mercredi 4 avril 2012

7 octobre 1571 : Bataille de Lépante (4ème partie)

Victoire de Pavie et trahison du Pape Clément VII
Le Pape Giulio de Medici, alias Clément VII, 2 ans après la chute de Rhodes, n’appelle pas les grandes puissances européennes à enterrer leurs conflits périphériques ; il n’exhorte pas François Ier et Charles-Quint à unir leurs forces et leurs ressources pour sauver la Méditerranée. Non, en reniant la politique pro-impériale et anti-turque de ses prédécesseurs, il s’allie secrètement, en 1524, à la France de François Ier, en même temps que Florence et Venise, contre l’Espagne et le Saint-Empire qu’il estime être redevenu “gibellin”, comme au temps des Hohenstaufen, dont la couronne d’Aragon, finalement, était l’héritière en Sicile et à Naples. Pour ce pape à courtes vues, pas question d’avoir un héritier des Hohenstaufen tout à la fois en Italie du Nord et en Italie du Sud, coinçant du même coup les États pontificaux entre une enclume napolitaine et un marteau milanais. Fort de cette bénédiction d’un pape sans culture géopolitique, le vaniteux François Ier, dans l’intention de se saisir du Milanais, franchit les Alpes au Mont Cenis et envahit la plaine du Pô. En octobre 1524, il s’empare déjà de Milan et marche aussitôt sur Pavie, où il compte passer l’hiver.
Le 21 février 1525, l’armée impériale l’y surprend ; elle est commandée par le Connétable Duc de Bourbon, un Français de haut lignage que François Ier a lésé et offensé. L’armée de François Ier est essentiellement composée de lansquenets suisses, maîtres dans l’art de manier la pique. Face à eux, une armée impériale drillée à l’espagnole, c’est-à-dire entraînée à combiner piques et arquebuses, une stratégie qui parvient à briser les charges de cavalerie par le double effet des murs de piques et des salves darquebuses. Au soir de la bataille, François Ier est prisonnier : il a rendu son épée au Comte Charles de Lannoy. Transféré à Madrid, le roi de France promet de renoncer définitivement à la Bourgogne, à Naples et à Milan. Une fois libéré, il s’empresse de renier sa parole et de faire décréter le Traité de Madrid “nul et non avenu”.
Le 22 mai 1526, François Ier adhère à la “Ligue de Cognac”, concoctée par le Pape Clément VII, petit nationaliste avant la lettre, qui veut une Italie sans présence impériale ou espagnole, avec, uniquement, à la rigueur, une armée française comme masse de manœuvre pour contrer les autres et à laquelle il ferait appel, si bon lui semble, avant de la congédier à sa guise. Du danger turc ante portas, il n’a aucune idée, il ne prépare aucun projet pour le conjurer. Charles Quint n’a pas la moindre intention de défier l’église ou de supprimer la papauté comme le demandent les luthériens qui embrasent l’Allemagne et en disloquent la cohésion. Mais il ne peut pas admettre un pape aux vues aussi mesquines, allié à des cités marchandes qui n’ont pas conscience de l’intérêt général du continent et ne visent que leurs profits à court terme et à un roi de France vaniteux qui ne se rend pas compte des enjeux réels en Méditerranée ni de l’exiguïté de l’orbe euro-méditerranéen ni du danger que représente une armée ottomane à Belgrade pour tout le centre de l’Europe.
François Ier n’a même pas conscience de l’intérêt à long terme de la France : les Ottomans à Belgrade, cela signifie la présence d’une volonté géopolitique non romaine, donc non européenne, sur une position clef des réseaux fluvial et routier de l’Europe. Une volonté géopolitique ennemie à Belgrade, cela signifie la porte ouverte vers Budapest, Vienne, le Danube jusqu’à la Forêt Noire et, enfin, jusqu’à la trouée de Bâle que les Allemands appellent la “Porte de Bourgogne”. Qui franchit la “Porte de Bourgnogne” se trouve facilement en Bourgogne, par le Doubs, sur le plateau de Langres, en Champagne et en Ile-de-France. Ce savoir géographique, même en l’absence de cartes précises, était connu et maîtrisé du temps des Romains. Et les Ottomans le connaissaient aussi.
Quand il adresse l’une de ses lettres de remontrances au pape, Charles Quint lui rappelle, dans la langue de l’époque, compénétrée de vocables religieux, qu’il “a failli à ses devoirs envers la chrétienté, l’Italie et même le Saint Siège”. Faillir à ses devoirs envers la chrétienté, cela signifie, en clair, faillir à ses devoirs envers l’Europe, avoir désobéi aux lois de la géopolitique européenne. Le pape paiera cher son étourderie : ses alliés milanais seront vaincus, François Ier ne volera pas à son secours et, finalement, le 6 mai 1527, une armée impériale germano-espagnole, sous le commandement du Connétable de Bourbon, entre dans Rome. Presque immédiatement, le Connétable est tué d’un coup d’arquebuse. Ses hommes vont le venger. Et très durement. Rome, qui a trahi l’Europe et donc aussi la romanité, sera mise à sac pendant 4 jours et 4 nuits, avant l’arrivée de Pompeio Colonna, un Romain fidèle à l’Empire et à l’Espagne qui rétablira l’ordre avec ses 8.000 soldats.
Le désastre de Mohacs et le premier siège de Vienne
La Hongrie était restée un bastion inexpugnable tant qu’y dominait le système efficace, mis en place par Janos Hunyadi et son fils Matthias Corvinus. Mais 2 rois, Vladislas II Jagellon et Louis II ruinent l’œuvre politique des 2 grands “Gubernatores” de la Hongrie du XVe siècle. L’armée redevient une “ost” médiévale, tenue par une aristocratie trop faible en nombre. Le paysannat est privé de tout droit et n’est plus appelé à servir pour faire masse face aux armées ottomanes. Les Ottomans avaient déjà emporté une petite victoire significative en avançant leurs troupes dans la vallée de la Save. En 1521, ils s’emparent de Belgrade. Louis II sait que son armée féodale est insuffisamment nombreuse pour endiguer l’invasion. Il fait appel aux souverains occidentaux : empétrés dans leurs propres guerres, ils ne répondent pas à l’appel de la Hongrie, imaginant sans doute qu’elle est toujours le solide bastion qu’en avaient fait Hunyadi et Corvinus.
Le 29 août 1526, alors que l’empereur Charles Quint doit toujours faire face à l’alliance fatidique du pape Clément VII et du roi de France François Ier, les Turcs passent à l’offensive et battent à Mohacs l’armée royale hongroise de Louis II, qui est tué dans la mêlée, avec l’archevêque Tomory de Kalocsa, dont la tête sera promenée en trophée dans le camp ottoman. Parmi les morts : un autre archevêque, celui de Gran, et 5 de ses évêques. Des 28.000 soldats hongrois, slavoniens et pontificaux qui participèrent à la bataille, il n’y eu que 4.000 survivants. Le 10 septembre, le Sultan entre triomphal dans la capitale, Buda, mais s’en retire dès le 17. Le poète hongrois Vörösmarty écrivit un poème au XIXe siècle, résumant la tragédie hongroise de Mohacs :
“Mohacs, champ de deuil,
Trempé du sang des héros,
Où furent submergés les guerriers
Par le flot des Ottomans.
Mohacs, sur ton sol,
On porta en terre,
Le demi millénaire de grandeur
Du Royaume de Hongrie”.
Il s’ensuivit une querelle intérieure : qui doit succéder au roi qui vient de mourir au combat ? Janos Szapolyai, un Hongrois, ou Ferdinand de Habsbourg, frère de Charles-Quint ? Et la querelle s’envenime, alors que les Turcs n’avaient pas exploité immédiatement leur victoire et s’étaient retirés vers le sud, sans doute par crainte de tomber sur l’armée impériale. Les Européens, une fois de plus, perdent un précieux temps à se quereller entre eux plutôt que d’affronter, toutes forces mobilisées, l’ennemi commun. Ferdinand offre aux Hongrois cruellement vaincus par les Turcs la garantie du secours de l’armée impériale en cas de nouvelle offensive ennemie.
Szapolyai, en fin de course, s’allie aux Turcs et à François Ier, rappellant ainsi l’armée de Soliman Ier en Hongrie. Elle s’avancera profondément dans l’espace danubien et mettra une première fois le siège devant Vienne en 1529. En effet, le Sultan estime la Hongrie trop éloignée de ses bases balkaniques et anatoliennes, il préfère agir par personne interposée ; avec l’appui de Szapolyai, il veut faire de la Hongrie un État tributaire et tampon, qu’il n’annexe pas directement à son empire. La Hongrie est alors divisée en 2 : la partie inféodée aux Ottomans par la soumission de Szapolyai et celle que contrôle Ferdinand qui, en plus, s’empare définitivement de la Bohème, de la Moravie et de la Silésie.
Après la défaite des Serbes et des Bulgares à la fin du XIVe siècle, après celle des Hongrois à Mohacs en 1526, le bloc de Ferdinand, avec l’Autriche, la Bohème, la Moravie et la Silésie constitue dorénavant la première ligne européenne, au beau milieu du continent. L’affrontement n’a plus lieu en périphérie du bloc civilisationnel euro-chrétien, loin des centres névralgiques du continent, mais en son centre même. Si celui-ci tombe, le continent est perdu. Et le choc ne tarde pas.
Le Sultan plante sa lance, ornée à la mode turco-mongole d’une queue de cheval, dans le sol autrichien, devant les murs de Vienne, que les Turcs appellent poétiquement la “pomme d’or”. Nous sommes le 12 septembre 1529. le Sultan a bien calculé son coup : Charles-Quint, il le sait, affronte François Ier à l’Ouest et ne pourra donc pas voler au secours de son frère. Il espère se saisir de la “pomme d’or”, du siège de l’impérialité germanique. Vienne est défendue par 8.000 lansquenets et 1.700 reîtres cuirassés, sous le commandement du vieux Comte Niklas von Salm. 3 fois, les Ottomans, qui n’ont pas d’artillerie lourde mais seulement quelques pièces légères, ouvrent des brèches dans les murailles de la cité danubienne. Chaque fois, les assauts des janissaires sont repoussés par les lansquenets allemands. L’hiver arrive au secours des Impériaux. Le froid et les pluies glacées, les frimas et la neige, ont raison du moral des Ottomans, habitués à des climats plus cléments. Ferdinand rameute catholiques et protestants et avance à marches forcées pour bouter dehors les Turcs.
