mercredi 9 mai 2012

La rencontre de Jeanne d’Arc avec Charles VII racontée par Thomas Basin

Thomas Basin (1412-1491), évêque de Lisieux et chroniqueur, est l’auteur d’une Histoire des règnes de Charles VII et de Louis XI (dont est extrait le texte ci-dessous). Conseiller du roi Charles VII, il fut l’un des instigateurs du procès de réhabilitation de Jeanne d’Arc auquel il prit part en tant que canoniste. Son œuvre constitue l’une des sources nous permettant de connaître la vie de Jeanne d’Arc.
« Il y eut, en effet, en ce temps-là une pucelle, du nom de Jeanne, à peine adolescente, vierge, ainsi que tout le monde l’a toujours cru, née sur les frontières de la Champagne et du Barrois, en un village nommé Vaucouleurs. Comme elle paissait les brebis de son père et qu’instruite néanmoins dans la religion du Christ, elle portait une singulière ferveur de dévotion au Christ, à sa glorieuse Mère, ainsi qu’aux saintes Catherine, Marguerite, Agnès et à plusieurs autres, elle affirmait sans se lasser qu’elle avait eu certain jour des révélations divines et que, tandis qu’elle était aux champs, gardant son troupeau, lesdites saintes lui étaient apparues et lui avaient apporté des ordres de Dieu.

