lundi 19 mars 2012

Retrouver René de La Tour du Pin

Voici un ouvrage doublement exceptionnel, le fruit de la rencontre par-delà les générations d'un grand soldat et d'un grand avocat, tous deux soucieux des remèdes politiques à la peine des hommes dans un monde de plus en plus dominé par l'Argent. L'auteur, Me Antoine Murat, brillant orateur d'Action française, à la veille de son centième anniversaire – car il est né la même année que L'Action Française quotidienne ! – a voulu, grâce à l'aide affectueuse et attentive de son petit-fils l'abbé Christian Thouvenot, recteur de l'Institut universitaire Saint-Pie X, laisser aux hommes d'aujourd'hui le témoignage de l'admiration qu'il a éprouvée tout au long de sa carrière d'avocat pour celui qui fut son maître en questions sociales, le colonel René de La Tour du Pin-Chambly, marquis de La Charce (1834-1924).
 
Aux prises avec son temps
Me Murat, dans cet ouvrage que préface notre ami l'historien René Pillorget, fait vivre son héros sous nos yeux, nous invite à partager ses observations et nous conduit selon la plus pure application de l'empirisme organisateur cher à Maurras à adopter ses conclusions toutes naturelles, totalement exemptes d'idéologie. Transmis par son père, le sens chrétien des obligations envers autrui ne quitta jamais La Tour du Pin au cours de sa carrière militaire, qui le conduisit des champs de bataille de Magenta, de Solférino, d'Algérie aux durs moments de la défaite de 1870, puis de la captivité à Aix-la-Chapelle, puis dans l'horreur des exactions de la Commune et de la répression impitoyable qui s'ensuivit. Ensuite il fut nommé attaché militaire à l'ambassade de France à Vienne.
Il sut toujours profiter des rencontres qui se présentaient, que ce fût à Paris avec ses amis le comte Albert de Mun, comme lui disciple de Frédéric Le Play, et Maurice Maignen, ardent animateur des conférences Saint-Vincent de Paul, qui dans le cadre de l'oeuvre des cercles ouvriers venait en aide aux ouvriers livrés à la misère et à l'isolement par la loi Le Chapelier, ce cadeau de la Révolution de 1789 ! – ou que ce fût en Autriche et en Suisse avec des catholiques sociaux dégagés des utopies libérales, dont quelques grands évêques qui firent appel à lui pour préparer la grande encyclique "sociale" que Léon XIII publia en 1891, Rerum Novarum – ou que ce fût encore à Frohsdorf avec l'héritier des rois de France Henri V comte de Chambord...
 
L'ordre corporatif
Le Prince avait dès 1865 publié une Lettre sur les ouvriers, véhémente protestation contre la législation individualiste, contre la concurrence effrénée, contre le privilège industriel, tous ces maux auxquels, dans la grande tradition capétienne, il opposait l'association, la constitution volontaire et réglée de corporations libres. Ce langage allait être celui de La Tour du Pin, car ce gentilhomme de vieille lignée était royaliste. Et non par nostalgie ! Me Murat l'oppose au maladif Chateaubriand : La Tour du Pin, lui, « vit aux prises avec son temps. Il sait que la royauté est nécessaire, que la Révolution est un mal, le mal du monde moderne. Royaliste de sentiment et de raison, d'instinct et de volonté, il consacre ses forces à instaurer une monarchie représentative, à la fois traditionnelle et actuelle. »
La Tour du Pin voulait ce régime pour en finir avec l'école économique qui considère le salarié comme une « chose » (loi de l'offre et de la demande), et avec celle qui le considère comme une « bête » (collectivisme égalitariste), afin de pouvoir le considérer comme un « frère » recevant ce qui est « nécessaire à la subsistance d'une famille laborieuse dans la société humaine, pour chacune selon sa condition » selon les moeurs chrétiennes. Dans cet esprit, un autre pionnier, Émile de Romanet, allait créer à Grenoble la première caisse en France d'allocations familiales, tandis que nombre de députés catholiques et monarchistes, qui apparaissent dans ce livre, allaient se montrer à l'avant-garde des grandes lois sociales.

Contre les féodalités
La leçon de La Tour du Pin reste qu'en matière sociale, les bonnes intentions les plus charitables ne suffisent pas. Il faut, pour qu'elles débouchent sur une véritable justice sociale, qu'elles soient étayées par des institutions. D'où son grand projet d'un « ordre corporatif » fondé sur les nécessités les plus naturelles, avec à la base le foyer et l'atelier, puis les cantons et les provinces largement décentralisées fondant une juste représentation du pays réel devant un État lui-même libéré de toutes considérations électoralistes, donc royal, pour être réellement arbitre et chef et protéger le peuple contre les féodalités qui "font" l'opinion.
N'oublions pas que c'était le temps où la République préférait "instruire" le peuple plutôt que de lui donner les moyens de vivre décemment. Ce soldat aristocrate, catholique et royaliste, en qui l'Action française se retrouve exactement, était en avance sur son temps et ses positions sociales effarouchaient les bourgeois libéraux, comme aujourd'hui encore, pensons-nous, ce livre exaspérera une droite "bien pensante" qui ne veut pas voir que le libéralisme devenu européiste, mondialiste et "délocalisateur" fait le malheur du travailleur français et que le refus de concevoir une organisation corporative des métiers débouche sur un pullulement de corporatismes qui n'en sont que la féodale caricature. On le voit : Me Murat nous incite à des réflexions de grande actualité. Qu'il en soit loué !
MICHEL FROMENTOUX L’Action Française 2000 du 12 au 18 juin 2008
* Antoine Murat : La Tour du Pin en son temps. Éd. Via Romana, 384 p.,
29 euros.

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