Avant l’arrivée de ces soldats, qui ne craignent pas l’hiver, Soliman Ier lève le siège le 16 octobre. Les 150.000 soldats ottomans retournent à Buda, avant de reprendre le chemin du sud. Ils reviendront narguer les Viennois en 1532, en passant sous leurs murs, avant de ravager la Styrie et de repartir vers la Hongrie. L’ami de Soliman Ier, Ibrahim Pacha, menace : “Nous soutiendrons le roi Janos (Szapolyai) tant et si bien que, lorsqu’il le voudra, nous réduirons non seulement Ferdinand en poussière mais aussi ses amis (c’est-à-dire l’empereur Charles) et, avec les sabots de nos chevaux, nous transformerons leurs montagnes en plaines”. Après Mohacs, après les démonstrations de force devant Vienne en 1529 et en 1532, les Ottomans sont bel et bien les vainqueurs sur terre.
1530 : l’année où le vent a tourné
Au moment où Soliman Ier quitte Vienne en octobre 1529, Kheir ed-Din attaque en mer, dans le bassin occidental. Il envoie son lieutenant, le capitaine Caccia Diabolo, comme le nomment les Italiens, vers les Baléares, où il bat la flotte espagnole. Les Barbaresques pillent alors de fond en comble les côtes du pays de Valence et reviennent en triomphe à Alger, chargés de butin, avec des centaines de Morisques d’Espagne qui ont demandé à se réfugier en Afrique du Nord, et 1.000 galériens musulmans libérés. L’année 1529 a donc été une année terrible pour l’Europe : les Ottomans se sont enfoncés profondément vers le cœur de l’Europe danubienne, ils ont promené leurs chevaux au pied des Alpes de Carinthie, ils ont mis la Styrie à feu et à sang. Les Barbaresques ont démontré, avec Caccia Diabolo, qu’ils circulaient, combattaient et pillaient à leur guise en Méditerranée occidentale. Tout cela, à cause de la sottise et de l’impéritie d’un pape, Clément VII, et de la trahison du roi de France, qui fournit aux pirates algérois des pièces d’artillerie lourde, qu’ils utiliseront un an plus tard contre les Espagnols qui tiennent toujours la Tour de Navarro en face du port d’Alger. En cette année fatidique, l’Europe a frôlé l’anéantissement total.
L’Europe, malgré ses divisions, malgré son incapacité à penser son propre destin géopolitique, finit toujours par se sauver in extremis. L’historien anglais Barnaby Rogerson estime, pour sa part, que c’est le revirement de l’Amiral génois Andrea Doria qui va faire tourner la fortune des armes. Gênes était l’alliée de François Ier, donc, par ricochet, des Barbaresques et du Sultan. Andrea Doria a le sentiment de servir là une bien mauvaise cause, d’autant plus que l’arrogance des Français l’insupporte, car ils jouent de surcroît double jeu en occupant les places fortes de Gênes, sous prétexte de les protéger, et s’apprêtent à en ouvrir les portes aux Barbaresques, comme ils le feront plus tard à Toulon. Refusant cette mainmise française sur les terres génoises, Doria passe avec armes et bagages dans le camp de la légitimité impériale et offre ses services à Charles Quint, qui ne pourra que s’en féliciter. L’empereur lui laisse une grande liberté de manœuvre, y compris pour ses activités de course. Les résultats ne se feront pas attendre : Doria attaque le port de Cherchell à l’ouest d’Alger en 1531. L’année suivante, il passe à l’attaque dans le bassin oriental, et débarque en Grèce pour y mener avec succès des opérations de harcèlement. L’Empire ottoman était loin d’être vaincu, mais nous assistons aux premiers coups d’épingle de l’Europe assiégée, qui se bat pour éviter l’étranglement total, où quelques esprits hardis commencent à voir le véritable enjeu et le mortel danger que court la chrétienté.
La prise de Tunis
En 1530, Charles-Quint confie l’île de Malte et la place de Tripoli en Libye aux Chevaliers de Rhodes. Ils feront de l’île une forteresse inexpugnable. Dès 1531, ils alignent une grande caraque, la “Sant Anna”, bien dotée en canons, qui, un jour, seule, met en déroute une flotte turque de 25 bateaux. Pour venger ses déboires en Grèce et face à la “Sant Anna”, Barberousse ravage la Calabre en 1534, prend la ville de Reggio et réduit toute la population en esclavage, qui est amenée à Constantinople. Charles Quint décide de réagir : l’armée hispano-impériale débarque en juin 1535 à Tunis, que commande l’empereur lui-même. La flotte avait été assemblée à Barcelone pour transporter 12.000 soldats. Elle passe ensuite au large des Baléares puis mouille en Sardaigne, où 22.000 autres hommes de troupe s’embarquent pour la Croisade : les peuples de la Méditerranée occidentale ont la claire volonté de se défendre, d’éradiquer la piraterie nord-africaine, et savent que la meilleure défense, c’est l’attaque.
Le 16 juin, la flotte impériale arrive dans le port de Carthage et établit son camp, défendu par une centaine de pièces d’artillerie. Les Européens sont revenus dans l’ancienne province romaine d’Africa. Forteresse du lieu, La Goulette tombe en une matinée, le 14 juillet 1535, alors qu’elle est pourtant défendue par une armée de 14.000 Turcs. Le 20 juillet, l’armée impériale marche sur Tunis et rencontre en chemin la formidable armée de Kheir ed-Din : 150.000 hommes. Les Impériaux sont à 1 contre 5. Ils repoussent les Barbaresques qui tentent de se réfugier dans la médina et, là, surprise, les esclaves chrétiens, révoltés, leur en barrent l’accès. Kheir ed-Din doit fuir vers Bône, puis vers Alger. Il échappe de justesse à la capture. Tunis est maintenant aux mains de l’empereur, qui délivre 20.000 Européens que les Musulmans avaient réduits à l’esclavage. Charles-Quint remet en place le roi de Tunis, qui lui fait allégeance car il est hostile à Kheir ed-Din et à la présence des Turcs dans le Maghreb oriental. Une garnison hispano-napolitaine tiendra La Goulette et les forts.
Au retour, Messine fait à Charles Quint un triomphe inédit : le petit peuple est en liesse, accourt pour le saluer car son roi et empereur l’a sauvé des raids barbaresques. L’Europe célèbre “le divin Charles, victorieux de l’Afrique”. On le compare à Scipion, vainqueur d’Hannibal. À Rome, en 1536, devant toutes les autorités de la Ville et du Saint-Siège, devant la noblesse italienne et les ambassadeurs de France et de Venise, il déclare qu’après avoir vaincu Kheir ed-Din en Afrique, il est bien décidé à se retourner contre l’allié principal du pirate : François Ier. Charles Quint entre alors en Provence, avec ses troupes espagnoles et italiennes, tandis que Doria bloque les côtes.
La Provence, qui avait été impériale jadis, puisque située sur la rive gauche du Rhône, doit, dans l’esprit de Charles Quint, revenir dans le giron du Saint-Empire et être réunie à la Savoie, pour reformer la Bourgondie ou l’Arélat du XIe siècle. Charles-Quint avance jusqu’à Aix-en-Provence puis jusqu’aux portes de Marseille. Mais François Ier, échaudé depuis Pavie, refuse la bataille et pratique la politique de la “terre brûlée” : la pauvre Provence est transformée en un désert inhospitalier, dans lequel aucune armée ne peut aisément manœuvrer ni s’assurer une logistique convenable. L’empereur Charles, tenu en échec par cette stratégie, doit rebrousser chemin, retourner à Gênes. Kheir ed-Din court toujours et le roi François n’a pas été vaincu : au contraire, il ravage les Pays-Bas. C’est là-bas qu’il faut maintenant courir et porter le fer. Même si d’autres projets, de ce fait, ne peuvent se réaliser.
30 ans de guerre sur mer avant Lépante
La longue guerre, qui conduira à Lépante, se poursuit sur mer. La flotte turque harcèle sans arrêt les littoraux d’Italie, razziés systématiquement pour le butin et les esclaves. Andrea Doria, à la tête des escadres espagnoles, désormais alliées à Venise, contre-attaque en Mer Égée. Les Turcs s’empressent de riposter : en 1538, ils s’en prennent aux comptoirs vénitiens de l’Égée, qui avaient justifié l’intervention de Doria, pillent et rançonnent la Crète sous domination vénitienne et passent en Mer Ionienne, en face du grand golfe que constitue l’Adriatique, ce bras de mer qui mène directement au cœur de l’Europe centrale.
Le 26 septembre 1538, c’est le choc. La flotte ottomane, commandée par Kheir ed-Din en personne, se heurte à la flotte européenne d’Andrea Doria. Celle-ci dispose de 171 bâtiments de combat, flanqués de 2 bonnes centaines de petites embarcations de transport, destinées à amener 50.000 soldats en Grèce occidentale. Les Européens tentent de débarquer à proximité de Preveza. Le débarquement échoue. La flotte doit se retirer. Une brève bataille navale s’engage avec l’arrière-garde chrétienne, un affrontement où Kheir ed-Din l’emporte, en dépit de son infériorité numérique. Il capture 7 galères. Venise craint pour son commerce. La “Sérénissime” demande la paix : elle s’incline devant le fait accompli, les Turcs dominent presque entièrement le bassin oriental, ils y sont la puissance hégémonique dorénavant inexpugnable. Venise ne conteste plus ce fait et garde seulement la Crète, comme comptoir et base avancée de son commerce.
33 ans plus tard, Lépante sera aussi, aux yeux des Espagnols et des Vénitiens, la revanche pour l’échec de Preveza. Les hostilités se poursuivent dans le bassin occidental : en juin 1540, les Espagnols battent une escadre barbaresque au large de la Corse et capturent son chef Turgut Raïs (ou Dragut), qui sera d’abord condamné à ramer sur la galère de Doria puis sera libéré, moyennant une forte rançon. Un jour, le Grand Maître de l’Ordre de Saint-Jean, Jean de La Valette, lui rend visite sur son banc de chiourme et lui dit, laconiquement, “Usanza de guerra” (Coutume de guerre), sur quoi le Barbaresque enchaîné aurait répondu “Y mudanza de fortuna” (Et changement de fortune). En effet, Jean de La Valette avait lui-même été prisonnier et avait ramé sur une galère barbaresque. En septembre, les pirates algérois pillent Gibraltar et détruisent tous les navires à quai, sans oser s’en prendre à la forteresse, bien défendue. Le 1er octobre, une escadre de 13 bateaux, sous le commandement de Bernardino de Mendoza, se heurte à un parti barbaresque près d’Alboran. Les Espagnols sont vainqueurs, prennent 400 prisonniers et délivrent 700 esclaves chrétiens, mais au prix de lourdes pertes. L’année suivante, c’est le désastre d’Alger : Charles-Quint voulait en finir avec le principal repère de la piraterie nord-africaine et protéger ainsi les littoraux de ses domaines contre les razzias qu’elle ne cessait de perpétrer. Il envoie une flotte de galères pour prendre la ville. Une tempête la détruit : 8.000 hommes sur 25.000 périssent noyés ou sont faits prisonniers et réduits en esclavage.
