mardi 3 avril 2012

Affamer les vaincus: le sort des prisonniers de guerre allemands de l’US Army après le 8 mai 1945

Dix pour cents seulement des 3,8 millions de soldats allemands pris prisonniers par les Américains pendant la seconde guerre mondiale ont été embarqués sur des navires à destination des Etats-Unis, où ils ont été plus ou moins traités jusqu’en mai 1945 selon les règles régies par le droit des gens. 3,4 millions de prisonniers issus des rangs de la Wehrmacht ont toutefois subi d’autres formes de détention.
Dès la fin de l’été 1944, après le débarquement en Normandie, que les Allemands appellent l’ “invasion”, les autorités militaires américaines créent des “camps de transit” (“Durchgangslager”) partout en Europe occidentale, où les prisonniers de guerre sont “internés provisoirement” et triés, où seuls ceux auxquels on ne pouvait imposer un travail étaient transportés en direction des Etats-Unis. Il y régnait des conditions misérables. Les prisonniers recevaient un minimum de soins et devaient généralement dormir à même le sol. Leur sort s’améliorait considérablement toutefois dès qu’on les embrigadait dans les “US-Labour Service Units” (= “les Unités du Service américain du travail”), qui devaient prester toutes sortes de services dans les bases arrière de l’armée américaine.
Pour ceux qui seront pris prisonniers et détenus ultérieurement sur le sol allemand, la même règle générale était de rigueur : seuls ceux qui acceptaient de travailler pour les Américains recevaient des soins corrects et étaient hébergés dans de bonnes conditions. Mais peu de détenus, sur les trois millions qui végétaient dans ces camps de “prisonniers de la capitulation”, ont pu “bénéficier” de ce privilège. Ils s’étaient rendus au cours des dernières phases de la guerre, en faisant confiance à la propagande américaine qui leur promettait un traitement conforme à la convention de Genève, ou ils avaient été ramassés et rassemblés par des unités américaines dès que les hostilités avaient cessé.
Pratiquement aucun de ces hommes n’a reçu un traitement correct. Les Américains ont délibérément enfreint les règles du droit des gens: ils justifient aujourd’hui leurs actes en arguant que les denrées alimentaires manquaient partout en Europe en 1945. Dans les états-majors américains, où étaient prises les directives principales quant au traitement des prisonniers de guerre, le manque de vivres n’a pas vraiment joué de rôle déterminant, au contraire de l’intention bien prononcée de punir de manière drastique l’ensemble des soldats allemands captifs.
L’essayiste allemand contemporainThorsten Hinz, dans son ouvrage récent consacré à la “psychologie de la défaite”, a démontré que les Allemands se sont tous retrouvés en 1945 dans un immense et unique “camp de rééducation”, étendu à tout le territoire de l’ancien Reich. Ce fut le premier pas sur le chemin de la “rééducation démocratique”: il consistait à montrer aux Allemands qu’ils étaient entièrement sous la coupe du bon vouloir de leurs vainqueurs, de façon à briser définitivement toute volonté d’affirmation nationale et collective. La directive JCS-1067 des autorités d’occupation américaines visait à imposer une grande et rude leçon générale d’humilité, en imposant “famine et froid” à tous ceux qui étaient tombés en leur pouvoir. Le futur gouverneur militaire américain en Allemagne, Lucius D. Clay, a certes bien dit et écrit que cette politique de “famine et de froid”, à propos de laquelle le consensus régnait dans les cercles gouvernementaux américains en 1945, ne devait pas conduire à la mort par famine et par froid de la masse du peuple allemand. Mais de cette déclaration de Clay, il ressort toutefois bel et bien que la distribution de vivres, certes devenus rares, aux prisonniers de guerre allemands étaient la dernière des priorités pour les Américains.
Pour le sort des prisonniers pris au moment de la capitulation, cette insouciance a eu des conséquences fatales. Dans ce contexte, cela n’a plus guère d’importance de rappeler que le commandant-en-chef des forces américaines en Europe, le Général Eisenhower, ait donné l’ordre le 4 mai 1945 de traiter tous les nouveaux prisonniers de guerre allemands comme des “Disarmed Enemy Forces” (DEF), de façon à ce qu’ils ne tombent plus sous la protection de la convention de Genève. Par ce tour de passe-passe, les Américains se débarrassaient de l’obligation de loger, d’alimenter et de soigner médicalement ces DEF et la confiaient aux Allemands. Toutefois, indépendamment de leur statut, tous les prisonniers rassemblés ont été, dans un premier temps, concentrés dans des “camps de transit” improvisés: on se souviendra surtout des abominables “Rheinwiesenlager” (= des “camps-prairies” de Rhénanie). On a maintes fois décrit les conditions affreuses qui régnaient dans ces “camps-prairies”: nous n’en donnerons qu’un bref résumé dans le présent article. Concentrer