lundi 19 décembre 2011

LE GROUPE HIELSCHER, 1933-1945 : Un travail de sape contre le national-socialisme

[Friedrich Hielscher témoignant en faveur de Wolfram Sievers au procès des médecins de Nuremberg en 1946]
fh4510.jpgDe 1931 à janvier 1933, Friedrich Hielscher réunit autour de la dernière revue qu'il édita, Das Reich, tous ceux avec lesquels il constituera, après la prise de pouvoir par les nationaux­socialistes, son propre groupe de résistance. Son objectif est alors de recruter, dans les milieux sociologiquement importants — l'armée, la SS, l'administration, l'économie ou l'agriculture —, des hommes et des femmes prêts à résister en recueillant, grâce à leur position, les informations nécessaires pour aider les personnes menacées ou poursuivies, leur faire passer la frontière, les protéger contre l'emprisonnement avant de passer à la phase de renversement du régime.
F. Hielscher travaille lui-même au service de l'Ahnenerbe où, sans avoir jamais été membre du parti, il s'occupe d'ethnologie et d'histoire des religions.
Au sujet de ses faits de résistance, F. Hielscher nous a laissé, les 25 et 26 juillet 1945, un rapport écrit dont nous extrairons ci-après plusieurs citations, car il s'agit d'un document exceptionnel, en raison notamment de sa date, puisqu'il a été rédigé immédiatement après l'effondrement de mai 1945. Ce document est intitulé « Rapport sur le travail souterrain entrepris contre le national-socialisme ». Il figure dans le dossier n°598 de la Wiener Library de Tel-Aviv (Israël) : Secret Help to Persecuted Jews (Hielscher Croup).
« Il existait, avant 1933, entre les nationaux-socialistes et les communistes, un certain nombre de mouvements et de groupes plus modestes, qui bouclaient, Stalpour ainsi dire à l'arrière, le demi-cercle que décrivaient, à l'avant-scène et de la droite à la gauche, les nationaux-allemands, le Parti populaire allemand, le centre, les démocrates et la sociale-démocratie La plupart du temps, ces petits groupes n'avaient pas de nom particulier. Leur dénominateur commun était le rejet du grand capital et de la grande propriété foncière. Il faut ici mentionner les groupes du capitaine Ehrhardt, d'Ernst Jünger, d'Ernst Niekisch, de Beppo Römer, du capitaine Stennes, d'Otto Strasser, d'August Winnig, de Hans Zébrer. Notre groupe faisait lui aussi partie de cette nébuleuse. En politique intérieure, il était partisan de l'État fédéral et, sur le plan économique, d'un dirigisme d'État où existerait, sous l'autorité publique, une sous-propriété de type féodal. En politique étrangère, il considérait la République de Weimar, tout comme la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis, comme un État capitaliste à combattre, face auquel une Allemagne libre et révolutionnaire devrait un jour ou l'autre s'allier à la Russie et aux peuples opprimés d'Asie.
« D'emblée, il apparut à notre groupe que la création d'un nouveau parti n'était pas la voie à suivre. Nous préférions disposer d'un nombre suffisant de gens capables d'ordonner et d'imposer, dans n'importe quel domaine de compétence ou d'activité, la solution qu'imposait la situation. Dès cette époque, il y eut des contacts très étroits avec les différents groupes et partis (la maison Salinger). Nous tenions en effet à ce que chacun de nos membres cristallise sur sa personne le maximum de contacts, de liaisons et de relations.
« En 1933, quand Hitler arriva au pouvoir, tous ces groupes — ayant survécu à la disparition des partis — ne tardèrent pas à se différencier les uns des autres par la manière dont ils poursuivaient la lutte contre le nouveau régime. Otto Strasser, par ex., s'enfuit à l'étranger, d'où il dirigea les activités de ses fidèles en Allemagne. Ernst Niekisch tint des réunions secrètes, et c'est au cours de l'une d'entre elles qu'il fut un jour appréhendé. Nous avons, quant à nous, choisi de travailler de manière totalement souterraine, donc de ne plus nous afficher comme groupe, apparemment éparpillés aux quatre vents devant le succès du parti vainqueur. Selon un plan concerté, mais discuté préalablement au cas par cas, nos hommes s'infiltraient dans le Parti, où ils accédaient, selon les besoins et les possibilités, aux postes et aux fonctions d'où il nous était possible soit de recruter, soit de tisser des contacts, soit d'investir des domaines de compétence, soit de venir en aide à des personnes traquées (...)