L’alliance franco-ottomane
Les malheurs de l’empereur ne sont pas terminés. En 1542, François Ier s’allie officiellement aux Ottomans. Pendant 17 ans, la guerre fera rage entre le binôme franco-turc et les autres puissances européennes. Le premier acte de guerre a lieu en mai 1543 : la flotte de Charles Quint quitte Barcelone sous les ordres de l’empereur lui-même, tandis qu’au même moment la flotte turque, commandée par Kheir ed-Din, quitte Modon / Methoni, un port du Péloponnèse. Elle est forte de 110 galères et de 40 bateaux à voiles. Son objectif ? Ravager le bassin occidental, à commencer par Reggio en Calabre. La malheureuse cité n’est pas la seule à recevoir la visite de Barberousse : Terracina, Civitavecchia et Piombino partagent bien vite son sort.
Après avoir mis les côtes italiennes à feu et à sang, Kheir ed-Din cingle vers Marseille pour faire jonction avec la flotte française, dont le capitaine général est le Duc d’Enghien. Ensemble, ils prennent Nice, alors italienne, et la mettent à sac. Les Français accordent aux Turcs et aux Barbaresques le droit de mouiller et de passer l’hiver à Toulon, qui est transformée en une enclave musulmane en terre provençale, une enclave que les Français doivent alimenter et approvisionner en toutes sortes de matériels. Après l’hiver, sur le chemin du retour, les Turcs et les Barbaresques pillent à nouveau les côtes italiennes et ravagent l’île de Lipari : 7.000 Italiens, réduits en esclavage, sont ramenés à Constantinople et y sont vendus au marché.
Pour leur barrer la route, pour verrouiller le bassin occidental, pour éviter toute réédition de la campagne de 1543-44, les Espagnols décident de prendre la place de Mahdia en Tunisie, afin de créer une ligne de défense, à l’entrée du bassin occidental, joignant Mahdia, Malte et la Sicile. De plus, les Chevaliers tiennent toujours Tripoli en Libye. La stratégie des Espagnols et de l’Ordre de Saint-Jean est d’avancer un premier pion dans le bassin oriental, d’y revenir et d’y contre-attaquer. Le 10 septembre 1547, sous les coups d’une batterie flottante, montée sur place, la forteresse tombe aux mains de l’armée de Charles-Quint, ses murailles sont pulvérisées. L’enjeu de la guerre sera désormais la maîtrise de la mer entre la Sicile, la Tunisie et la province libyenne de Tripolitaine.
Mais 1547 est aussi une année-charnière dans l’histoire du XVIe siècle. Kheir ed-Din et Martin Luther meurent en 1546. Henri VIII et François Ier en février et en mars 1547. Le siècle perd ainsi 4 de ses figures emblématiques. De plus, Ferdinand de Habsbourg a été contraint de faire la paix, vu la menace permanente qui pèse désormais sur Vienne, avec les Turcs en Hongrie. Qui pis est, l’Allemagne est déstabilisée par les guerres de religions. Et les troupes françaises peuvent à tout moment attaquer les Pays-Bas ou envahir la Lorraine. Le cœur du continent est disloqué de l’intérieur et fragilisé sur toutes ses frontières extérieures.
Soliman Ier le sait. Son armée permanente est faite pour faire la guerre, sans trêve ni repos. Il la déménage sur la frontière avec la Perse, car les Séfévides au pouvoir là-bas sont, de facto, les alliés de revers de Charles-Quint. Les Espagnols et les Italiens réalisent en ce moment un vaste programme de fortification des côtes, dressant partout des réseaux de tours de guet et de tours de signalisation permettant de repérer les corsaires barbaresques avant qu’ils ne débarquent et de faire donner des troupes mobiles, capables de les refouler. Les espions de Soliman Ier le renseignent ; il sait dès lors que le danger n’est pas imminent en Méditerranée. Ce qui lui permet de ramener sa flotte de la Mer Rouge au foyer, afin d’attaquer les Portugais dans l’Océan Indien.
Ressac corsaire en Méditerranée, banqueroute espagnole, chaos au Maghreb et guerre dans la Corne de l’Afrique
Mais la paix demeure précaire dans la zone maritime entre la Tunisie et la Sicile. Dragut, qui remplace Kheir ed-Din décédé, prend Tripoli et en chasse les Chevaliers en août 1551. L’élément le plus avancé de la ligne de défense des Espagnols et des Chevaliers est perdu. Cette perte est toutefois compensée par l’efficacité du nouveau système de défense des côtes : “l’âge d’or des corsaires barbaresques touche à sa fin, écrit Barnaby Rogerson, car les défenses côtières espagnoles fonctionnaient toujours plus efficacement”. Le butin raflé lors des raids s’amenuise. Seules victoires franco-ottomanes : l’invasion de la Corse en 1554 et 1555, après qu’elle ait été reprise par les troupes de Gênes. Dans la région de Bastia, 6.000 captifs sont amenés en esclavage. Les défenses côtières de la Corse sont partiellement détruites pour faciliter une prochaine invasion française. Cependant, force est de constater que les campagnes de Dragut n’apportent pas grand chose en matière de gains territoriaux à l’empire ottoman, sauf, sans nul doute, la prise de Bougie en 1555, l’année où Charles-Quint abdique à Bruxelles en faveur de son fils Philippe II.
En 1557, l’Espagne, épuisée par une guerre sur plusieurs fronts, doit se déclarer en état de banqueroute. Charles Quint, pour financer ses guerres et malgré l’apport du trésor des Incas, envoyé par Pizzaro pour permettre la prise de Tunis en 1535, a accumulé une dette colossale : 20 millions de ducats ! L’empereur ne peut même plus payer les intérêts de cette créance. Mais les banquiers lui font quand même confiance ! Ils savent que les lingots d’argent vont arriver du Pérou et en quantité suffisante. En Afrique du Nord, la bonne fortune de l’Espagne vient de la désunion entre musulmans : en Algérie, les tribus de l’intérieur supportent mal le pouvoir du commandant des janissaires, Hasan Qusru. Elles recevront l’appui d’une nouvelle dynastie marocaine qui conteste aux Ottomans le droit d’administrer l’Afrique du Nord. Elle apporte son soutien à l’ancienne dynastie zayyanide, exclue du pouvoir par les Turcs. Ses adversaires marocains, les représentants de l’ancienne dynastie évincée des Wattasides, eux, cherchent la protection ottomane. Ces dissensions permettent aux Espagnols de se maintenir à Oran, tout en soutenant les Saad chérifains du Maroc. Mais ils ne font que se maintenir : ils ne progressent pas vers l’intérieur du pays.
Dans l’Océan Indien, l’amiral et cartographe ottoman Piri Raïs attaque les Portugais à Ormuz, prend la ville mais non la forteresse. C’est l’échec et Soliman Ier, aigri, fait exécuter cet excellent stratège, géopolitologue et tacticien, mais donne tout de même l’ordre de réaliser les directives qu’il avait données, avant de périr ignominieusement par la main de son maître ingrat : créer une flotte pour le Golfe Persique et défendre les côtes de la Mer Rouge. Pour suivre les instructions de Piri Raïs, l’Oumma attaque ainsi l’Ethiopie copte au départ de la base de Suez. Les Portugais aident l’empereur d’Abyssinie à lutter contre les tribus des Afars et des Somalis, converties à l’islam. Un chef de guerre, Ahmad Gragn, s’était rendu maître de Harare et c’est au départ de cette base maritime somalienne qu’il harcèlera cruellement les Abyssins. Un chroniqueur, cité par Rogerson, a décrit le sort tragique de l’Abyssinie copte :
« En chaque lieu où ils triomphèrent, ils ne laissèrent que destructions et ravages, transformèrent le pays en désert. Ils emportèrent des églises les calices d’argent et d’or, les précieux tissus d’Inde, ornés de pierres précieuses... et puis mirent le feu aux édifices, avant de jeter bas leurs murs sur le sol. Ils massacrèrent tous les chrétiens adultes qu’ils trouvèrent sur leur chemin et emportèrent les jeunes gens et les jeunes filles pour les vendre comme esclaves... Neuf hommes sur dix renièrent le christianisme et se convertirent à l’islam. Une terrible famine s’abattit sur le pays ».
En 1541, un fils de Vasco de Gama arrive avec une garnison portugaise pour épauler les Abyssins. Le gouverneur ottoman du Yémen envoie 900 janissaires de sa garnison pour aider Ahmad Gragn. Le choc tourne au désastre pour les Portugais et les Abyssins. La tête de Vasco de Gama, plantée sur une javeline, est envoyée au Yémen en guise de trophée. Mais les Portugais et les Abyssins se vengeront : le 21 février 1543, un nouveau corps expéditionnaire portugais, arrivé quelques mois plus tôt en Abyssinie en provenance des comptoirs lusitaniens d’Afrique orientale, affronte les bandes d’Ahmad Gragn, qui tombe au combat, frappé en pleine poitrine par la balle d’un arquebusier portugais. Il faudra une campagne de 3 ans pour bouter les tribus afars et somalies hors de l’Abyssinie copte, dévastée de fond en comble. Celle-ci retrouve son indépendance et entame immédiatement sa reconstruction. Elle n’aura jamais la force, malgré une présence portugaise constante pendant un siècle, de reconquérir les côtes somaliennes.
La situation actuelle dans la Corne de l’Afrique, avec la piraterie somalienne et le conflit larvé de la Somalie avec l’Ethiopie, présente d’étonnantes similitudes avec celle du XVIe siècle. N’oublions pas que le destin de l’Europe s’est également joué dans cette lointaine Corne de l’Afrique, que les opérations menées dans cette région au XVIe siècle ont exigé des Ottomans qu’ils y envoient des forces qui ont manqué en Méditerranée et que la présence portugaise dans l’Océan Indien, solidement implantée, a continuellement fragilisé le flanc sud de la masse territoriale ottomane dans la péninsule arabique et permis à l’Europe de contrôler entièrement, sans rivaux, les voies de communications avec l’Inde et la Chine, tout en explorant le Pacifique, afin de le préparer, à son tour, à son “européanisation”.
