lundi 1 octobre 2012

Chiappe, un seigneur de l'histoire

Voilà dix ans que s'est éteint Jean-François Chiappe, le 21 octobre 2001. L'historienne Dominique Paoli évoque le souvenir de son confrère : un Corse enraciné à Versailles, dont le coeur battait pour la chouannerie, familier des médias où il communiquait sa passion avec ferveur.
o L'Action Française 2000 – Jean-François Chiappe est mort il y a dix ans. Lequel de ses livres conseilleriez-vous à un étudiant de vingt ans qui ne l'a pas connu ?
o Dominique Paoli – Sans hésiter, La Vendée en armes, et particulièrement le premier tome. Le Cadoudal ne manque pas de souffle non plus, mais La Vendée est une épopée sublime, un récit haletant d'un bout à l'autre. Bien sûr, depuis 1982, les informations se sont développées, comme les réflexions ; Reynald Secher a problématisé davantage le sujet, perçu des notions nouvelles. Mais Jean-François se plaçait sur un autre plan, il ne voyait pas le génocide, il percevait d'abord le simple combat de la Contre-Révolution en lutte pour la Liberté comme pour les libertés. Jean-François ne posait pas de concept, il était le coeur de la Vendée, le coeur souffrant et glorieux. Le sacré-coeur qui orne les couvertures de cette fabuleuse trilogie, c'est en vérité le sien. Mais plus qu'à la Vendée, c'est à la chouannerie qu'allait sa passion. Il vibrait bien plus encore dans le bocage breton ou normand, chez Cadoudal ou chez Frotté.
o Il n'était pourtant pas originaire des terres de l'Ouest..
o Effectivement. On peut penser que cet attrait pour la geste contre-révolutionnaire lui vient de la lecture, adolescent, des oeuvres de La Varende comme Les Manants du Roi, genre de livre qui marque à un certain moment de la jeunesse, de manière indélébile, à un moment de la vie où l'on absorbe tout comme une éponge, mais où certaines impressions demeurent, s'imprègnent en vous. Il est possible, c'est même certain, que Jean-François ait perçu un autre combat derrière sa défense obstinée des Vendéens et des Chouans.
La mort de son père, le préfet régional Angello Chiappe fusillé en 1945 lors de l'Épuration, alors qu'il n'avait que treize ans, fut, sans jamais qu'il en parle, le traumatisme de sa vie. Sans rien renier, il resta fidèle à sa mémoire et considéra, mais cela relève assurément de l'inconscient, que la République avait tué son père ou, en tout cas, laissé faire. Dès lors cet héritier de hauts-fonctionnaires serviteurs de la République - il était aussi le neveu de Jean Chiappe, le préfet de police de Paris révoqué en février 1934 - a été en rupture avec la tradition familiale, beaucoup plus libérale, d'inspiration plutôt radicale. Le jeune Jean-François s'est mis à vendre Aspects de la France, à défendre le Roi, et ses serviteurs de l'Ouest. Il a mêlé le martyr de son père avec celui des Vendéens. La Vendée, c'était son père, incontestablement.
o N'y a-t-il pas toujours eu chez lui le goût conjugué de l'histoire et de la politique ?
o Absolument. C'est un Corse, ou plutôt était-il d'origine corse, car s'il ne s'y rendait jamais, il avait ce plaisir insulaire de la chose politique, du débat, de la discussion sans fin sur un thème ou une personnalité. C'était un orateur brillant, captivant, doté d'une mémoire prodigieuse, grâce à quoi il était un maître en improvisation. Jamais de notes, pas plus que de travail en archives. Une mémoire infaillible soutenait sa réflexion, ce qui lui donnait un relief toujours original, vivant, séduisant pour l'esprit.
Il voulait entrer à l'Académie française, c'était là son désir le plus profond. Mais à ce niveau, son engagement politique vint contrarier son ambition. La désillusion fut grande quand il comprit les barrières qui se dresseraient devant lui. Passe encore d'être fils d'épuré mais, à la différence de quelques autres s'étant déplacés politiquement de l'autre côté, il ne reniait pas son père. Il militait franchement à droite, sans timidité aucune, avec ce goût pour la provocation qu'on peut bien appelé aussi le panache. Fondateur du Front national dont il fut longtemps vice-président, président des Amis de Rivarol, vice-président de l'Association de la Presse catholique et monarchiste, comment voulez-vous qu'il alla siéger sous la Coupole ? Anti-gaulliste viscéral, il ne pardonnait pas au général d'avoir abandonné son père aux communistes. Il soutint Alain Poher en 1969 contre Pompidou. Chiappe était un homme des médias, très connu en ce temps-là : on ne lui pardonna jamais cet engagement.