« Après mon déménagement à Meiningen (1937), et avec l'intensification de nos activités dans l'Ouest et le Sud de l'Allemagne, notre point de vue sur l'État prussien et aussi, du fait de l'administration nationale-socialiste, sur toute forme d'économie dirigée, se modifia. Nous nous aperçûmes que l'ancienne tradition de liberté collective, que nous voulions faire revivre par un renouveau de l'État et de l'économie, était conforme à l'idéal démocratique de la Suisse ou de la Suède, par ex., et que le mode de gouvernement d'un Hitler et d'un Staline étaient tout aussi "grand-slaves" ou "petit-slaves" que ceux de Ziska et de Benesch ou, en tout cas, que ceux des Hohenzollern ou des Habsbourg. Nous prîmes conscience que, face à ces systèmes, tous les peuples d'Occident avaient depuis toujours postulé la liberté et la dignité de l'homme — et par conséquent, le libre-arbitre dans la décision et l'action collectives. C'est pourquoi ces peuples devaient être réunis dans une confédération à droits égaux, où chacun conserverait ou acquerrait sa liberté. Or, ces peuples étaient de fait menacés dans leur essence et dans leur existence par les konzerns, les trusts, les propriétés latifundiaires, comme par tout système économique dictatorial, étatique ou collectiviste.
« Ce cheminement intellectuel était déjà parvenu à son terme quand la guerre éclata.
« Nous savions dés le début que cette guerre entraînerait, et devait nécessairement entraîner, l'effondrement du national-socialisme. Que faire ? Aucun des groupes qui avaient pu continuer à travailler en secret ne pouvait, à lui seul, renverser la dictature de masse. Ensemble, ils ne le pouvaient d'ailleurs pas davantage sans l'aide de l'armée. D'où la première question que nous nous posâmes : dans quelle mesure et jusqu'où étions-nous d'accord avec les autres groupes ? Et la seconde : pouvions-nous, en joignant nos efforts aux leurs, amener la Wehrmacht (en clair : un nombre suffisant de généraux supérieurs) à entreprendre cette lutte ? (...)
« Il s'avéra quasiment impossible (contrairement à un espoir largement répandu dans la population) de gagner à notre cause les généraux. Seeckt était devenu le fossoyeur de la Wehrmacht. Lorsque l'armée de Hindenburg fut réduite à trois cents, puis à deux cents, puis à cent mille hommes, Seeckt avait choisi les têtes qui, premièrement étaient suffisamment intelligentes pour maîtriser une tâche difficile, deuxièmement étaient dévouées corps et âme à leurs supérieurs (et donc paresseuses), et troisièmement (conséquence logique du deuxième point) évinçaient impitoyablement tout concurrent à la mangeoire commune. C'est ce type de carriéristes, de petits chefs qui ont accédé au maréchalat, pour le clinquant de la gloire. De ceux-là, il n'y avait rien à espérer. Quant aux rares qui étaient restés purs, il leur était impossible de s'extraire de leur monde étroit et confiné. Ils dépendaient finalement du jugement de ceux que le contexte social leur faisait côtoyer. Et ceux-là n'étaient autres que les représentants de la grande propriété foncière et de la grande industrie. Leur chef de file était le docteur Goerdeler, aux qualités humaines irréprochables, mais politiquement désespérant et manquant de prudence. Les quelques généraux qui avaient désormais pour nous une importance décisive n'écoutaient que lui ! Nous fûmes donc obligés de le fréquenter, ce qui en clair signifiait : le laisser faire jusqu'au moment où le renversement du régime aurait réussi. Mais nous nous méfions tellement de son imprudence et de son entourage que nous refusions de le rencontrer personnellement, et mettions même en garde les hommes de liaison d'autres groupes contre toute rencontre avec lui.