Le désastre chrétien de Djerba (1560)
En 1559, un an après la mort de Charles-Quint, dans sa retraite de Yuste en Castille, la Paix de Cateau-Cambrésis met en terme à la guerre contre la France, que les troupes espagnoles, “tercios” irlandais, castillans, allemands et wallons confondus avaient durement étrillée en Picardie. Mais la France s’est rendue maîtresse de la Lorraine, de la place de Metz en particulier, et des Trois Évêchés depuis 1552 ; elle tient donc les Pays-Bas, le Luxembourg et le Palatinat à sa merci. La guerre, si elle se poursuit, risque d’être interminable, de ruiner tous ses protagonistes. Les 2 camps décident donc de signer la paix. La guerre contre les Turcs et les Barbaresques, elle, se poursuit. En 1560, les Espagnols veulent reconquérir Tripoli en Libye. Le Duc de Medinaceli s’y prépare activement dans les ports de Sicile. Les troupes appelées à débarquer sont sous le commandement du général Alvaro de Sande et la flotte sous celle du petit-neveu d’Andrea Doria, Gianandrea, âgé de 20 ans seulement. Son grand-oncle, toujours de la partie, l’épaule avec la flotte génoise. Napolitains, Chevaliers de Malte, Siciliens et marins du Pape se joignent à l’expédition, qui compte 50 galères et soixante navires à voiles. L’objectif premier, avant la reconquête de Tripoli, est de prendre Djerba, pour compléter le dispositif de défense et de quadrillage de la Petite Syrte. L’île est prise sans grande difficulté. L’Europe chrétienne dispose donc d’une base insulaire supplémentaire, mais cet atout ne sera conservé que très brièvement.
Alerté, Piali Pacha, nouveau commandant de la flotte ottomane, arrive le 11 mai 1560 devant Djerba avec 100 galères. C’est la panique chez les chrétiens, qui ne s’attendaient pas à une réaction aussi rapide et à un tel déploiement de force. Ils reculent en désordre et Piali Pacha leur prend 27 galères et 20 voiliers. Il fait débarquer ses troupes, met le siège devant la place forte espagnole, qui tombe au bout de 2 mois. 18.000 hommes sont tués ou prisonniers. C’est une victoire turque retentissante, qui empêche la reprise de Tripoli et le contrôle de la Tripolitaine, un territoire situé à mi-chemin entre le Maghreb et l’Égypte. L’Europe a perdu la maîtrise de la Petite Syrte. C’est un ressac stratégique important. Entre la victoire ottomane de Djerba et la victoire chrétienne de Lépante, la puissance ottomane aura atteint son zénith en Méditerranée, avec la prise de Djerba et la non reconquête de Tripoli.
Piali Pacha, enfant trouvé en Serbie et enrôlé dans le janissariat ottoman, va vite exploiter sa victoire. Il attaque en Mer Tyrrhénienne. Il capture force galères siciliennes. En mai 1563, le vice-roi Hassan Qusru d’Alger attaque la garnison espagnole d’Oran, tandis que Dragut bloque la ville par la mer avec une petite flotte barbaresque. Francisco de Mendoza vient sauver les assiégés avec 34 galères, avant l’arrivée des renforts turcs. Les Barbaresques sont vaincus au large de Mers-El-Kébir. En septembre 1564, Garcia de Toledo conquiert avec 100 navires et 16.000 fantassins le Penon de Velez de Gomera, qui est toujours, aujourd’hui, territoire sous souveraineté espagnole, malgré l’hostilité marocaine à toute présence européenne sur les rivages de la Méditerranée nord-africaine. On se souviendra de l’affaire de l’Ile du Persil (Perejil), en juillet 2002, où une section de gendarmes marocains avaient délibérément envahi l’îlot, qui fait également partie intégrante du territoire espagnol. L’Espagne l’avait repris quelques jours plus tard. Les guerres du XVIe siècle ne sont donc pas terminées... Elles sont suceptibles de réémerger à tout moment.
Le siège de Metz
Au cours des 2 décennies suivantes, disons de 1540 à 1564, l’Espagne, principale puissance méditerranéenne capable de faire face aux Barbaresques et aux Turcs, connait aussi une histoire mouvementée. En 1547, son roi, l’empereur germanique Charles-Quint, bat à Mühlberg les protestants de la Ligue de Smalkalde, qui fragilisaient ses arrières et favorisaient par leur sédition le maintien de la présence ottomane en Hongrie et les menées de François Ier et de Henri II, qui venait de prendre sa succession, en Lorraine et aux Pays-Bas. La Paix d’Augsbourg, qui s’ensuit, ne satisfait personne. Henri II en profite pour occuper les Trois Evêchés lorrains de Metz, Toul et Verdun, 3 positions clefs en direction du Rhin qui, en passant entre ses mains, disloquent totalement le Duché de Lorraine, démembrent ses frontières et compliquent ses communications internes. Les Impériaux ne parviennent pas à reprendre Metz, en dépit du ralliement des protestants à Charles Quint, qui, en tant qu’Allemands, ne peuvent accepter la présence française à Metz, une présence qui menace directement le Luxembourg, l’Alsace et la Rhénanie.
Le commandant des troupes impériales allemandes, qui se présentent devant Metz, le 19 octobre 1552, est un Espagnol, le fameux Duc d’Albe. Pour l’appuyer, il y a l’armée des Pays-Bas, accourue des places-fortes de Namur et de Luxembourg, à l’initiative de la Régente Marie de Hongrie. À ces 2 colonnes s’ajoute celle d’un gentilhomme à moitié brigand, qui tente d’abord de se vendre au plus offrant, le Marquis Albert de Brandebourg. Il finit par se soumettre à Charles Quint. La place de Metz est tenue par le Duc de Guise. Elle est quasi imprenable et l’empereur n’a plus assez d’argent pour payer ses soldats et a fortiori pour en recruter d’autres. L’hiver arrive et les épidémies se répandent dans le camp impérial, qui se mue en un cloaque immonde où pourrissent cadavres d’hommes et de chevaux. Il faut lever le siège. Metz est perdue pour le Saint-Empire.
Union anglo-espagnole et guerre en Picardie
En 1554, l’héritier de la couronne d’Espagne et du Cercle de Bourgogne (les Pays-Bas), Philippe II, épouse Mary Tudor, Reine d’Angleterre. Ce mariage fusionnera, on l’oublie trop souvent, l’Angleterre et l’Espagne en un bloc. Mary Tudor, fille d’Henri VIII et de Catherine d’Aragon, s’emploiera à re-catholiciser l’Angleterre et, ainsi, à la resouder au continent. La réaction anti-protestante, qu’elle déclenche, est brutale : les partis anglican et protestant, qui parleront dorénavant d’elle en la surnommant avec horreur et mépris “Mary la Sanglante”, subissent une répression féroce, assortie de quelques 300 exécutions capitales. Pendant 4 ans donc, les Pays-Bas, l’Angleterre, l’Espagne, le Milanais et le Royaume de Naples et des Deux-Siciles connaîtront une direction unique, celle de Philippe II, allié aux Habsbourgs d’Autriche, qui détiennent la titulature impériale. Les troupes anglaises de Mary Tudor appuient les forces impériales et espagnoles en Picardie contre Henri II, qui a, face à lui, un capitaine exceptionnel, Emmanuel-Philibert de Savoie.
Celui-ci écrase l’armée française à La Fère, mais sans prendre immédiatement Saint Quentin. La route de Paris est toutefois ouverte. Mais Philippe II temporise, surtout parce que l’espace entre les régions de Flandre et de Hainaut, provinces densément peuplées, et Paris est bien plus vide, doté de bien moins de réserves confiscables, pour nourrir l’armée en campagne. Les routes sont longues et les approvisionnements ne se font pas à temps. Le siège de Saint Quentin, lui aussi, dure trop longtemps. Henri II peut en profiter pour reconstituer son armée, avec des mercenaires suisses, et aussi en rameutant le ban et l’arrière-ban de la noblesse et en ramenant toute une armée d’Italie. Paris, où la panique avait régné, respire. Le Duc Philibert prend encore Noyon, mais, face à lui, la nouvelle armée de Henri II s’approche, forte de 50.000 hommes. Paris est sauvé. Et Philippe II n’a plus d’argent, l’Espagne est en état de faillite. Henri II peut reprendre l’offensive et s’emparer de Calais, qu’il arrache à Mary Tudor, dès le 7 janvier 1558. L’Angleterre perd définitivement ce port sur la rive continentale de la Mer du Nord, auquel elle tenait beaucoup.
Le 21 septembre 1558, Charles Quint meurt à Yuste. Sa belle-fille Mary Tudor le suit de près, elle s’éteint le 17 novembre. Les conséquences de cette mort prématurée sont catastrophiques pour l’Espagne, les Pays-Bas, le Saint-Empire et, finalement, l’Europe entière. L’unification européenne, presque achevée, s’effrite et perd les Iles Britanniques. La France va survivre. L’empire ottoman va continuer encore longtemps à régner sur la péninsule balkanique et la Hongrie, à dominer la Méditerranée, et, évidence plus funeste encore, la piraterie barbaresque ne sera pas éradiquée avant le débarquement des troupes françaises en 1830, sous le commandement du Maréchal de Bourmont. La fin du binôme anglo-espagnol est l’une des pires catastrophes de l’histoire européenne ; en effet, imaginons la présence de marins anglais sous une direction commune européenne en Méditerranée occidentale, imaginons le débarquement de “tercios” irlandais, anglais et écossais en Oranie pour appuyer leurs homologues castillans, galiciens et aragonais. La bataille de Lépante n’aurait peut-être pas eu lieu, parce que le problème turc aurait été réglé plus tôt, et Chypre ne serait pas tombée aux mains des Ottomans.
Anarchie dans les Pays-Bas et révolte des Alpujarras
Le Traité de Cateau-Cambrésis, signé le 3 avril 1559, laisse les Trois Evêchés à la France, qui, en revanche, doit rendre aux Lorrains et aux Espagnols (aux Luxembourgeois) Thionville (Diedenhofen), Montmédy et Danvilliers. Philippe II épouse en troisièmes noces Isabelle de Valois, fille de Henri II. La sœur du Roi de France, elle, épouse Emmanuel-Philibert de Savoie. La paix est signée et une nouvelle période de paix s’ouvre, scellée par une alliance dynastique. Philippe II n’est toutefois pas au bout de ses peines. En 1566, les iconoclastes, des fondamentalistes protestants hostiles aux cultes des saints et de la Vierge, ravagent la Flandre et le Hainaut, brisant toutes les œuvres d’art religieuses qui leur tombent sous la main. Les Pays-Bas sont livrés au désordre, à une anarchie semée par des fanatiques religieux intraitables, ne respectant aucune convention, aucune tradition dans un pays plutôt iconodule.
