jeudi 15 novembre 2012

Rome : Des héros de légende...mais aussi des citoyens qui croient en leur destin

Des héros de légende…

Disons-le d'entrée : l'image de Rome qui s'est imprimée dans nos mémoires d'écoliers studieux est, sinon fausse, du moins trop partielle – voire partiale – pour refléter la réalité. Les voici donc, ces Romains, grands bâtisseurs d'empire, faiseurs de lois et de discours vengeurs au Forum quand ils ne parcourent pas le monde antique, armés jusqu'aux dents, dans le seul dessein de gouverner les autres, de les plier à leur discipline, de les soumettre à leur redoutable administration. 
Et de citer Virgile : "Toi, Romain, souviens-toi de gouverner les peuples sous ton empire", sans trop se soucier du contexte, du propos, de l'appel à la paix et à l'humanité qui accompagnent ce vers de L'Énéide. Les a-t-on entendus, au long des pages de Tite-Live et de César traduites laborieusement, ces légionnaires dont les galoches aux semelles de plomb – pour ne pas user le cuir ! – martelaient le pavé des routes au rythme de leur pas lent, mais régulier, au point de devenir obsédant ! Les a-t-on vus ces héros impressionnants de courage et d'humilité au service exclusif de leur patrie ! Voici Horace, vainqueur des Curiaces, qui sauve Rome de la servitude, et Cincinnatus qui délaisse seize jours ses labours, le temps de repousser l'ennemi, puis revient à son araire et enraie placidement la terre comme s'il l'avait quittée la veille ; voici Régulus, venu à Rome encourager à combattre Carthage jusqu'au bout, qui s'en retourne se livrer à l'ennemi parce qu'il avait donné sa parole ; il sait que la mort l'attend, mais il supporte les plus affreuses tortures sans même jeter un cri… Et l'idée s'insinue que ces héros rigides, glorifiés par l'histoire, sont des statues sans âme, des géants impitoyables, à la limite de l'humain, que seuls pouvaient encore mettre en scène un Shakespeare ou un Corneille. Les Romains eux-mêmes, d'ailleurs, sont à l'origine de ces stéréotypes : les jeunes écoliers de l'Antiquité écoutaient la geste de ces héros avec le plaisir qu'aiguise le frisson de l'effroi.
Certes, c'est ainsi que Rome s'est faite, au prix des sacrifices et du don de soi.
… mais aussi des citoyens qui croient en leur destin
L'héroïsme a nourri la "vertu" romaine, et les obscurs citoyens suivent l'exemple. Ils se doivent à leur patrie. Mais ce fut parfois au prix de la peur. Rome, la dominatrice, a souvent tremblé, au point de penser abandonner ses murs, comme au temps de Camille, ou de croire arrivée l'heure de la servitude, quand Hannibal n'était qu'à quelques jours de ses portes sans qu'aucune force romaine ne restât pour lui en interdire l'entrée. Dans ces moments-là, et dans beaucoup d'autres, il fallait les tempéraments bien trempés d'hommes qui ne pouvaient faire honte aux grandes figures légendaires. Mais Rome n'est pas seulement une terre de héros. Tout ce que la cité compte de citoyens participe à sa défense et, à l'ombre tutélaire des grands hommes, c'est ici, plus qu'ailleurs, l'union qui fait la force. La foi aussi, en son destin. Et le ciment qui unit ces hommes dans leur volonté de survivre réside dans leur morale. Non, les Romains des premiers temps n'étaient pas des conquérants. Ils n'ont jamais pris l'offensive contre les peuples voisins. Ils ont toujours résisté aux pressions belliqueuses de ceux-ci et ont gagné. Puis ils ont offert leur protection à ces peuples voisins et les ont aidés à repousser, à leur tour, une invasion ennemie. Et ils sont parvenus, ainsi, à dominer l'Italie. C'était une question de survie car telle est la loi de la guerre dans l'Antiquité : on est vainqueur ou réduit en esclavage. Il leur fallut plus de quatre siècles pour y arriver. Parfois même de justesse – qu'on se souvienne de la présence gauloise à Rome en 390 avant J.-C. – et des oies du Capitole ! Tout cela n'a rien d'une conquête foudroyante…
Une valeur fondamentale, la virtus
La force morale qui unit les citoyens dans l'accomplissement de leur destin s'appuie sur la virtus. Cette notion n'a rien d'abstrait pour un Romain. La virtus est la qualité du vir, celle de l'homme, dans ce qu'il a de viril ; celui à qui incombent deux devoirs fondamentaux : défendre sa patrie et lui donner des fils qui la protégeront à leur tour. Dans l'action politique et militaire, elle définit le courage, la capacité à affronter les difficultés avec énergie. Telle est la vraie noblesse du citoyen, et ce mérite est reconnu puisque, par sa virtus, un homme de la plèbe peut, tout autant qu'un noble, parvenir jusqu'aux plus hautes fonctions de l'État. À Rome, il n'y a pas de place pour l'individu. Chacun n'existe et n'est reconnu que parce qu'il appartient à un groupe, par exemple à une tribu et à une centurie, pour exercer son droit de vote, sous la République. Les liens entre les membres de la communauté sont très forts.
… et ses corollaires, pietas et fides