« Comme nous n'étions nullement sûrs que Goerdeler et ses généraux mettraient vraiment à exécution l'attentat dont nous avions longuement discuté, nous préparâmes notre propre attentat, prévu pour l'automne 1944. Mais la vague d'arrestations qui suivit l'essai manqué du 20 juillet 1944 nous empêcha de mettre notre projet à exécution (...)
« D'une manière générale, notre travail s'effectuait grâce à la complicité d'un trio de notre groupe, qui contrôlait un réseau de renseignements, de laissez-passer et d'entraide : Wolfram Sievers, Schuddekopf et Schade nous transmettaient en permanence les renseignements de la direction centrale de la SS, du SD et de l'Abwehr auxquels ils pouvaient accéder du fait de leur position. Délivrant passeports et laissez-passer, truquant les missions de recherche et les voyages officiels, finançant ce travail sur le budget de leurs services, ils prenaient tous les risques, sachant pertinemment que s'ils venaient à être découverts, la sanction serait plus sévère encore en raison de leur grade élevé dans la hiérarchie — et que, dans l'autre camp, ils n'échapperaient pas aux poursuites des Alliés qui les prendraient pour des nazis. Sievers parvint à me faire délivrer un laissez-passer de chef de service de l'état-major personnel du Reichsführer SS, alors que je n'avais jamais été chef de service (ni d'ailleurs membre du parti, et encore moins de la SS). Il alla même, le jour de mon mariage, jusqu'à mettre à ma disposition les locaux de l'Ahnenerbe, d'où il fit retirer, pour la circonstance, tous les portraits de Hitler, etc. (...)
 « Il osa même organiser mon voyage dans le ghetto [de Lizimannstadt] (...) afin de pouvoir y sauver des personnes qui y avaient été transférées. Après mon arrestation (pour participation à l'attentat du 20 juillet), non seulement il demeura inébranlable lors de son interrogatoire ("Avouez que Hielscher a traité en votre nom avec le comte Stauffenberg !" — la question eût désarçonné un plus faible que lui), mais il me fit encore sortir de prison et c'est lui, pour finir, qui prit en main le second attentat. Celui-ci visait Hitler et Himmler aux environs de l'Obersalzberg — Himmler surtout, car c'est lui qui contrôlait l'appareil sans lequel Hitler n'eût jamais pu rétablir la situation avec toute la rapidité nécessaire (...)
« Mon arrestation marqua la paralysie du dernier groupe qui luttait encore contre le parti. Quand je fus libéré, un champ de ruines s'offrit à ma vue. À ce jour, il m'est encore impossible de déterminer avec certitude qui fut pendu et qui ne le fut pas ».
F. Hielscher fut arrêté par la Gestapo le 2 septembre 1944 à Marburg, son nom figurant sur des documents trouvés lors de perquisitions consécutives au 20 juillet 1944. Wolfram Sievers réussit, depuis la direction centrale de la SS, à faire croire à la Gestapo que F. Hielscher, membre de l'Ahnenerbe, détenteur d'un laissez-passer de chef de service du Reichsführer lui-même, n'avait strictement rien à voir avec l'attentat et que son internement dans un camp de concentration ne ferait que le jeter dans les bras des ennemis du national-socialisme. Le 2 janvier 1945, Hielscher fut expédié à titre disciplinaire et probatoire, avec le grade de caporal de la Wehrmacht, dans une unité de renseignements à Nedlitz. Au bout de 3 mois passés à l'état-major de cette unité, il la quitta et, début avril, se rendit à Göttingen où les Américains tirent leur entrée le 8 avril. Du 6 au 9 mai, il gagne en bicyclette Marburg, où sa femme Gertrude se trouve à l'hôpital. C'est pendant ce trajet que se produisit, le 8 mai 1945, l'effondrement qu'il avait attendu et appelé de ses vœux.
► Marcus Beckmann, Nouvelle école n°48, 1996. http://vouloir.hautetfort.com

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