Il faut envoyer une armée aux Pays-Bas, sous le commandement du Duc d’Albe, qui se heurtera à un sentiment local de liberté, surtout dans une noblesse habituée aux fastes de l’ancienne cour de Bourgogne, appréciés par Charles Quint, et assez rétive à l’austérité espagnole, chère à Philippe II. Liquider les “casseurs” de 1566, oui, mais attenter aux libertés traditionnelles en introduisant une inquisition aussi rigoureuse qu’en péninsule ibérique, non. Cette mécompréhension mutuelle et cette confusion n’arrangent pas les choses ; le pouvoir de Philippe II, incarné par l’ecclésiastique franc-comtois Granvelle, vacille dans les Pays-Bas. Philippe II perd la confiance d’une noblesse qui, pourtant, avait suivi fidèlement Charles Quint dans toutes ses aventures. Le roi d’Espagne craint aussi la contagion huguenote en Catalogne. Il s’affolle et demande à l’Inquisition de donner encore un tour de vis. Pire pour le royaume d’Espagne, la piraterie anglaise infeste le Golfe de Gascogne au risque de couper durablement les communications entre la Galice et les Flandres.
Le 1er janvier 1567, en Espagne même, Philippe II fait appliquer les mesures qu’il a décidées en novembre 1566, en l’occurrence : interdiction aux Morisques d’Espagne d’user de la langue arabe et de se vêtir à la façon mauresque. Philippe II veut l’unité religieuse de son royaume, l’unité des mœurs et des coutumes, et surtout craint la présence d’une “cinquième colonne” potentielle en cas de débarquement turc ou barbaresque. Un complot musulman avait été éventé en 1565 : en cas de victoire ottomane à Malte, les musulmans d’Andalousie devaient amorcer une révolte pour favoriser un débarquement et jeter les bases d’une reconquête de la péninsule ibérique. La nuit de Noël 1568, une bande de hors-la-loi musulmans, sous la direction d’un certain Farax Abenfarax, fait irruption dans la ville de Grenade et annonce que les Alpujarras, dans le pays de Grenade, dans les montagnes et les hautes vallées, sont entrés en rébellion. L’insurrection musulmane va durer 2 ans en Andalousie et répéter une révolte antérieure, qui avait eu lieu en 1499. Les Turcs ne l’exploiteront pas, surtout parce que les révoltés ne tiennent aucun port et luttent dans les montagnes, inaccessibles depuis la mer. Finalement ce sera Don Juan d’Autriche, demi-frère du roi, le futur vainqueur de Lépante, qui matera définitivement la révolte : les Morisques d’Andalousie seront dispersés dans toute la péninsule, pour éviter qu’une trop grande concentration de musulmans constitue un danger permanent dans une province exposée à l’invasion. Nous sommes à l’automne 1570, un peu moins d’un an avant Lépante.
L’échec ottoman devant Malte (1565)
La guerre sur mer, elle, connaît pendant la période de paix, suite au traité de Cateau-Cambrésis, un événement majeur : l’échec ottoman devant Malte de mai à septembre 1565. Si, au début de son règne, Soliman Ier devait prendre Rhodes pour s’assurer le contrôle complet du bassin oriental et pour couvrir les conquêtes syriennes et égyptiennes de son prédécesseur, il doit, plus de 40 ans plus tard, en toute bonne logique, déloger les Chevaliers de leur nouvelle position, Malte. Au départ de l’île, en effet, les Chevaliers ne cessent de perpétrer des incursions en Égée. À 2 reprises, le Chevalier Romegas attaque le delta du Nil. Par ses espions, le Sultan apprend que Philippe II investit une bonne part du trésor espagnol dans les chantiers navals de Barcelone, de Gênes et de Messine.
Il faut agir avant que cette nouvelle flotte espagnole soit opérationnelle. Et il faut prendre Malte comme Piali Pacha a pris Djerba 5 ans plus tôt. L’empire ottoman sera alors maître de la Méditerranée centrale et pourra passer, avec les Barbaresques, à l’offensive dans le bassin occidental. La flotte ottomane quitte ses bases vers la mi-avril 1565 et arrive à Malte le 18 mai. Piali Pacha commande la flotte et Mustafa Pacha les troupes terrestres qui vont débarquer. Dans les forts de l’île, 700 Chevaliers, 4000 fantassins et cavaliers maltais et un bon nombre de gentilhommes volontaires et de mercenaires sont prêts à recevoir les envahisseurs. Les Français sont les plus déterminés car ils veulent rendre à leur pays son honneur, perdu, estiment-ils, à la suite de l’alliance franco-ottomane qui est une trahison envers l’esprit de croisade qu’ils ont toujours incarné.
Philippe II hésite à s’engager, justement, parce que les Chevaliers sont français pour la plupart, et il doute de leur fiabilité : le XVIe siècle fait émerger les premiers réflexes particularistes et nationalistes et disparaître l’esprit européen et croisé, multinational dans son essence. De plus, les Chevaliers ont fait allégeance au pape et, celui-ci, Pie IV, est farouchement hostile à l’Espagne, parce qu’il veut une Italie débarrassée de toute présence étrangère. On a beaucoup épilogué sur le comportement de Philippe II : a-t-il délibérément “trainé les pieds” ou a-t-il espéré garder Malte pour lui, de peur que des Chevaliers français la remettent un jour aux mains de son ennemi le roi de France ? Ou, plus simplement, n’avait-il plus assez d’argent pour envoyer des secours, ayant misé tout sur ses chantiers navals ?
Malte était défendue par 2 forts, le Fort Saint-Elme et le Fort Saint-Ange. Les Ottomans vont d’abord concentrer leurs attaques et leurs bombardements sur le Fort Saint-Elme, qui encaissera le choc le plus violent. La garnison tiendra longtemps. Elle recevra même le renfort de 42 Chevaliers allemands, accompagnés de 600 fantassins. Le 21 juin, les canons maltais tirent une salve qui emporte Dragut (Turgut) Pacha. Sa succession est prise par Ouloudj Ali, Italien converti à l’islam, qui s’illustrera 6 ans plus tard à Lépante. Avant de mourir, Dragut avait hermétisé l’encerclement du Fort Saint-Elme. Ni renforts ni vivres ni munitions ne peuvent plus venir en aide à la garnison.
Après un premier assaut ottoman, repoussé in extremis, “il n’y avait plus un seul homme qui ne soit pas couvert de son propre sang et de celui de l’ennemi et plus aucun n’avait encore de munitions”. Saint-Elme va tomber : tous les Chevaliers pris prisonniers, à l’exception de 9 d’entre eux, seront égorgés, leurs corps dénudés, démembrés, on leur coupera les mains, la tête et les parties génitales, ensuite on entaillera leurs torses d’un motif cruciforme et on clouera leurs troncs sur des croix de bois que les Ottomans lanceront à la mer pour que les oiseaux charognards s’en repaissent.
Outré, Jean de la Valette ordonne des représailles : tous les prisonniers musulmans sont amenés au sommet des donjons, décapités et jetés bas les murailles. Leurs têtes sont catapultées dans le camp ottoman. Dans la forteresse Saint-Ange règne une hygiène rigoureuse, inspirée de la tradition hospitalière. La garnison ne connaît pas d’épidémies. Dans le camp turc en revanche, les cadavres ne peuvent être enterrés profondément, la terre maltaise étant trop chiche. Les Chevaliers disposent de citernes d’eau douce abondante. L’approvisionnement en eau est problématique pour les Ottomans, pourtant habitués, eux aussi, à une grande hygiène. La maladie se répand au plus fort de l’été dans les campements des soldats turcs. Barnaby Rogerson écrit :
« Vers la moitié de l’été, les corps en putréfaction, à demi-enterrés dans les tranchées ou ensevelis sous les décombres des murailles ou dans les tranchées bombardées, ajoutent l’élément complémentaire qui répandra la maladie. Un déserteur ottoman apprend aux défenseurs que les blessures des soldats turcs ne guérissent pas, que la maladie régnait dans le camp et qu’ils ne recevaient qu’une ration de biscuit de 10 onces par jour ».
Les Turcs tentent un assaut général le 7 août : il est repoussé et la cavalerie maltaise opère une vigoureuse sortie qui sème le désordre dans le camp ottoman. Le siège va encore durer 30 jours. Mais la famine et la maladie minent le moral des Turcs, qui craignent de voir débouler la flotte espagnole, qui, effectivement, est en Sicile, avec autant de bâtiments que compte la flotte de Piali Pacha. Une tempête retarde les Espagnols. Le 5 septembre 1565, 5.000 hommes débarquent à Malte pour soulager les assiégés. Les Turcs se retirent en bon ordre. La dernière galère ottomane quitte Malte le 12 septembre. Un tiers des Chevaliers ont été tués, tous les autres avaient été blessés. Jean de la Valette avait 9.000 hommes sous ses ordres au début du siège : quand les Ottomans abandonnent la partie, il n’en a plus que 900.
Débarquement turc à Chypre et chute de Nicosie
Soliman Ier meurt en 1566 : il laisse à son héritier un empire ottoman qui s’est transformé au fil des décennies en une machine qui fonctionne à la perfection et qui s’étend sur 2.500.000 km2. Selim II, dit Selim le Sot vu sa propension pour la dive bouteille, prend sa succession. Mais Sélim II n’est pas aussi “sot” que veulent bien le croire ses adversaires. Pendant les 8 années où il exercera le pouvoir, il défendra bien les positions de l’empire ottoman, même si c’est sous son règne que les Turcs perdent la bataille de Lépante. Les Turcs n’ont pas pris Malte mais ils vont, dès 1567, arrondir leurs possessions en Égée : ils prennent Naxos. Le commandant général de la flotte espagnole de la Méditerranée, Garcia de Toledo, cède sa place à Don Juan d’Autriche, encore occupé à mater la révolte des Alpujarras en Andalousie. Les événements qui vont immédiatement précéder Lépante se mettent en place : nous savons que l’île de Djerba est tombée en 1560, que Malte a failli être enlevée aux Chevaliers en 1565 ; en 1570, Ouloudj Ali reprend Tunis mais est contraint de laisser la forteresse de La Goulette aux Espagnols.
En février 1570, un ambassadeur turc arrive à Venise et demande la rétrocession de Chypre. Sélim II croit qu’un incendie a ravagé de fond en comble l’arsenal de Venise et que la ville marchande n’a plus de flotte pour défendre ses possessions. En réalité, l’incendie n’a détruit que 4 galères. Délibérément les Ottomans provoquent les Vénitiens : l’ambassadeur de Venise s’entend dire par le vizir Sököllü que “Chypre appartient historiquement à l’empire ottoman”. Les marchands vénitiens sont arrêtés à Istanbul et les embarcations vénitiennes saisies. Le 1er juillet 1570, la flotte de Piali Pacha débarque les troupes ottomanes, fortes de 52.000 hommes, sur la côte méridionale de Chypre. Ils commencent la conquête de l’île.