Elle disait qu’il lui avait été commandé d’aller vers le roi Charles et de lui dire certaines choses à l’oreille et en secret. Ce qu’étaient ces choses, le roi a pu le savoir, ainsi que ceux à qui peut-être il en a fait part. Certaines de ces choses furent secrètes, certaines, au contraire, furent faites au vu et au su de tous, comme il apparaîtra dans la suite.
Donc, quand elle eut reçu ces visions et ces révélations, Jeanne, qu’on appelait communément la Pucelle dans la France entière, s’en alla vers certain chevalier, seigneur temporel du village [1] dont elle était originaire et où elle demeurait avec ses parents, lui assurant que la volonté de Dieu était qu’il la conduisît au roi de France pour qu’elle dévoilât à celui-ci certains commandements à elle faits par Dieu ; en suite de quoi, si le roi obéissait à ces ordres, le plus grand profit en adviendrait à lui et à tout le royaume de France. Mais ledit chevalier, connaissant la simplicité de cette fille, dont il savait que les parents s’adonnaient à cultiver les champs et à paître les animaux, n’attachait aucune importance à ses propos et jugeait de prime abord qu’on n’en devait pas faire cas. Aussi refusait-il d’accomplir ce qu’elle demandait, tenant ses dires pour propos de bonne femme dénuée d’intelligence et de bon sens.
Comme elle persévérait néanmoins dans ses affirmations, le menaçant, en outre, s’il méprisait les ordres de Dieu, des coups que Dieu ne manquerait pas de lui envoyer ; comme aussi, à ce qu’on peut croire avec vraisemblance, elle lui avait donné quelque signe de sa mission, elle l’amena à consentir et accomplir ce qu’elle réclamait. Aussi, ayant fait préparer pour le départ ses chevaux, ses serviteurs et tout ce que nécessitait sa condition, il la conduisit dudit lieu de sa naissance au roi Charles, à Tours [2].
Là, ayant salué le roi et lui ayant fait savoir pourquoi il était venu et pourquoi il avait emmené avec lui ladite pucelle, le roi, un peu inquiet d’une pareille nouveauté, réfléchissant à la simplicité et rusticité de la pucelle, refusa de l’admettre à s’entretenir avec lui. Il envoya vers elle des gens de son conseil et de sa suite pour s’enquérir et s’informer auprès d’elle le plus prudemment et le plus habilement possible des choses qu’elle voulait lui dire et révéler et des signes qu’elle pouvait montrer de sa mission. Mais à tous pareillement elle fit réponse qu’elle avait, par ordre de Dieu, certaines choses secrètes à révéler au roi et qu’elle ne pouvait les faire connaître qu’à lui seul et à nul autre ; que si le roi l’admettait à converser avec lui, elle lui montrerait tels signes de sa mission qu’il ne pourrait plus douter le moins du monde de la révélation qu’elle tenait de Dieu. Mais, en dépit de ses affirmations, le roi, pendant trois mois environ, refusa de l’entendre [3].
Pendant ce temps, les assiégés d’Orléans subissaient une famine terrible et manquaient de bien des choses nécessaires aux hommes. Et ladite Jeanne fatiguait de ses demandes tantôt le conseil royal, tantôt l’un et tantôt l’autre des grands seigneurs vivant auprès du roi, affirmant toujours que, si le roi voulait l’entendre et accomplir ce qui lui était commandé par Dieu, il en adviendrait du secours pour lui, pour les assiégés et pour tout le royaume ; que si, au contraire, il persistait dans son obstination, désagréments et malheurs fondraient sans aucun doute sur lui, les assiégés et tout le royaume.
Donc, comme elle répétait inlassablement les mêmes choses, qu’il n’y avait aucun espoir de délivrer Orléans et de secourir les assiégés et que, bien au contraire, le désespoir absolu régnait chez presque tous, Jean, illustre comte de Dunois, fils naturel, comme nous l’avons dit, du duc d’Orléans assassiné à Paris, et quelques autres personnages qui étaient auprès du roi donnèrent à celui-ci le conseil, comme on a coutume de le faire quelquefois dans les situations désespérées, d’accorder audience à Jeanne la Pucelle et, parmi les choses qu’il entendrait de sa bouche, d’examiner et de s’informer avec soin s’il en était qui dussent être repoussées comme d’humaines rêveries, ou, au contraire, humblement accueillies et prises en considération comme ayant le sens de quelque avertissement ou ordre envoyé par Dieu.
Les conseils et les instances de ces seigneurs vinrent à bout de la résistance du roi, qui, poussé aussi par le sentiment que la situation présente était désespérée, décida d’acquiescer à leur demande et se fit amener Jeanne la Pucelle. Venant donc en la présence du roi, elle eut avec lui, seule et sans témoins, un entretien de plus de deux heures. Après avoir écouté ce qu’elle avait à lui dire, il lui posa des questions et l’interrogea sur beaucoup de choses touchant ce qu’elle lui remontrait. Ses réponses et les propos qu’elle lui tint, les signes et les marques qu’elle lui dévoila des choses les plus secrètes en preuve de sa mission et de son envoi par Dieu l’induisirent à attacher quelque créance à ses paroles. Le roi dit, en effet, à ce que l’on rapporte (et nous nous rappelons l’avoir entendu de la bouche du susdit comte de Dunois, qui était de ses intimes), qu’elle lui avait révélé, en preuve de ses dires, des choses si secrètes et cachées qu’aucun mortel, sauf lui-même, n’aurait pu en avoir connaissance, sinon par révélation divine.
S’inclinant donc devant ses remontrances et réunissant de toutes parts ses soldats, il l’envoya en qualité de chef d’armée désigné par Dieu, et vêtue en tout point, tête et corps, comme un homme, munie d’armes et de chevaux, avec les autres capitaines de ses troupes, combattre les ennemis qui depuis plusieurs mois déjà assiégeaient Orléans. Et assurément personne n’aurait pu la prendre pour une jeune fille d’un âge si tendre ni même pour une jeune femme ; car, à la façon des hommes robustes et exercés aux armes, elle chevauchait tout armée, précédée en guise d’enseigne de son étendard personnel, sur lequel étaient peintes les images de la glorieuse Vierge, mère de Dieu, et de quelques-unes des saintes déjà nommées. »
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Source : Thomas Basin, Histoire de Charles VII, tome Ier, 1407-1444, édité et traduit par Charles Samaran, Paris, Les Belles Lettres, 1933, pp. 127-135.
Notes :
[1] Robert de Baudricourt était non pas seigneur mais capitaine de Vaucouleurs.
[2] Non pas à Tours mais à Chinon.
[3] Au contraire, le comte de Dunois écrivit dans sa déposition que seul un intervalle de deux jours sépara l’arrivée de Jeanne à Chinon de son entretien avec le roi.

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