jeudi 8 novembre 2012

L'Allemagne sous les bombes 1940-1945

Jörg Friedrich, L'incendie, L'Allemagne sous les bombes 1940-1945, Éditions de Fallois, Paris, 2004 (édition originale en allemand, 2002).
       En se livrant à une étude objective et méthodique de la stratégie de bombardement systématique et massif sur les cités allemandes par les Alliés, et principalement par l’Angleterre dès 1940, cet historien a déclenché au-delà d’une inévitable polémique, l’intérêt passionné de dizaines de milliers de lecteurs Outre-Rhin sur un aspect essentiel et longtemps soigneusement occulté de la carbonisation programmée de la plupart des villes allemandes et des indicibles souffrances endurées par les survivants de 1942 à 1945. La description précise et sans emphase de la froide détermination des autorités britanniques, en particulier de Churchill et de l’Air Chief  Marshall, Arthur Harris, (surnommé bomber Harris, personnage haï des Allemands qui se sont opposés à l’érection d’une statue en son honneur à Londres, voici quelques années) et des conséquences résultant de leur stratégie anti-cités, éclaire sans fard la plus grande catastrophe subie par l’Allemagne depuis trois siècles.
       « L’incendie » est celui que les bombardiers alliés déclenchèrent par l’usage de bombes incendiaires conçues pour faire plus de dégâts et de victimes que les bombes classiques et pour frapper prioritairement les civils. Longtemps, nous supposions que les cibles des bombardements alliés visaient surtout des objectifs militaires et industriels. On sait aujourd’hui que cette croyance était fausse. La démonstration par l’auteur de la mise en oeuvre d’une stratégie de destruction massive de mille villes allemandes, assumée sans états d’âmes, est magistralement faite.
       L’intention des Alliés est notamment explicitée dans la directive adressée par Churchill au Bomber Command le 14 février 1942 qui énonce : « Il a été décidé que le principal objectif de votre opération sera désormais axé sur le moral de la population civile ennemie ... il est clair que les cibles doivent être les zones d’habitation et non, par exemple des chantiers navals ou les industries d’aviation. ». C’est ainsi qu’avec ses conseillers techniques, le Premier Ministre britannique inventèrent en toute conscience le « moral bombing » destiné à saper la confiance des travailleurs et du peuple allemand en leur Etat, mais aussi à les punir de leur soutien objectif et de leur caution au régime.
         Pour parvenir à leurs fins, les ingénieurs du feu anglais et leur industrie mirent au point des méthodes toujours mieux élaborées s’appuyant sur la combinaison de bombes explosives, les ‘blockbusters’ destinées notamment à éventrer les canalisations d’eau, des bombes et bâtons électro-thermiques incendiaires, du bombardier lourd et des escadrilles d’éclaireurs (pathfinders, chargés d’illuminer le secteur à détruire). Les appareils volant de nuit, en haute altitude et ne disposant pas encore de système de radio-navigation, les erreurs de secteurs, voire de villes étaient fréquentes (les fleuves et les cathédrales servant souvent de seuls  repères). Les plans d’une destruction complète de l’Allemagne par l’inondation (destruction des barrages) puis par le feu, exprimés en termes bibliques de vengeance divine furent appliqués. Les militaires et les scientifiques avaient compris qu’il était plus facile d’incendier une ville que de la faire sauter, mais qu’il fallait mélanger produits explosifs et incendiaires pour obtenir une immense boule de feu, laquelle, les vents et la configuration des lieux aidant, se propageait toute seule, des jours durant.  L’Allemagne échappa de peu à la guerre bactériologique envisagée avec du charbon américain. Il s’agissait bien de terroriser la population allemande en portant les bombardements de zone au coeur même des vieilles cités et des faubourgs ouvriers.
         Le 30 mai 1942, la Royal Air Force conduit son premier raid de très grande ampleur avec le bombardement de Cologne par 1000 appareils, chiffre jamais atteint jusqu’à là et de nature à provoquer par lui-même l’effroi. Les attaques provoquaient de gigantesques incendies qui portaient la température à plus de 1000 degrés, engendrant des vents de 250 km/heure. Les raids sur Hambourg en juillet 1943 firent plus de 50 000 morts, celui de Berlin pour la seule nuit du 3 février 1945, 25 000 morts. Le bombardement sur Dresde, onze jours plus tard, tuèrent entre 45 000 et 200 000 personnes selon les estimations. On y dressa avec des poutrelles de fer d’immenses bûchers pour incinérer par paquets de 500, les corps en surnombre. Peu connu, le bombardement de la ville moyenne de Pforzheim fit périr 20 000 habitants sur un total de 60 000, soit un sur trois, pourcentage deux fois plus élevé qu’à Nagasaki. Bientôt, les cercueils faisant défaut, les victimes des bombardements étaient simplement mises dans des sacs en papier et enterrées dans des fosses communes. 