Nicosie tombe le 9 septembre 1570. Ses murailles étaient trop anciennes, n’avaient pas pu résister à un bombardement d’artillerie. La garnison, commandée par Niccolo Dandolo, était mal équipée et mal entraînée ; les soldats n’avaient reçu aucune instruction pour manier les 1.040 arquebuses que Venise avait livrées. Dandolo était un chef timoré, qui a sans doute raté quelques bonnes occasions d’étriller l’armée turque, mais, malgré les lacunes qu’on a pu lui reprocher, il tient 45 jours devant les soldats de Lala Mustafa et repousse 14 assauts d’envergure. Au moment de la reddition, habillé de velours rouge pour recevoir dignement le vainqueur, Dandolo a la tête tranchée par un Turc, avant d’avoir pu prononcer un mot. “Massacres, écartèlements, empalements, profanations d’église et viols d’adolescents des deux sexes”, s’ensuit, écrit l’historien anglais Julius J. Norwich. La flotte de secours, qui cingle vers Chypre, apprend la chute de Nicosie et hésite à entrer en action.
La chute de Famagouste et le sort épouvantable de Marcantonio Bragadin
Lala Mustafa ne perd pas de temps : le 11 septembre, il envoie aux défenseurs de Famagouste un ultimatum leur ordonnant de se rendre sans tergiverser et, pour appuyer son ordre, joint la tête tranchée du malheureux Dandolo. Malgré leur supériorité en nombre et en matériel, les Turcs avaient buté pendant 45 jours contre une cité mal défendue. Famagouste, au contraire, est une ville correctement fortifiée et commandée par 2 officiers de belle prestance : Marcantonio Bragadin et Astorre Baglioni de Pérouse (Perugia). Le siège sera long : il va durer du 17 septembre 1570 au 5 août 1571.
Les assiégés, peu nombreux mais bien entraînés, feront de nombreuses sorties, menant bataille jusqu’au centre même du camp de Lala Mustafa. Ce dernier fait appel à des sapeurs arméniens pour creuser des sapes sous les murailles de Famagouste. Un impressionnant réseau de tranchées entoure la ville. 10 tours de siège canardent les défenseurs de haut. En juillet, tous les animaux de la ville ont été mangés : il ne reste aux assiégés que du pain et des fayots. Des 8.000 hommes de la garnison, il n’y en a plus que 500 de valides et ils tombent de sommeil et d’épuisement. Il faut se rendre. Les 2 commandants font hisser le drapeau blanc sur les remparts.
Lala Mustafa, écrit J. J. Norwich, fait une offre très chevaleresque : tous les Italiens pourront rembarquer, et tous les autres habitants, quelle que soit leur nationalité, pourront les accompagner. Le document porte la signature de Lala Mustafa et le sceau du sultan. En outre, Lala Mustafa complimente ses adversaires pour leur courage et leur ingéniosité à défendre leur ville. Bragadin et Baglioni se rendent alors, en grande pompe, dans le camp de Lala Mustafa pour lui remettre solennellement les clefs de la cité vaincue. Dans un premier temps, il reçoit la délégation avec courtoisie puis, soudain, change d’attitude, injurie de la manière la plus obscène ses interlocuteurs, sort un coutelas et tranche une oreille de Bragadin, tout en ordonnant à l’un de ses assistants de lui couper l’autre oreille et le nez. Les gardes, eux, reçoivent l’ordre d’exécuter immédiatement tous les membres de la délégation. Baglioni est décapité ainsi que le capitaine des artilleurs vénitiens, Luigi Martinengo. Près de 350 têtes seront ainsi empilées devant la tente du pacha, furieux, en fait, d’avoir perdu près de 50.000 hommes dans l’aventure.
Bragadin est emprisonné, ses plaies, non soignées, deviennent purulentes. Il est dans un état de faiblesse épouvantable. Les Turcs l’extraient de sa prison, le chargent de sacs de pierres ou de terre et le promènent, ainsi chargé, autour des murs de la ville. On le hisse ensuite, ligoté sur une chaise, au mât du navire amiral turc, pour l’exposer aux moqueries des marins, qui lui lancent : “Vois-tu, chien, ta flotte de chrétiens approcher ?”. Sur une place de Famagouste, on l’attache à une colonne et le bourreau commence à l’écorcher vif. Bragadin meurt quand l’exécuteur lui entame la taille. Son cadavre est décapité, puis écartelé. On emplit sa peau de paille et de coton, on hisse ce sinistre mannequin sur une vache et on le promène dans les rues.
Quand Lala Mustafa retourne à Istanbul, il emporte avec lui les têtes de ses principaux adversaires et le mannequin confectionné avec la peau de Bragadin : il exhibe ces trophées à son sultan. Le sort de Marcantonio Bragadin crie vengeance. Pie V avait appelé Espagnols et Vénitiens à la réconciliation : déjà, en juillet 1570, pendant le siège de Nicosie, le projet d’une nouvelle “Sainte Ligue” est soumis et aux doges et à Philippe II. Le 25 mai 1571, sa constitution est officiellement proclamée sous les voûtes de Saint-Pierre à Rome. Cette Ligue devait être perpétuelle, offensive aussi bien que défensive et dirigée contre l’empire ottoman et ses vassaux nord-africains.
La Sainte-Ligue et la bataille de Lépante
Après avoir quitté Chypre, les Turcs cinglent vers la Mer Ionienne et l’Adriatique ; ils débarquent à Corfou et sur les côtes dalmates. Ils pensent que rien ne les arrêtera et qu’ils seront bientôt à Venise même. La flotte de la Sainte-Ligue, dont ils avaient sous-estimé l’ampleur, s’est rassemblée à Messine en août. Son centre est commandé par Don Juan d’Autriche, demi-frère de Philippe II, par le Vénitien Venier et le Romain Colonna, amiral de la flotte papale. L’aile droite est sous les ordres de Doria. L’aile gauche sous les ordres du Vénitien Augustino Barbarigo. 2 petites escadres, servant d’avant-garde et d’arrière-garde, sont sous le commandement de Don Juan de Cardona et du Marquis de Santa Cruz. En apprenant que cette formidable armada s’approche de leurs positions, les Turcs se réfugient dans leurs bases grecques. Les Européens ont réellement envie d’en découdre. Ils viennent d’apprendre le sort de Bragadin et veulent à tout prix le venger.
Les 2 flottes se rencontrent à l’aube du 7 octobre, à l’entrée du Golfe de Patras. La Sainte-Ligue aligne 206 galères ; chacune d’elle transporte de 200 à 400 hommes, dont 100 soldats. Sur la proue de chaque galère, on a installé une plateforme avec 5, 6 ou 7 canons. Les Vénitiens alignent en plus 6 galéasses, de grosses galères de 6 mâts, portant une cinquantaine de canons. La flotte turque, elle, dispose de 220 galères, portant peu de canons. Les Ottomans n’ont pas de galéasses : ils ignorent l’existence de cette arme, inspiré par la grande caraque “Sant’Anna” de l’Ordre de Saint-Jean. Comme convenu à Messine en août, Don Juan dispose sa flotte en 3 parties : le centre, qu’il commande lui-même, une aile gauche et une aile droite. Devant chacune de ces formations, Don Juan fait placer 2 galéasses. Les Turcs optent pour une dispositif similaire.
Leur centre est constitué de 90 galères dirigées par Ali Pacha, grand amiral ottoman. L’aile gauche est commandée par Ouloudj Ali, le rénégat calabrais, et composée pour l’essentiel de galères algéroises, également 90 en tout. L’aile droite est sous les ordres de Mohammed Scirocco et aligne 60 galères. Les effectifs embarqués de la Sainte-Ligue s’élèvent à 80.000 hommes, dont 40.000 rameurs, condamnés ou volontaires, mais quasiment tous chrétiens. Les effectifs ottomans sont du même ordre, mais les galériens sont des chrétiens réduits à l’esclavage. Le temps est beau, la tempête des jours précédents s’est apaisée. “Assez de paroles, le temps des conseils est passé : ne vous préoccupez plus que de combattre”, réplique Don Juan à ceux qui veulent encore délibérer, avant la bataille, au sein d’une alliance somme toute fragile. Les soldats l’acclament, il inspire l’enthousiasme et l’obéissance. Sur le plan moral, il a déjà gagné.
Le feu irrésistible des galéasses des frères Bragadin
Dès qu’elles s’aperçoivent, les 2 flottes avancent l’une vers l’autre, chacune selon un dispositif en croissant, avec les ailes légèrement avancées par rapport au centre. Le front de la bataille est de 7 km maximum. Les ailes adverses, que les commandants ont placées au nord de leurs dispositifs, sont proches de la côte. L’artillerie des galéasses vénitiennes amorce la bataille. Ces énormes embarcations, une innovation des ingénieurs vénitiens, sont très mobiles, combinent rames et voiles, et peuvent faire feu dans toutes les directions. 4 d’entre elles vont détruire en une demie-heure le tiers de la flotte d’Ali Pacha. Parmi les commandants de ces galléasses, 2 frères de Marcantonio Bragadin, Antonio et Ambrogio. Ils vont venger le martyr de Famagouste. Ils hurlent leurs ordres à leurs canonniers pour qu’ils arrosent d’un feu nourri les galères turques. On est bien d’accord sur toutes les galères et galéasses de Venise que pour venger Dandolo, Baglioni, Martinengo et surtout Bragadin, on ne fera aucun prisonnier. Avant même que la bataille ne commence vraiment, les galéasses avait mis hors de combat ou tué 10.000 Turcs. La mer était déjà couverte de noyés, de mâts ou de rames rompus, de morceaux de coque et de débris de toutes natures : jamais on n’avait encore vu de telles destructions lors d’une bataille navale, en si peu de temps.
Pour galvaniser les Turcs, qui avaient paniqué devant le feu dense des galéasses, la galère amirale d’Ali Pacha, la “Sultana”, fonce vers “La Reale” de Don Juan, accompagnée de 96 autres galères. En voyant foncer ainsi le centre du dispositif turc sur eux, les prêtres espagnols et italiens, qui, tous, portent l’épée et ont bien l’intention de s’en servir, bénissent rameurs et soldats. Don Juan harangue ses troupes quelques minutes avant le choc : “Mes enfants, nous sommes ici pour conquérir ou pour mourir, comme le Ciel le voudra”. Les Européens, ce jour-là, sont chauffés à blanc : ils se batteront comme des possédés, mus essentiellement, sinon par la foi chrétienne, par l’ivresse de la vengeance pour les atrocités ottomanes commises à Chypre et à Corfou. Les soldats espagnols et italiens, issus des villes littorales, veulent venger les leurs tués ou enlevés lors des razzias ottomanes ou barbaresques, perpétrées depuis des décennies.
