux États-Unis des délégués chargés de l'achat de fusils. Voici les premiers transports. Leur cargaison, assure-t-on, sera pour l'armée de Bretagne.

sans armes et en sabots

Admettons que cette armée n'ait droit qu'aux armes d'importation. Or, si nous examinons la liste des arrivages, pour la période du 1er novembre au 1er décembre, 158 437 fusils à tir rapide ont été débarqués à Brest et au Havre, de sept navires, français et américains. Aucun n'a été acheminé vers Conlie.

Nous devons ces chiffres, particulièrement éloquents, à M. de la Borderie, rapporteur de l'affaire devant la Commission d'enquête, instituée à l'Assemblée nationale, le 14 juin 1871, pour examiner les actes du gouvernement de la Défense nationale, et spécialement ceux de Gambetta au ministère de l'Intérieur et à celui de la Guerre.

M. de la Borderie, député d'Ille-et-Vilaine, apporte tant de précisions qu'il est difficile de ne pas le croire, même en le taxant d'une certaine sévérité, voire partialité, en sa qualité de Breton. Il remarque : « M. Gambetta s'obstinait donc, par politique, à laisser croupir, sans armes, 50 000 mobilisés de notre province. »

Jacques-Philippe Champagnac Historia juillet 1979

(1) Bientôt la plupart des recrues, lors des rares essais d'instruction militaire qui auront lieu, porteront les poteaux de leurs tentes en guise de fusil !

1 commentaire:

Anonyme a dit…


L'affaire de Conlie réduite au résultat d'un crainte de Gambetta vis à vis d'une éventuelle armée chouanne, c'est l'interprétation répétée et résumée partout! Ce texte apporte cependant ici des citations intéressantes, (sans leur source !) que je n'avais pas rencontré jusqu'ici. Mais, de la lecture de Le Moing-Kerrand P., les Bretons dans la guerre de 1870, malheureusement seulement auto-édité par l'auteur (Loperhet 56400 Plougoumelen en 1999), je retiens surtout l'idée d'une pagaille bien française. Avec sans doute de plus, hostilité masquée de toute l'armée "régulière", dévouée jusque-là à Napoléon III pour cette armée improvisée donnée à un "général" nommé par un politique, républicain de surcroît.