samedi 14 mai 2011

Mitterrand sans héritier avait un précurseur

En ce trentième anniversaire du règne mitterrandien, certains s'interrogent, ayant aboli la loi salique, sur l'héritier légitime du sphinx. Évoquons ici son prédécesseur. Aussi néfaste, quoique la Troisième république ait mis ses échecs à la merci des crises ministérielles qui le renversèrent, on citera sans hésiter Herriot. Entre eux le relais avait passé par le dernier grand radical socialiste de la Quatrième république, Henri Queuille.
Il s'agit donc d'Édouard Herriot (1872-1957). Dès 1922, cet homme comprend tout le bénéfice qu'il va pouvoir tirer de la remise en cause de la ligne dominante au sein de son parti. Les radicaux étaient alors influencés par les frères Sarraut, l'un ministre (Albert), le second (Maurice) dirigeant la Dépêche de Toulouse. Or, en ce temps-là, un hétéroclite conglomérat appelé "bloc national" détenait la majorité parlementaire, avec leur concours, depuis 1919. Albert Sarraut siégeait au gouvernement depuis 1920 en qualité de Ministre des Colonies. Le mot d'ordre avait été formulé sans périphrase : "le communisme voilà l'ennemi". Et la France ne reconnaissait pas la dictature soviétique.
Pour des raisons analogues à celles de Mitterrand en 1965, Herriot avait compris, au contraire, combien la force, alors scissionniste, des admirateurs de Lénine pouvait manquer à la construction d'une majorité de gauche.
Or, pour faire l'unité de la gauche, la règle d'or consiste à diviser la droite et à instrumentaliser ses extrêmes. Il fallait obtenir qu'on "flétrît les Camelots du Roy", ce que la Chambre fit en 1923, marginalisant Léon Daudet, député de Paris, et les quelques 15 monarchistes élus en 1919, au scrutin proportionnel, sur les listes du bloc. On rétablira aussi le scrutin uninominal à deux tours. Plus tard, en 1926, on obtiendra même de l'Église romaine qu'elle "mette à l'index" l'Action française.
Herriot n'hésita pas à aller plus loin en se faisant aussi l'apologiste du régime moscovite. Il n'éprouvait probablement pas plus que Mitterrand de sympathie pour le communisme, il voulait simplement, comme lui, le pouvoir, enrobant de littérature son accompagnement de la décadence et de la gabegie.
Il publia donc d'abord dès 1922 un ouvrage à la gloire de la "Russie nouvelle" où, certes, en bon radical il sut faire semblant de s'ouvrir aux arguments des adversaires du bolchevisme, mentionnant même sans en développer les causes et les conséquences, pourtant prévisibles, du traité de Rapallo. N'oublions pas que le contentieux franco-bolchévique ne portait pas seulement alors sur les emprunts russes, il résultait aussi de la lutte ouverte du Komintern contre "la paix des Alliés". Pendant cette même année 1922, le IVe congrès de l'Internationale communiste insistait tout particulièrement sur les méfaits de l'impérialisme français en Europe centrale et orientale.
Plus tard le maire de Lyon arriva donc, à la tête du cartel des gauches, au pouvoir de juin 1924 à avril 1925, avec un très bref cabinet en juillet 1926. De juin à décembre 1932, l'union des gauches ayant à nouveau repris le dessus il dirigea encore le gouvernement. Mais à l'époque le caractère désastreux d'une gestion était vite sanctionné par une presse libre et par le régime parlementaire. Notre homme parlera du "mur d'argent". Son continuateur trouvera d'autres formulations habiles pour justifier son propre échec.
Heureusement, Herriot ne demeura pas 14 ans au pouvoir.
Le programme de Mitterrand ne fut d'ailleurs pas appliqué aussi longtemps que son porte parole s'incrusta lui-même à l'Élysée. Dès 1983, le président se trouva contraint, par la déroute financière, de débarquer le catastrophique gouvernement Mauroy. Puis, il naviguera par deux fois au milieu des récifs, et des murènes, de la cohabitation inventée en 1986, puis à partir de 1993 après la plus sévère déconfiture de la gauche dans l'Histoire des élections républicaines. Simplement hélas, pour le malheur du pays et la continuité de son déclin, les 12 années de présidence Chirac, encore lui-même un rejeton du radical socialisme et un disciple de Queuille le système continua, enlisé dans son absence de vraies réformes [et en 2007 une majorité de Français crurent voter pour la rupture].
Si l'on revient à la carrière de Herriot on mesurera que son ombre persistera à planer sur la vie politique française, en partie dans le domaine des relations internationales. Dernier président de la chambre en 1939, il interviendra encore jusqu'en 1954 où on le fit prononcer un discours contre la Communauté européenne de défense où gaullistes et communistes s'étaient alors alliés, une fois de plus, pour faire échouer le projet.
Cette continuité aussi mérite examen.
Qu'écrivait donc le vieux Normalien radical socialiste dès 1922, au retour de son voyage dans le paradis des idées de gauche ? Nous devons extraire de tout un fatras d'enfumage, parfois intéressant et habile d'ailleurs, les deux vraies phrases clefs :