Don Juan à la pointe du combat sur la Sultana d’Ali Pacha
Et c’est le choc, brutal, les soldats espagnols et allemands de Don Juan, sautent sur le pont de la Sultana d’Ali Pacha, qui est une merveille esthétique mais ne dispose pas de balustrades et de parapets pour protéger ses superstructures, comme leur propre galère amirale, La Reale. C’est sur le pont de la Sultana que la bataille rangée aura lieu. Les soldats de la Sainte Ligue ont l’avantage d’être cuirassés et casqués, face aux Turcs coiffés de turbans. Par 2 fois, ils approchent la personne d’Ali Pacha, mais les petits bâtiments turcs déversent sans cesse des renforts sur la Sultana, en espérant que le nombre et le courage des janissaires viendra à bout de ces soldats bardés de fer, qui manient l’arquebuse à merveille, avec une discipline de groupe sans pareille. Les embarcations espagnoles ont un pont surélevé par rapport à leurs équivalentes turques : de là, les arquebusiers des tercios peuvent canarder les Turcs et surtout leurs archers, qui sont, dans le camp ottoman, les combattants les plus dangereux.
Longtemps, c’est une mêlée effroyable, sur l’espace restreint de quelques planches flottantes. La fumée de la poudre aveugle tous les combattants. Don Juan est devant, en première ligne, à côté de ses valeureux soldats. Don Luis de Requesens l’exhorte à ne pas s’exposer. Il répond : “Ma vie ne vaut pas mieux en ce moment que celle du dernier des soldats. Je vaincrai ou je mourrai l’épée à la main : ne pensez qu’à votre devoir, comme je pense au mien. Chacun de nous est maintenant à la miséricorde de Dieu”. Don Luis obtempère et la fine fleur de l’aristocratie espagnole se range autour du jeune chef aimé et incontesté. Il y a là le Comte de Priego, Rodrigo de Benavidès, Luis de Cardora, Philippe de Heredia, Ruy Diaz de Mendoza, Juan de Guzman et une flopée de jeunes nobles qui veulent, ce jour-là, dans cette effroyable mêlée, gagner quelques morceaux de gloire. Ils attaquent. Ils sont repoussés. Ils attaquent encore. Le régiment de Sardaigne de Don Lopez de Figueroa plie sous l’assaut turc.
Don Bernardino de Cardenas est renversé par un coup d’espingole et Don Juan le remplace aussitôt à la tête de ses soldats. En face d’eux, Ali Pacha en personne, qui délaisse son arc pour combattre au corps à corps son adversaire, le fils de Charles Quint. À ce moment-là, nous rappelle l’écrivain wallon Maurice des Ombiaux, le capitaine général de la chrétienté, le brave amiral du pape, Marco Antonio Colonna, avec le navire du bey ottoman de l’Eubée (le Négropont) dont il vient de s’emparer, fonce à toute vitesse sur la Sultana. La proue de la galère turque capturée s’enfonce profondément dans le navire amiral d’Ali Pacha. Les arquebusiers du pape mitraillent les Turcs et Don Juan lance un nouvel assaut. Le fils de Charles Quint tient une hache et une épée à large lame. Sardes et Espagnols sont galvanisés : plus rien ne les arrête, leur fureur balaie le pont, plus aucun janissaire ne résiste. Ils prennent l’étendard du Prophète venu de La Mecque. Ali Pacha est blessé, une balle d’arquebuse l’a frappé au front. Il s’écroule. Un soldat lui tranche la tête et la fiche sur une pique. Don Juan est horrifié et fait immédiatement jeter la tête à la mer. Le centre de la Sainte Ligue a gagné la partie : la Sultana est aux mains de ses soldats. Parmi eux, Miguel de Cervantès, qui vient de perdre sa main gauche dans un corps à corps, pour la “plus grande gloire de la droite”, qui écrira le fameux roman Don Quichotte, où est évoquée la bataille de Lépante.
L’aile gauche venge cruellement la mort atroce de Bragadin
L’aile gauche de la Sainte Ligue, commandée par le Vénitien Barbarigo encaisse d’abord un assaut impétueux, lancé par Mohammed Scirocco, qui tente de pousser ses ennemis vers la côte. Barbarigo, inébranlable, électrise ses soldats et ses marins, qui retournent la situation en leur faveur : cette fois, ce sont les Turcs qui sont acculés au littoral. Pour se dégager, ils doivent donner l’assaut, mais sous le feu nourri des arquebusiers vénitiens. Un archer ottoman envoie une flèche dans l’œil de Barberigo qui lui transperce la moitié du crâne. Il mourra après la bataille. Son neveu, Giovanni Mario Contarini, prend le commandement. Les janissaires, plus nombreux que leurs adversaires, montent à l’abordage et sont refoulés ; les soldats croates, italiens et dalmates de la Sérénissime s’emparent rapidement de la galère de Scirocco.
La discipline des soldats de la Ligue, leur habilité à manier l’arquebuse et leurs casques et cuirasses compensent facilement leur infériorité numérique. Scirocco, vice-roi d’Alexandrie, est tué, décapité et jeté à la mer. Une première vengeance vénitienne pour la mort de Bragadin. Mais ce ne sera pas tout : les Vénitiens de Barbarigo et Contarini vont systématiquement massacrer tous les marins et soldats turcs qui tomberont entre leurs mains. Les 15.000 galériens chrétiens de la flotte de Mohammed Scirocco sont libérés. Les galères turques, prises de panique, se rabattent sur la côte et s’échouent. Il ne reste rien, absolument rien de la flotte du vice-roi d’Alexandrie. Au nord de l’aire de combat, la victoire est acquise à la Sainte Ligue mais au prix fort : les capitaines Contarini, Barbarigo et Querini sont morts au combat ou succomberont à leurs blessures.
Bonnes manœuvres et erreur d’Ouloudj Ali
Au sud, Gianandrea Doria s’était laissé enveloppé par le redoutable corsaire algérois Ouloudj Ali. Le centre, qui vient de vaincre et n’a plus devant lui que des carcasses de galères incendiées, se voit subitement menacé sur ses arrières par les galères d’Ouloudj Ali. La capitane de Malte fait face à 7 galères algéroises, 10 navires vénitiens sont encerclés. Les arrières-gardes de Don Juan de Cardona et du Marquis de Santa-Cruz foncent à la rescousse. Les 2 commandants sont touchés mais restent à leur poste. Doria se rend compte de son erreur et revient en toute hâte au combat. Don Juan rameute une douzaine de galères encore en bon état et fonce sur le dispositif d’Oulouch Ali.
La situation est redressée de justesse et la majeure partie des pertes européennes, en cette journée de Lépante, sont dues aux coups du pirate algérois. Qui a commis toutefois une erreur grave : au lieu de s’attaquer à davantage de galères chrétiennes, il fait une pause pour tenter de remorquer ses prises, dont 3 galères de l’Ordre de Saint-Jean. Il perd un précieux temps qui permet aux arrière-gardes espagnoles et à Don Juan de passer à l’attaque. Il n’emportera même pas ses prises, il doit les larguer pour fuir plus vite. Ouloudj Ali n’a plus qu’une solution : sauver sa flotte, quitter le lieu des combats et se réfugier à Alger, sa place forte.
Pourquoi la Sainte Ligue a-t-elle vaincu à Lépante ?
La victoire est totale pour la Ligue. Comment les écoles militaires expliquent-elles aujourd’hui cette victoire ? Le professeur américain Victor Davis Hanson attribue cette victoire aux galéasses, bien évidemment, et à leur puissance de feu, qui valait celle d’une douzaine de galères ottomanes. Don Juan avait fait scier les proues de ses navires pour installer des canons capables de tirer de face et non pas latéralement. Ce dispositif permettait de tirer des boulets sur la ligne de flottaison des galères ottomanes. Privées de ce dispositif, les galères turques tiraient généralement trop haut, ne provoquant aucun dommage chez leurs adversaires. L’infanterie espagnole et allemande (7.300 mercenaires levés en Allemagne pour un total de 27.800 soldats de Philippe II) a prouvé sa supériorité lors de la bataille de Lépante ; elle disposait d’arquebuses relativement légères (de 7,5 à 10 kg) dont la portée était de 350 à 450 m. ; elle était cuirassée et casquée ; elle misait sur la solidarité du groupe et sur la discipline, non sur l’héroïsme personnel. Ensuite, bien sûr, la qualité de l’artillerie vénitienne et l’excellence de la tactique du feu nourri qu’elle inaugurait, ont largement contribué à la victoire de la Ligue. Hanson rappelle aussi que la Ligue disposait de 1.815 canons et les Turcs de 750 seulement. Ce sont ces atouts-là, dit Hanson, voix très écoutée aujourd’hui en matière d’histoire militaire, qui ont donné la victoire à Don Juan. La bataille n’a duré que 4 bonnes heures, nous rappelle l’historien militaire américain. Au cours de ce laps de temps finalement fort bref, 150 hommes ont été tués par minute, ce qui nous amène à quelque 40.000 morts, un taux de mortalité effrayant comparable à celui de la bataille de la Somme pendant la première guerre mondiale.
L’historien militaire allemand Helmut Pemsel détaille dans son ouvrage destiné aux officiers de la Bundesmarine les pertes de la journée de Lépante : les Turcs auraient perdu 150 navires, dont 110 sont pris par la Sainte Ligue et 30 échoués sur les côtes du Cap Scrophia, à l’entrée du Golfe de Patras. On aurait dénombré 25.000 morts chez les Turcs et 5.000 prisonniers. Les marins de la Sainte Ligue auraient libéré 12.000 galériens chrétiens (et non 15.000 comme l’affirment d’autres sources). Les chrétiens auraient perdu 8000 hommes au combat et leurs rangs auraient compté 20.000 blessés, dont Cervantès. Ils n’auraient perdu en outre que de 12 à 15 bateaux, surtout sur le front tenu par Ouloudj Ali. Pemsel conclut : « Lépante a été l’une des plus grandes batailles navales de l’histoire, la dernière bataille de galères et, pour une longue période, la dernière bataille décisive dans l’espace méditerranéen. Mais la bataille n’a eu aucun effet stratégique sur le long terme, car la coalition chrétienne s’est rapidement disloquée ». Après l’hiver, en effet, les partenaires de la Sainte Ligue ne parviennent plus à accorder leurs violons. Philippe II est très réticent. Il se borne à maintenir sa flotte dans les eaux italiennes, au cas où une flotte turque reconstituée, ou la flotte d’Ouloudj Ali, qui a échappé au désastre, reviendrait ravager l’Adriatique ou la Tyrrhénienne.