Par ailleurs, sa conception politique n'était pas d'une pièce. Maurrassien disons à 80 %, il n'adoptait pas la conception décentralisée. Son modèle, c'était Louis XIV, une monarchie administrative, efficace, centralisée. Et en même temps, il était tout à fait capable d'options libérales, jusqu'à écrire à la fin de sa vie une biographie de Montesquieu, particulièrement favorable, ce qui peut étonner. Mais je le répète, il aimait manier les principes politiques, les confronter, les nuancer, selon une inclination très corse, difficile à comprendre pour les continentaux dont les repères sur l'échiquier politique ne sont pas les mêmes.
o Il avait donc gardé des caractères propres à son île d'origine ?
o Oui, mais en même temps, il n'y allait jamais. D'abord parce qu'il n'aimait pas les voyages. Je ne lui connais que deux destinations, la Bretagne et la Provence. La Bretagne, c'était bien sûr pour les Chouans, Monsieur Georges et les autres... Je l'ai accompagné une fois au Champs des Martyrs. Lui, si bavard, se tut lorsque nous nous trouvâmes devant, à peine sortis de sa célèbre Porsche. L'émotion nous submergea et nous restâmes longtemps silencieux. Ensuite il y eut une visite à Kerléano, au mausolée de Cadoudal et chez tante Chouette, comprenez Simone Cadoudal. Jean-François Chiappe m'apprit ces jours-là l'importance du terrain pour l'historien, l'imprégnation nécessaire du milieu. Mais il acceptait aussi nos invitations en Provence, où il ne bougeait plus une fois assis devant la piscine, un livre à la main, refusant de visiter l'arrière pays d'Aix.
o Quel couple formait-il avec son épouse Marina Grey, fille du général Dénikine ?
o Un couple à l'évidence étonnant et détonnant. Marina avait onze ans de plus que lui. Il n'était pas homme dont on fait les maris, mais il avait voulu l'épouser et elle avait résisté un peu. Chez eux, c'était le rendez-vous de toutes les contre-révolutions. Dans leur appartement de Versailles, au 10 rue de Fontenay, le buste et l'ombre de Dénikine planait toujours un peu, ombre entretenue plus par Jean-François que par sa femme, plus libérale, plus gaulliste même... C'était surprenant, le nombre et les noms des personnalités qu'on pouvait rencontrer. Lors des dîners du dimanche soir, par exemple, devenus presque une institution, il y avait là Ghislain de Diesbach comme Albert Simonin, on pouvait y rencontrer Jean-Marie Le Pen et la jeune Marine, sans oublier la jeune génération montante, Éric Vatré, Christian Brosio. Tous ces gens se croisaient, la discussion était soutenue, toujours de qualité.
o Chiappe, s'il dédaignait les voyages, ne cessait de quitter Versailles et de prendre la route de Paris en Porsche. Quelle était sa géographie parisienne ?
o Je l'ai rencontré pour la première fois en avril 1968 dans un restaurant du 16e arrondissement. Il était déjà parfaitement connu à la radio où il animait avec Decaux et Castelot la fameuse Tribune de l'Histoire. Il intervenait dans d'autres émissions, télévision comprise, mais il n'avait encore rien écrit. Son Cadoudal serait publié trois ans plus tard et avec succès. Il nous rejoignait ce jour-là pour animer le centenaire de Maurras. Notre second point de rendez-vous était au Barbac, sur la rive gauche. Ce ne fut pas triste car Mai 68 arriva en pleine commémoration maurrassienne et je me souviens de Jean-François Chiappe cherchant avec difficulté dans tout Paris de l'essence pour la Porsche. Disons que Jean-François circulait beaucoup dans Paris, et s'il affectionnait les endroits chics genre palace, il invitait toujours avec une grande générosité et se sentait tout aussi à l'aise dans des cafés plus simples.
o Il est inhumé à Versailles au cimetière Notre-Dame. Pour un descendant des Chiappe d'Ajaccio et de Sartène, plus lointainement originaire de la côte ligure, cela peut étonner...
o Non, pas vraiment, car c'était un Corse de Paris, ou plus précisément de Versailles. Voilà un homme qui a passé trente ans à écrire tous ses livres sur une matière que nous pouvons qualifier de "royale", ses fenêtres face aux Petites-Écuries, face au palais de ses rois. Il a été le voisin de Louis XIV, Louis XV et Louis XVI. Qu'à présent il soit inhumé à un jet de pierre de leur demeure, le marbre de sa tombe frappé de la fleur de Lys, je n'y vois que de la cohérence et la plus belle des fidélités.
Propos recueillis par Marc Savina L’ACTION FRANÇAISE 2000 Du 20 octobre au 2 novembre 2011

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