jeudi 7 juin 2012

Castelnau ou l’art de commander

Alors qu’une promotion de Saint-Cyr s’apprête, selon un blog de défense bien informé, à choisir le général de Castelnau (1851-1944) comme parrain de promotion, nous proposons aux lecteurs de Theatrum Belli un petit aperçu (1) des qualités militaires et humaines de celui que Clémenceau appelait le "capucin botté" en raison de ses convictions religieuses affirmées. 

On doit au général Yves Gras une biographie (2) fort bien documentée – et fort peu connue - du général de Castelnau publiée en 1990 où la démonstration est faite que l’opposition entre tradition et progrès n’est le plus souvent qu’une dialectique artificielle sans fondement. 
Elevé dans les traditions de l’aristocratie française, Castelnau n’en n’est pas moins profondément novateur dans l’exercice de son métier. Deux exemples parmi d’autres illustreront ce constat. En 1900, lorsqu’il est nommé chef de corps du 37ème RI, il s’attache à développer la coopération interarmes, chose peu répandue à l’époque : "Le travail en commun des trois armes (infanterie, cavalerie, artillerie) n’était pas encore à cette époque entré dans les mœurs. Castelnau était un des rares chefs de corps qui s’appliquait à faire l’instruction de ses fantassins en coopération avec les autres armes, en particulier avec les artilleurs. Pour tous les exercices de ses unités sur le terrain, il provoquait le concours d’une batterie ou d’une section de 75 par entente directe, pour éviter l’interminable filière des demandes officielles" (3). Cette aptitude ne se démentira pas et, en tant que commandant d’armée en 1914, il sera l’un des rares généraux à avoir saisi l’importance de l’aviation naissante faisant dire au général Armengaud, à l’époque pilote observateur à la 2ème armée : "Le général de Castelnau a été une remarquable exception. A plus de 60 ans, il comprit l’aviation militaire comme s’il l’avait connue dès sa jeunesse." (4).
Sur le plan de la manœuvre, Castelnau est un adversaire résolu de l’offensive à outrance et le fait savoir. Cette attitude lui vaudra des inimitiés féroces parmi les "jeunes Turcs" du GQG qui le traiteront de "catastrophard" (5) mais on sait à quel point les événements lui ont donné raison. En défensive, il ne cesse de prôner une défense dans la profondeur appuyée sur plusieurs lignes de défense et des contre-attaques violentes. Là encore, il s’oppose fortement aux hommes de son temps pour qui tout repli équivaut à une défaite. Voici ce qu’il en dit à l’issue d’un exercice : "La retraite peut parfois être une manœuvre qui permet de saisir et de regrouper ses forces en vue d’une nouvelle bataille. Elle ne doit jamais être une fuite. Dans toute action défensive, il y une ligne qu’il n’est pas permis de dépasser… derrière est le gouffre où sombre notre honneur." (6) 
Ces réflexions seront mises en pratique dès le mois d’août 1914. Commandant la 2ème Armée, Castelnau reçoit l’ordre du GQG de lancer une offensive en Lorraine en dépit de renseignements faisant état de fortes concentrations ennemies. Or, au cours de l’opération et contrairement aux instructions reçues (7), le général Foch, commandant le 20ème corps d’armée, se lance à l’attaque de Morhange le 20 août au matin. Cette attaque se heurte à une puissante contre-offensive allemande et le 20ème CA doit se replier mettant ainsi en danger tout le dispositif de la 2ème armée. C’est alors que Castelnau donne l’ordre de se replier et parvient à s’extraire du piège où les Allemands voulaient le faire tomber pour se rétablir sur la Moselle de part et d’autre de Nancy. Installé sur une solide ligne de défense, il relance ses trois Corps d’armée à l’attaque et parvient ainsi à rejeter la VIe armée allemande sur la rive est de la Mortagne cinq jours plus tard. En dépit de nouvelles tentatives, les Allemands ne parviendront pas à s’emparer de la "trouée de Charmes" et ce succès qui préfigure celui de la Marne, vaudra à Castelnau le surnom de "sauveur de Nancy". 
Un autre épisode mal connu, mérite également d’être relevé. En janvier 1916, alors qu’il seconde Joffre au GQG installé à Chantilly, Castelnau sauve Verdun du désastre. Tout d’abord, renseigné à l’avance sur la probabilité d’une offensive allemande contre la Région Fortifiée de Verdun (RFV), il fait activer les travaux de défense et convainc Joffre de déplacer des réserves dans la région. Ensuite, lorsque l’offensive ennemie se déclenche le 21 février et qu’au bout de trois jours, on apprend que la deuxième position est tombée en 3 heures, Castelnau, pressentant la catastrophe, obtient carte blanche de Joffre et part dans la nuit du 24 au 25 février. Quand il arrive sur place, la débâcle n’est pas loin. "Les éléments de toutes les armes se mêlaient dans un désordre inexprimable ; c’était le triste indice d’une situation plus que critique" (8) dira t-il. Après avoir paré au plus pressé, Castelnau prend de sa propre initiative une mesure exceptionnelle. Il écarte le général de Langle, commandant le groupe d’armées du centre et le général Herr commandant la RFV et confie la défense de Verdun au général Pétain commandant la 2ème armée. Ce changement de commandement en pleine bataille est motivé par l’urgence de la situation et la confiance que Castelnau porte au général Pétain et son état-major. Elle permettra de sauver Verdun et la France du désastre. 