Page 288 "L'ancienne Russie est morte, morte à jamais".
Page 297 "Il faut travailler à réconcilier la République russe et la République française". Phrase finale du livre... (1)
Il œuvra en effet tout au long de sa vie à ce rapprochement.
Et notamment en 1933 il se rendit en URSS pour un voyage aux doubles perspectives. Il servit à la fois de propagande extérieure en faveur du régime stalinien et il contribua à préparer la grand idée stratégique de la Troisième république qui se traduisit en 1935 par la signature du pacte franco-soviétique. Cette intention d'alliance de revers supposait que l'on abandonnât, d'une manière ou d'une autre, la Pologne stigmatisée dans tout un secteur de l'opinion comme réactionnaire.
À noter en effet que dans le système démocratique français, depuis le jacobinisme de 1792, il faut toujours présenter l'allié comme bénéficiant d'un régime politique enviable. Les motivations géopolitiques ou strictement mercantilistes doivent toujours être camouflées. Le régime républicain se présente comme le pouvoir du peuple, mais il craint le peuple. Il se réclame du gouvernement d'opinion, mais il la méprise.
Dès lors on ne recule devant aucun mensonge et voici ce que, maire de Lyon revenu dans sa bonne ville, le maître à ne pas penser du système déclara en septembre 1933 à l'agence Havas lorsqu'on lui pose la question de la famine en Ukraine :
"Certes là-bas, la courbe de la consommation croît rapidement pour certaines denrées alimentaires, le lait notamment. Quant à l'Ukraine, dont on parle parfois, mais c'est la Beauce ! Je me suis fait conduire dans un village indiqué comme très éprouvé. J'ai vu là des jardins, des vergers, des moissons faites avec un outillage mû électriquement. Une population laborieuse, mais pas misérable, de beaux enfants, bien portants.
"Non, poursuit-il avec emphase, voyez-vous tous ces problèmes ont été étudiés des deux côtés avec passion. Mais si l'on observe avec calme et impartialité, on est obligé de reconnaître que la Russie est un  pays qui tend vers une puissance qui sera de l'ordre des États-Unis".
Ce qui l'intéresse semble bien plus la puissance que la prospérité. Finalement l'URSS n'atteindra jamais le niveau de vie prophétisé plusieurs fois par de faux témoins comme Herriot et même sa force ne reposera que sur un leurre et sur une forme moderne de l'esclavage.
Mitterrand quant à lui le savait pour ne pas se risquer à de telles divagations mensongères. Il en fabriqua d'autres, lui aussi "avec calme et impartialité".
La négation de la famine ukrainienne ne saurait être tenue pour un point de détail. Plusieurs millions de prétendus "koulaks" et d'enfants moururent dans les campagnes entre 1929 et 1933 (2). Guillaume Malaurie, 50 ans plus tard, rappellera que le public auquel s'adressait Herriot avait été alerté sur cette affaire à peine un mois auparavant : "C'est le témoignage d'une Ukrainienne naturalisée américaine, Martha Stebalo, qui, après un séjour en URSS sensibilisera quelque peu l'opinion française. Publié par Le Matin en août 1933, son récit décrit des populations rurales hagardes, mâchonnant des tiges de maïs, l'écorce des arbres ou de la sciure mélangée aux herbes sauvages". (…) Refusant la fatalité ambiante, M. Stebalo demande aux survivants si l'État a pris des mesures. ‘Non', lui retorque-t-on, ce sont les autorités elles-mêmes qui manifestent le plus d'acharnement à nous détruire, c'est une famine organisée". (3)
Or, nous devons retenir l'explication de l'attitude française officieuse dans cette affaire que donne par ailleurs Guillaume Malaurie : "depuis la fin du XIXe siècle, la Russie représenta l'alliée privilégiée de la France contre son rival prussien". (4) Mais Herriot n'avait-il pas considéré jusque-là que la vieille Russie "était morte à jamais" ?
Tous les détails du voyage du dirigeant radical socialiste et négociateur du futur pacte d'alliance, signé en 1935, avec le Kremlin accablent d'ailleurs en lui le propagandiste au bénéfice de ses interlocuteurs. Ils expriment hélas aussi une certaine forme de la frivolité des dirigeants parisiens.  Il était arrivé le 26 juillet à Odessa et, pendant 5 jours traversa l'URSS sur une distance de 3 000 km. Il séjournera dans la capitale du 2 au 9 septembre. Et à son retour on apprendra que "le gouvernement soviétique a décidé de faire réunir en un seul film sonore tous les films pris au cours du voyage de M. Herriot. Le film sera sonorisé en français en russe et en anglais". (5)
On ne doit jamais lésiner pour enfumer à l'opinion.
JG Malliarakis    http://www.insolent.fr/
Apostilles
  1. Cette conclusion du livre est datée du 15 novembre 1922 ed. Ferenczi, Paris.
  2. cf. Miron Dolot "Les affamés" 332 pages, 1986,ed. Ramsay
  3. cf. "Le génocide la faim" in Le Monde du 29 août 1983.
  4. dans sa préface à la traduction française du livre "Les affamés" page 10.
  5. cf. Le Temps du 14 septembre 1933.

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