lundi 18 juillet 2011

Les khmers rouges comme gentils libérateurs

110718Un certain quotidien du soir titrait ce 13 juillet une phrase, un peu déformée, du président du Sénat Gérard Larcher. Celui-ci remarquait que désormais “à l'international nous défendons des valeurs”. Et le corps de son propos soulignait, à juste titre, le caractère quelque peu novateur de cette doctrine.
Au même moment (1) en effet l'administration des Affaires étrangères, sous la direction de Juppé, agissait en complète contradiction avec cette nouvelle esquisse de doctrine. Bernard Kouchner avait tenté, plus ou moins vainement, on doit s'en souvenir, de mettre celle-ci en œuvre à partir de 2007, avant d'être remplacé par Mme Alliot-Marie. L'État qui se prétend patrie des droits de l'Homme ouvrait donc le 12 juillet à Pyongyang un bureau de coopération en Corée du Nord.
Finalement on semble donc au quai d'Orsay décidé à en revenir au bon vieux temps du monstre froid gaullien. Peu importe l'horreur des dictatures avec lesquelles on s'accorde. L'important reste de marquer la différence avec les schémas occidentaux, ceux que les nostalgiques de Lénine appelaient autrefois “l'impérialisme”.
Dans le débat sur l'identité nationale, l'ancien dauphin de Jacques Chirac, devenu maire de Bordeaux, avait fait clairement comprendre sa conception de la France. Cette vision est supposée inspirer son action extérieure : “La question 'qu'est-ce qu'être français ?' ne se pose pas vraiment. Nous connaissons la réponse. La devise de la République : liberté, égalité, fraternité reste d'une actualité totale. Ajoutons-y la laïcité et on a l'identité française”(2)
Le péremptoire personnage confond donc, après tant d'autres, un pays et un régime politique, assez récent dans l'Histoire nationale et qui ne totalise pas 150 ans de durée additionnée de ses 5 versions successives. Cette erreur trop répandue réduit la réalité historique et géographique d'une terre et d'un peuple à quelques concepts abstraits plutôt vagues.
On remarquera d'ailleurs que les termes utilisés, évidemment en vue d'évacuer la question de l'immigration, ne pèsent pas lourds eux-mêmes dans le raisonnement de ce technocrate. Il affirme, en toute logique, que “la question ne se pose pas vraiment” de leur compatibilité avec l'implantation désormais massive d'une jurisprudence précise qui professe tout simplement : “celui qui change de religion, tue-le”.
Car les principes peuvent toujours être interprétés, certes, dans leur sens le plus noble. Ainsi de la liberté, de l'égalité, de la fraternité. Très beau sur le papier. On voit mal d'ailleurs au nom de quoi ces trois mots appartiendraient en exclusivité à la grammaire d'une seule nation. Depuis assez longtemps le mètre étalon conservé au pavillon de Breteuil à Sèvres ne constitue plus la référence mondiale des poids et mesures.
On peut, d'autre part, retourner la signification des plus fières devises. “Un pour tous, tous pour un”, très sympathique chez les Trois Mousquetaires, prend une toute autre tournure dans le contexte des magouilles arrivistes et des exclusives où se sont définitivement déshonorées la plupart des loges maçonniques laïciste.
L'exemple de l'attitude envers les Khmers rouges permet de mieux comprendre la logique “libératrice” dans laquelle s'inscrit la tradition de M. Juppé.
En 1970, Paris avait coupé les ponts avec le gouvernement cambodgien. Celui-ci cherchait, avec l'aide des Américains à enrayer la guérilla communiste. Double erreur bien évidemment : on n'arrête pas le progrès et surtout pas avec de tels alliés.
Le 12 avril 1975, avant même la prise de la capitale par les hommes de la forêt, la république française avait reconnu le nouveau régime comme “libérateur”.
Le 17 avril 1975, selon le titre historique “les chars des Khmers rouges entrent dans Pnomh Penh libérée”. Ce jour-là les rédacteurs du Monde, et tous les neutralistes de la diplomatie post-gaullienne, eux aussi, se montrent dithyrambiques. L'euphorie laissera vite la place à la Terreur.
Car, aussitôt dans la ville, les soldats communistes vêtus de noirs entreprennent d'en chasser des centaines de milliers de personnes. Chacun sait aujourd'hui qu'il s'agissait du début du génocide cambodgien. Évacués vers les rizières ces travailleurs forcés mourront de faim, et des mauvais traitements infligés par leurs geôliers staliniens. L'exode fut réalisée en un temps record de 3 jours. Tous les témoignages accablent cette horreur.
Le 20 avril, dans l'ambassade de France sont réfugiées un certain nombre de personnalités. Parmi elles se trouve le président de l'Assemblée nationale Ung Bun Hor.  Les gendarmes français le livreront, sur ordre, aux Khmers rouges. Voilà ce que l'un d'eux déclarera 30 ans plus tard : “J'étais un simple exécutant. Il ne voulait pas y aller, il faut être franc. Il devait se douter de ce qui arriverait. Il s'est débattu, on l'a poussé. De toute façon, les Khmers rouges l'auraient chargé de force.” (3) Le consul Jean Dyrac, croisant un reporter britannique du Sunday Times, John Swain, lui aurait confié, livide : “Nous ne sommes plus des hommes”.
En 1999, la veuve de la victime, naturalisée française, portera plainte, convaincue que la décision de livrer son mari aux assassins communistes a été prise au plus haut niveau de la république. (4)
À Paris en revanche on parlera, à partir du 9 mai, en triturant une dépêche Associated Press en provenance de Bangkok, de la “gentillesse” des libérateurs Khmers rouges. “Le Monde” manifestera son sens de la pudeur en mettant des guillemets au mot “gentillesse”,– mais en l'imprimant tout de même. Au contraire, “L'Humanité” le reprendra à son compte pendant plus de deux ans.

C'était, il est vrai, la grande époque de l'union de la gauche, du programme commun et de la marche au pouvoir de Mitterrand allié aux communistes. Comme le temps passe.
Apostilles
  1. publié par Le Monde dans l'édition papier datée du 13 juillet, donc le 12, cet entretien a été nécessairement réalisé au plus tôt le 11.
  2. cf. Figaro en ligne et AFP le 20 décembre 2009.
  3. cf. Le Monde en ligne le 26 février 2010. .
  4. À l'époque le chef de l'État s'appelait Giscard et le chef du gouvernement Chirac.

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