lundi 2 mai 2011

La Grande Guerre / Libres journaux des tranchées

Chose assez peu connue : pendant toute la durée de la guerre, à compter des tout premiers jours, les poilus ont trouvé le temps et le courage de fabriquer une vraie presse du front, journaux autographiés, tirés, polycopiés ou même imprimés, qui ont été publiés dans les tranchées, entre deux sorties, au milieu des bombardements.
Ces extraordinaires témoignages furent rassemblés dans Tous les Journaux du front et publiés par la librairie Berger-Levrault dans ses ateliers de Nancy, ouverts depuis le début de la guerre et qui ne cessèrent pas de fonctionner malgré les zeppelins, les taubes et le bruit du canon depuis le commencement d’août 1914.
Ce serait d’ailleurs une belle idée de les rééditer.
La couverture du volume, en couleur, reproduisait un très joli dessin : un troupier, sac au dos, prêt à sortir de la tranchée, et qui, la pipe à la bouche, assis sur un sac de sable, écrivait sur ses genoux ses impressions et ses boutades.
Les poilus publièrent ainsi plus de soixante journaux, avec des moyens de fortune, la plupart illustrés par des artistes de talent qui croquaient des types d’après nature, entre deux gardes, entre deux marmites.
Le premier en date fut L’Echo de l’Argonne dont le n° 1 parut le 25 octobre 1914, ce qui en fait le doyen des journaux du front. Il était tapé à la machine à écrire sur du papier à report, transporté sur la pâte à reproduction et reproduit à la diable sur du papier chandelle. On y trouve des expressions amusantes dans le genre des boutades d’Aurélien Scholl : « Le soldat Cavé va au feu… comme la porcelaine ».
Puis L’Echo des Tranchées parut le 30 novembre 1914, fondé par Paul Reboux, auteur des fameux A la manière de…, recueil de pastiches qui, depuis, ont fait école et dont l’un des plus talentueux successeurs fut Michel Perrin.
Les premiers numéros contiennent des lettres d’encouragement de personnalités de l’époque : Poincaré, Henri de Régnier, Edmond Rostand, Théodore Botrel et même Millerand. Avis était donné que le supplément était interdit aux jeunes filles… de moins de quarante ans et l’on y trouvait un remarquable dictionnaire de l’argot des tranchées qui, lui aussi, mériterait une étude. Autre titre en vogue : Le Poilu, rédigé à l’arrière à Châlons-sur-Marne, imprimé et dont le tirage dépassait treize mille exemplaires.
On y trouvait de ces nasardes que les combattants adressent à la camarde qui vient à chaque instant les frôler de son aile.

FABLE EXPRESS
Par un obus brutal, un fantassin novice
Eut la tête emportée à ses débuts au feu.
Renonçant aux galons, il quitta le service.
Morale:
Il faut savoir se contenter de peu.
L’Echo des Guitounes, organe officiel du 144e de ligne, se vantait d’être « le seul possédant un appareil frigorifique spécial lui permettant, en toute saison, de fournir des nouvelles fraîches ». On y lit, sous la rubrique “Dernier communiqué de l’agence Wolff” (agence de presse allemande), cette charge des délires de la propagande :

Un Taube, ce matin, s’élevant plein d’audace,
Est allé survoler Quimper et Tarascon.
En revenant il a crevé le Ballon d’Alsace.
Plus rien à signaler sur le reste du front.
Ainsi, page après page, l’héroïsme côtoyait la fantaisie débridée. Dans Le Poilu enchaîné né quelques jours après que le journal de Clemenceau, L’Homme libre, eut pris le titre de L’Homme enchaîné, on lisait aussi bien ce poème :

La Tranchée ? Un des plus beaux lieux que je connaisse
Pour le fier rendez-vous de toute la jeunesse.
C’est la terre de France avec ses flancs ouverts,
Le creuset où se fonde un nouvel univers,
C’est le sillon profond où couve la Victoire :
Pour les uns le tombeau, pour les autres la gloire !
que ce quatrain humoristique :

A SARAH BERNHARDT
Jalouse d’héroïque gloire,
Quand tous les mutilés sont rois,
Elle veut entrer dans l’Histoire
Avec une jambe en bois.
ou que cette petite annonce parue sous la rubrique “Brevets d’invention“ :
La Poilue, brosse pouvant servir pour la chaussure, les armes, les cheveux et les dents. Dépôts dans toutes les compagnies.

L’extraordinaire est que les hommes aient trouvé l’extraordinaire courage de s’amuser à ces petites blagues alors qu’ils attendaient leur tour de sortir de la tranchée pour bondir à l’attaque des Allemands, en sachant que plusieurs d’entre eux n’allaient pas revenir et que ce sourire était peut-être le dernier qui illuminait le visage de leur voisin.
par Serge de Beketch  Le Libre Journal de la France Courtoise - n° 108 du 21 octobre 1996

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