         Lorsque les États-Unis lancèrent leur aviation à l’assaut de l’Allemagne en 1943, ils refusèrent tout d’abord d’adopter la doctrine britannique. Pour des raisons tout à la fois de prestige et d’efficacité militaire, ils préférèrent s’en prendre de jour à des objectifs militaires et industriels. Mais en 1944, ils se rallièrent à la doctrine anglaise et participèrent avec les Britanniques aux opérations les plus dantesques. Lors de la marche vers le Rhin, la politique de bombardement massif des Alliés s’appliquera avec toute la force de l’industrie américaine, qui ravagea la Normandie ( destruction complète du Havre et de Caen), une partie de l’Italie (Monte Cassino), puis la vallée du Rhin, avant d’être abandonnée pour ne pas frapper les troupes alliées elles-mêmes qui manoeuvraient sur un territoire complètement dévasté.  
         Quand elles ne tuaient pas, les bombes occasionnaient chez les civils un traumatisme et une angoisse permanente, en particulier pour les enfants. Les victimes étaient brûlées mais le plus souvent gazées dans les bunkers, les caves ou autres abris de fortune, la mort étant provoquée par l’élévation subite de la température, l’effet de souffle et les gaz incendiaires. Près de 700 000 civils trouvèrent ainsi une mort épouvantable, dont 76 000 enfants. A ces drames s’ajoutent la destruction irrémédiable d’un patrimoine historique d’une incommensurable richesse (maison de Goethe à Francfort, celle de Beethoven à Bonn...les cathédrales, les musées, les innombrables cités d’architectures médiévales. La ville hanséatique de Lübeck disparue en l’espace d’une nuit...les bibliothèques connurent le plus grand autodafé de l’histoire.).
         En dépit des énormes moyens mis en oeuvre (40%des bombes lancées sur l’Allemagne ont été destinées aux seules villes), cette stratégie fut un échec. Car si le pays et ses villes multiséculaires furent détruites, le moral de ses habitants ne fut pas véritablement atteint. Non seulement la population ne s’est pas révoltée contrairement à ce qu’espéraient les tenants du bombardement de zones, mais au contraire, les destructions épouvantables ont galvanisées les énergies dans la capacité à les endurer et à résister aux raids. Les faits prouvèrent l’inutilité de cette stratégie qui ne parvint pas à mettre la population à genoux et qui ne détruisit pas pour autant le potentiel industriel puisque la production d’armes étaient la plus élevée jusqu’à la veille de la débâcle. Pourtant, ce fut durant les tous derniers mois du conflit, en 1945, que les frappes aériennes ont été les plus massives, alors même que l’issue de la guerre ne faisait plus de doute. La guerre sur deux fronts prenant en tenaille les armées du Reich, l’épuisement des troupes face aux formidables effectifs soviétiques, l’entrée en guerre de l’industrie américaine, firent bien plus pour la victoire alliée.
         Dans l’entre-deux-guerres, un enseignement de la Royal Air Force, considérant la stratégie anti-cité concluait que ce type d’action est : « moralement indéfendable, politiquement inutile et militairement inefficace ». Pourtant, de 1942 à 1945, le Bomber Command britannique et la 8éme US Air Force réduisirent en cendres la plupart des villes allemandes, dont beaucoup dataient du Moyen-âge. L’Air Chief Marshall Harris avait déclaré: « Notre but est la destruction des villes allemandes, le massacre des ouvriers allemands et l’interruption d’une vie communautaire civilisée dans toute l’Allemagne ». Churchill était il un ‘criminel de guerre’ ? Le sens critique oblige à dire que l’argumentation des autorités britanniques visant à gagner le conflit en pratiquant une politique de terreur destinée à briser le moral de la population civile est exactement celle des « terroristes » de tous les temps, quand ils tiennent les civils pour la partie cachée mais consentante d’un dispositif de guerre.
        Le bombardement des villes allemandes durant la seconde guerre mondiale est un fait majeur de l’histoire. Ce fut la plus grande catastrophe qu’ait connue ce pays depuis la guerre de Trente Ans.                                
   Jean-Marie Cojannot http://esprit-europeen.fr

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