Au-delà de ses qualités tactiques et de chef, Castelnau fait montre d’une vision stratégique de la guerre. Dès 1914, il cherche à convaincre les hommes politiques français qui visitent le front que la guerre est européenne et que la décision doit être recherchée sur le point faible de l’ennemi, c'est-à-dire dans les Balkans. En toute occasion, il explique au gouvernement que si les militaires sont responsables de la conduite des opérations, les décideurs politiques ont en charge la conduite de la guerre. De même, il prêche à temps et à contre temps la mise sur pied d’un commandement militaire unique. Sur ce point, il faudra attendre l’offensive allemande de mars 1918 pour que le général Foch soit chargé dans l’urgence de "la coordination de l’action des armées alliées sur le front ouest" puis nommé général en chef de ces armées le 16 avril 1918. 
Réputé pour sa sévérité, Castelnau a été cependant un chef profondément humain, soucieux du bien-être et de la vie de ses hommes. C’est ainsi qu’en temps de paix, il travaille à l’amélioration des conditions de vie de ses soldats en faisant installer l’électricité dans sa caserne ou en louant à ses frais des voitures pour alléger ses fantassins engagés dans des marches interminables. Au cours de la guerre, il veille particulièrement à l’amélioration du service de santé et lorsqu’il est responsable d’une partie du front, il réussit grâce à la qualité de ses ouvrages défensifs, à avoir un des taux de pertes parmi les moins élevés (9).
Castelnau fut généralement à contre temps des idées en vogue à l’époque non par bravade mais parce que ses analyses reposaient sur le réel et non des slogans. Pour autant, il fut un subordonné loyal et quand Joffre lui ordonna de préparer l’offensive de Champagne de 1915 malgré toutes ses objections, il la prépara sans arrière-pensée et avec la détermination et la rigueur nécessaires. Contre l’optimisme démesuré des tenants de l’offensive à outrance, il eut cette phrase : "Nous avons pêché par infatuation"…
Son courage intellectuel allié à un manque total d’ambition personnelle lui valut d’être dans l’entourage des grands décideurs de son temps sans cependant en faire partie. De solides rancunes lui vaudront de ne pas être nommé maréchal de France et, nul n’étant prophète en son pays, il sera plus estimé à l’étranger qu’à Paris (10)
Celui qui connut la défaite de 1870 comme sous-lieutenant et perdit trois fils au combat pendant la grande guerre devait aussi connaître l’humiliante défaite de 1940 dans sa vieillesse.
Malgré le poids de l’âge et l’occupation, il garda espoir, suivant pas à pas les progrès des armées alliées avant de s’éteindre le 17 mars 1944 à l’âge de 93 ans. La vie du général de Castelnau nous permet de saisir toute l’importance d’une pensée militaire (11) mûrement réfléchie et qui trouve son aboutissement dans la bravoure du soldat. Cette harmonie est rare et doit être méditée afin que l’héroïsme du soldat soit le couronnement et non le substitut de la réflexion tactique. 
LCL F-Régis LEGRIER http://www.theatrum-belli.com

(1) Egalement disponible sur le site du CESAT.
(2) Castelnau ou l’art de commander 1851-1944, Editions Denoël, 1990.
(3) Castelnau ou l’art de commander, p. 95.
(4) P. 150.
(5) Aujourd’hui on dirait "misérabiliste".
(6) P. 142.
(7) Le général Gras revient en détail sur cette affaire p 156 à 158. Foch ne reconnaitra jamais sa désobéissance et aura ce mot malheureux à la fin de la guerre : "on ne donne pas le bâton de maréchal au vaincu de Morhange". 
(8) P. 291.
(9) P. 209.
(10) Cette mesquinerie en rappelle une autre, celle du retour du maréchal Lyautey en France lors de son départ définitif du Maroc. Lors du passage du détroit de Gibraltar, il fut salué par les canons de la flotte britannique mais aucune autorité ne l’attendait en France. 
(11) A notre connaissance, le général de Castelnau n’a pas publié d’ouvrages mais ses conférences à l’Ecole de guerre connurent un vrai succès. Par ailleurs, à ceux qui lui demandaient pourquoi il n’écrivait pas ses mémoires,il rétorquait : "je n’ai rien à me reprocher".

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