Pour le reste, le roi d’Espagne se dit plus préoccupé des troubles aux Pays-Bas et de la situation en Angleterre, où les pirates, avec la complicité tacite de la nouvelle reine Élizabeth Ire d’Angleterre, risquent fort bien de s’en prendre aux ports galiciens ou asturiens et de couper les communications entre l’Espagne et les Flandres. Qui plus est, les corsaires anglais attaquent les navires espagnols dans les Caraïbes. Philippe II rappelle une bonne partie de sa flotte pour protéger les Pays-Bas que menacent un débarquement anglais ou une intervention huguenote française en faveur des insurgés calvinistes et protestants de Hollande. Il faut aussi préciser que l’Espagne est présente depuis février 1565 dans le Pacifique, dans les Philippines. 3 et 4 ans après Lépante, en 1574 et 1575, Juan de Salcedo, commandant de la garnison espagnole des Philippines, réussit à enrayer la conquête de l’archipel par les pirates chinois de Li-Ma-Hong.
Quelques réflexions sur l’après-Lépante
Lépante, comme le dit bien Pemsel, est une des dernières batailles décisives en Méditerranée, avant que les enjeux stratégiques majeurs, y compris pour l’Espagne, ne passent de l’antique “Mare Nostrum” des Romains à l’Atlantique. Philippe II, poussé par ces contingences nouvelles, concentre désormais ses efforts sur l’Atlantique et laisse, dans le bassin occidental de la Grande Bleue, une œuvre inachevée : la piraterie barbaresque y est toujours présente et ne cessera définitivement de menacer l’Europe, y compris sa façade atlantique, qu’au début du XIXe siècle. En 1823, la Ligue Hanséatique de Hambourg se plaint d’un raid de corsaires algériens ou marocains dans les eaux de la Mer du Nord ! La conquête française de l’Algérie mettra un terme à ces actions de piraterie.
L’après-Lépante est marqué par l’inaction. Venise ne récupère pas Chypre. Les Ottomans réarment une flotte. Le sultan peut dire avec ironie : “En prenant Chypre, nous vous avons coupé le bras. En détruisant notre flotte, vous nous avez rasé la barbe. Un bras ne repousse jamais ; la barbe repousse toujours”. De fait, la perte de Chypre est un désastre pour l’Europe et l’acharnement des gouvernements turcs successifs à vouloir conserver à tout prix la reconquête de l’île, réalisée pendant l’été 1974, s’inscrit bien dans la logique géopolitique et stratégique qui se profile derrière la boutade du sultan ottoman. Pour la Turquie, c’est une question de prestige de rester à Chypre, même si la non reconnaissance par Ankara de l’État cypriote grec empêche l’État turc de devenir membre à part entière de l’UE. Où le sultan s’est avéré moins pertinent, c’est quand il a évoqué sa nouvelle flotte. Elle était certes aussi nombreuse que celle perdue à Lépante, mais nettement moins bien dotée en canons que ses homologues vénitiennes ou espagnoles. Les forges de l’arsenal de Venise étaient bien plus efficaces que les pauvres ateliers ottomans. Pire, ajoute Hanson, les Ottomans dotent encore, après Lépante, leurs galères de canons pris à l’ennemi. La structure économique de l’empire ottoman, ajoute-t-il, ne permet pas de créer des manufactures capables de produire en masse un armement standardisé et moderne.
Les combats sur mer en Méditerranée après Lépante
Sur le terrain, 10 mois après Lépante, Colonna rencontre la nouvelle flotte turque au Cap Matapan. C’est Ouloudj Ali qui la commande et elle compte 225 galères. Celle de Colonna est composée de 127 galères, 6 galéasses et 24 voiliers. Ouloudj Ali préfère éviter le combat. Il se retire sans perdre un navire. Une vingtaine de jours plus tard, les Espagnols rejoignent Colonna, avec, à leur tête, Don Juan. Les 2 flottes font jonction à Corfou, mais aucun engagement n’a lieu. En 1573, Venise signe une paix séparée avec les Turcs : la sainte Ligue cesse automatiquement d’exister. L’âme de l’unité de la Sainte Ligue, Pie V, était décédé en mai 1572. Le principal événement à signaler dans l’après-Lépante, c’est la reprise de Tunis en octobre 1573 par les Espagnols de Don Juan. Victoire éphémère : Ouloudj Ali reprend définitivement la ville en juillet 1574, avec 70.000 hommes qu’amène son futur successeur, Sinan Pacha. La perte définitive de Tunis scelle la fin du rêve espagnol de contrôler l’Afrique du Nord. L’Espagne se tourne pour de bon vers l’Atlantique, car c’est au-delà de l’Atlantique que réside désormais sa richesse et son empire. L’annexion du Portugal en 1580 accentue encore davantage ce tropisme atlantique. La Turquie abandonne aussi l’idée d’intervenir dans le bassin occidental car elle entre dans une longue guerre contre les Perses qui durera de 1578 à 1590. En juillet 1586, 7 galères algéroises attaquent Lanzarote dans les Canaries et capturent 200 Canariens : c’est la première attaque des Barbaresques d’Algérie dans l’Océan Atlantique.
Il faudra attendre le début du XVIIe siècle pour revoir des combats sporadiques en Méditerranée. À signaler : une bataille au large de la Sardaigne, le 3 octobre 1624, où une flotte italienne détruit un parti algérois. En août 1640, la flotte des Chevaliers de Malte, sous la direction du Comte Ludwig von Hessen, capture 6 grands voiliers barbaresques devant Tunis. Le 28 septembre 1644, 6 galères maltaises capturent au large de Chypre un galéon turc avec, à son bord, l’une des épouses favorites du sultan. Le 4 avril 1655, l’Amiral anglais Blake, avant de se tourner contre l’Espagne, détruit Porto Farina près de Tunis et fait taire les canons du fort à l’aide de ses propres batteries : c’est la première fois qu’une artillerie montée sur vaisseaux parvient à neutraliser une citadelle.
Il faudra attendre la guerre de Crète (1645-1669) pour qu’un conflit d’envergure, s’inscrivant dans la longue guerre euro-turque, réanime le théâtre méditerranéen et pour que l’empire ottoman enregistre l’un de ses derniers triomphes. Le prétexte de cette guerre est la capture en 1644 de la belle épouse du sultan par les Chevaliers de Malte. En représailles, les Turcs débarquent en Crète et s’emparent de l’île, que personne ne pourra leur arracher. Venise ne parvient pas à briser les lignes de communications turques : elle doit demander la paix et abandonner la Crète. La dernière grande île du bassin oriental tombe aux mains des Turcs, 98 ans après Lépante. Avec la marche de Kara Mustafa sur Vienne en 1683, ce sera le chant du cygne de l’empire ottoman. La défaite devant Vienne annonce la perte de la Hongrie et du Nord de la péninsule balkanique. La Sublime Porte est sur le déclin, sous les coups de boutoirs des armées habsbourgeoises, dirigées par ce génie militaire que fut le Prince Eugène de Savoie-Carignan. L’empire ottoman ne menacera plus l’Europe. Et les Européens s’empresseront d’oublier le danger turc.
Aujourd’hui, avec le déclin démographique de l’Europe et l’amnésie généralisée qui s’est emparé de nos peuples dans l’euphorie d’une société de consommation, le danger turc est pourtant bien présent. Une adhésion à l’UE submergerait l’Europe et lui ferait perdre son identité géopolitique, forgée justement pendant plus d’un millénaire de lutte contre les irruptions centre-asiatiques dans sa périphérie ou carrément dans son espace médian. L’Europe doit être vigilante et ne tolérer aucun empiètement supplémentaire de son territoire : à Chypre, dans l’Égée, dans le Caucase, sur le littoral nord-africain où subsistent les “presidios” espagnols, dans les Canaries, il faut être intransigeant. Mais dans quel esprit doit s’inscrire cette intransigeance ? Dans l’esprit de l’Ordre de Saint-Jean, bien évidemment, qui a toujours refusé de lutter contre une puissance chrétienne ou de s’embarquer dans des alliances qui s’opposaient à d’autres pactes où des puissances chrétiennes étaient parties prenantes : on a en tête les alliances contre-nature que concoctaient les Byzantins sur leur déclin et qui ont amené les Turcs en Thrace. L’Ordre a toujours su désigner l’ennemi géopolitique et en a tiré les conséquences voulues.
L’idéal bourguignon du XVe siècle, très bien décrit dans le beau livre de Bertrand Schnerb, correspond parfaitement à ce qu’il faudrait penser aujourd’hui, au-delà des misères idéologiques dominantes et des bricolages insipides de nos intellectuels désincarnés ou de nos médiacrates festivistes. Notre idéal remonte en effet à Philippe le Bon, le fils de Jean sans Peur et d’une duchesse bavaroise, qui prête à Lille, le 17 février 1454, le fameux “Vœu du Faisan”, un an après la chute de Constantinople. Le “Vœu du Faisan” est effectivement resté un simple vœu, parce que Trébizonde est tombée à son tour. Les Ducs de Bourgogne voulaient intervenir en Mer Noire et harceler les Ottomans par le Nord. Deux hommes ont tenté de traduire ce projet dans les faits : Waleran de Wavrin et Geoffroy de Thoisy. L’idéal de la Toison d’Or et l’idéal alexandrin de l’époque s’inscrivent aussi dans ce “Vœu” et dans ces projets : il convient de méditer cet état de choses et de l’actualiser, à l’heure où ces mêmes régions balkaniques, pontiques et caucasiennes entrent en turbulences. Et où, avec Davutoglu, la Turquie s’est donné un ministre des affaires étrangères qui qualifie ses options géopolitiques de “néo-ottomanes”.
Lépante est l’aboutissement d’une guerre longue. Nous l’avons vu. Après Lépante, cette guerre longue a connu une accalmie. Plusieurs signes indiquent aujourd’hui que les quelques braises aux trois quarts éteintes qui sommeillaient encore vaille que vaille dans les reliefs du vieil incendie sont en train de se raviver, de rougeoyer dangereusement. Allumeront-elles un nouvel incendie ? Sans doute. La longue mémoire, dans les guerres longues, est une arme redoutable. Songeons-y. Et préparons-nous.
► Robert Steuckers, achevé à Forest-Flotzenberg, 15 novembre 2009. http://vouloir.hautetfort.com

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