ainsi des centaines de milliers d’hommes, après les avoir “filtrés” et dépouillé de toutes leurs affaires personnelles, et puis les laisser à eux-mêmes, enfermés dans des camps gigantesques pendant des semaines, où se bousculaient parfois près de 100.000 captifs, répartis dans des “cages” séparées de 5000 à 15.000 soldats, sans qu’il n’existe la moindre infrastructure; vivre les uns sur les autres sans un toit au-dessus de la tête, à même le sol d’un champ, sans installations hygiéniques ou seulement avec des installations improvisées, sans soins médicaux, sans nourriture ou avec seulement une nourriture insuffisante pendant les premiers jours, avec les mauvais traitements infligés par les gardiens et par les plus corrompus des prisonniers hissés au rang de “police du camp” sont autant de manquements qui ont conduit à des souffrances indicibles et à la mort d’innombrables prisonniers.
On ne peut par dire a posteriori que toutes ces souffrances ont été planifiées volontairement dans tous leurs détails mais la terrible expérience subie par ces millions d’hommes, où le prisonnier perd toute dignité et tout sens de la solidarité à cause de la faim et de la misère, fut bel et bien le lot de tous les porteurs d’uniforme allemands pris par les Américains en 1945. La lutte constante pour recevoir une nourriture chiche dans les “cages”, a poussé jusqu’à l’absurde les vieux idéaux de la discipline militaire et de la camaraderie entre soldats. Tout cela cadre bien avec la première “thérapie de choc”, qui allait être suivie par la politique plus vaste de “rééducation”.
Après avoir infligé aux prisonniers de guerre allemands cette épouvantable leçon, les Etats-Unis n’avaient aucun intérêt à les retenir captifs indéfiniment. Après que les Américains aient sélectionné quelque 300.000 hommes pour leurs “Labour Service Units”, ils ont commencé à libérer les autres. À partir de juin 1945, ils ont libéré les plus vieux et les plus jeunes (surtout les très jeunes) puis ceux qui avaient un métier important pour l’économie du ravitaillement; à partir d’août, ce fut le tour de la grande masse des prisonniers. Les Allemands concentrés pêle-mêle dans ces “camps de transit” sans être correctement enregistrés, devaient êtretriés et répartis éventuellement dans d’autres lieux de détention; pour ces malchanceux, la captivité a duré encore plus longtemps.
D’autres encore subirent des épreuves complémentaires: ils ont été accusés de crimes de guerre ou retenus comme témoins de tels crimes, et donc leur détention a été prolongée; enfin, une masse importante a été transférée dans les pays alliés pour y forunir une main-d’oeuvre forcée. Au début de l’année 1946, il y avait encore en Europe un million de prisonniers de guerre allemands détenus officiellement par les Américains (dont une bonne partie en France et en Italie). Au début de l’année 1947, il n’y en avait plus que 40.000.
Les conditions de vie de ces prisonniers, dans les camps gérés par l’armée américaine sur le sol allemand, étaient contraires au droit des gens, dans la mesure où les délégués de la Croix Rouge internationale avaient reçu expressément l’interdiction de les visiter. Ces conditions se sont améliorées à partir de juillet 1945. Les “camps de transit” ont été démantelés les uns après les autres ou transformés en camps de prisonniers plus ou moins normaux. Dans les camps résiduaires, l’hygiène s’est progressivement améliorée, de même que les soins médicaux et le logement. L’alimentation des prisonniers étaient encore mesurée chichement mais devenait plus régulière. Comparé au sort de leurs homologues retenus prisonniers aux Etats-Unis, celui des prisonniers allemands en Europe restait misérable à la fin de l’année 1945 mais moins mortel, potentiellement, qu’au début de l’été.
En mai et en juin 1945, les “camps-prairies” de Rhénanie et les autres camps de prisonniers organisés par l’armée américaine en Allemagne, avec une nourriture totalement insuffisante, des conditions d’hygiène déplorables, l’obligation de dormir à la belle étoile ou dans des trous de terre creusés par les prisonniers eux-mêmes, l’exposition aux pluies incessantes et à la boue qui en résultait, ont entraîné la mort d’innombrables malheureux. L’adjectif “innombrable” est bien celui qui sied ici car nous ne possédons toujours pas de chiffre fiable quant aux nombre de décès qu’a entraînés l’administration pleinement consciente de cette “leçon de famine et de froid”. Cela explique le choc qu’a provoqué la parution en 1989 du livre du journaliste canadien James Bacque, consacré aux prisonniers de guerre allemands dans les camps américains et français en 1945 et 1946; Bacque avance le chiffre d’un million de morts dans les camps américains.  
(article paru dans “Junge Freiheit”, Berlin, n°49/2010; trad. franç.: mars 2012 ;                http://www.jungefreiheit.de/ ).

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