Cette solidarité s'exprime par un essentiel sentiment de respect, une conscience aiguë de ses devoirs envers sa famille et envers ses dieux : c'est la pietas, à laquelle correspond, sur le plan juridique, la fides qui caractérise le lien d'autorité, de dépendance qui relie les citoyens entre eux. Cette notion est essentielle dans une société où le clientélisme est omniprésent : loyauté et confiance forment la trame du tissu social. Voilà pourquoi la loi occupe à Rome une place si importante. Le droit est la science des rapports sociaux dans la cité où l'intérêt collectif prime les intérêts individuels, et où l'obéissance à la loi constitue la première vertu civique.
Ce respect des autres a conduit Rome à innover en matière de gouvernement d'un empire. Très tôt, dès le IIe siècle avant notre ère, et très vite, en un demi-siècle, les "fils de la louve" se sont trouvés les maîtres de la Méditerranée, à la suite de divers conflits qui suivirent la seconde guerre punique. Il leur fallut "absorber" le monde grec qui, par l'ancienneté de sa culture, mettait en péril l'identité romaine. Ce fut là ce qu'on pourrait appeler le miracle romain. Rome sut tirer de l'hellénisme tout ce qui servait son épanouissement sans pour autant s'asservir à cette culture si différente de la sienne et perdre son âme. Et malgré le mépris des Grecs qui, dépités d'avoir été vaincus, considéraient les Romains comme des paysans mal dégrossis ! Dès avant la fin de la République, l'empire était constitué – à quelques contrées près. Et il perdura plusieurs siècles, ce qui constitue un fait unique parmi les grands empires de l'Antiquité. Celui d'Alexandre le Grand, par exemple, fut immense et, dit-on, magnifique ; il dura dix ans. Ce qui fait la différence, c'est le respect que les Romains ont des vaincus, et la conscience de leur responsabilité envers eux. Les peuples soumis ne sont pas méprisés. Ils gardent leurs lois, leurs coutumes, leur langue. Rome exige d'eux une adhésion, une collaboration à l'Empire romain. Deux rhéteurs grecs du IIe siècle de notre ère, Dion et Aelius Aristide, félicitent Rome d'avoir su regrouper sous son autorité "des hommes libres". Et progressivement, le droit des citoyens romains s'étendra à tous les habitants de l'empire. Or, si Rome a réussi ce pari, c'est qu'elle a étendu à l'ensemble des peuples le lien qu'elle a institué entre ses citoyens : la fides, qui suppose loyauté de la part des peuples conquis, mais aussi protection, justice et aide de la part du vainqueur. Ainsi, par la liberté reconnue de chacun dans le cadre d'un empire pérenne, se trouvaient garanties la paix et la prospérité pour tous.
Le goût de la vie sous toutes ses formes
Cependant, la noblesse et la grandeur des valeurs inspirées par les héros légendaires ne doivent pas laisser croire à l'attitude hiératique, à l'austérité des Romains de nos vieux livres scolaires. Les Anciens étaient animés d'un grand amour de la vie et de la liberté que fortifiait leur fierté d'être Romains. Du reste, les artistes ne s'y sont pas trompés, peintres ou cinéastes, qui n'ont retenu de Rome que les orgies et le stupre. Mais que l'on n'aille pas s'imaginer que tous les citoyens finissaient leurs journées vautrés sur des lits de banquet et couronnés de roses, une coupe de vin fort dans une main tandis que l'autre s'égarait sur la poitrine nue d'une fille lascive. Ce sont là des clichés faciles. D'aucuns objecteront qu'ils sont inspirés de certains textes latins, mais ils oublient qu'il s'agit déjà, à l'époque, de tableaux satiriques, dénonçant l'excès. Or l'excès est stigmatisé parce que, précisément, il est exceptionnel et contraire aux bonnes mœurs. On peut même dire que la règle générale fut plutôt la frugalité que la débauche. Ceci n'est pas contradictoire avec le goût du plaisir, avec un réel appétit de jouissance qui se développe à Rome, surtout à partir du IIe siècle avant notre ère, quand la petite cité des bords du Tibre devient la capitale du monde et se nourrit de toutes les richesses et des raffinements de l'Orient.
Le Romain est un pragmatique. Il ne se perd pas en spéculations oiseuses. Il apprécie l'instant, le bonheur simple d'une amphore partagée à l'ombre d'une treille tandis que le soir tombe, le plaisir d'une conversation dans la fraîcheur d'une basilique, l'émotion esthétique éprouvée devant la beauté majestueuse et monumentale de Rome. Mais n'en déduisons pas que la ville est imposante, et figée comme sur ces gravures où l'artiste représente le Forum avec deux ou trois citoyens raidis, et comme prisonniers d'une toge trop impeccablement drapée. Rome bouge ; Rome bruit ; la foule se presse dès le matin dans les rues où les embouteillages (déjà !) empêchent toute circulation des chars et des piétons. Il faut se faufiler sur les trottoirs, inventés au temps de César, entre les mendiants couchés par terre et les barbiers qui officient à l'extérieur, et pérorent entre deux coups de rasoir en faisant virevolter dangereusement la lame dans les airs, au rythme de leurs récriminations. Au Forum, ceux qui font campagne électorale et ceux qui se prennent pour des tribuns-nés argumentent et vocifèrent pour couvrir la voix de stentor d'un concurrent, ou les lamentations éperdues d'un cortège de pleureuses qui accompagne un enterrement. La ville n'est pas grise. Elle brille partout des couleurs resplendissantes là où règnent la puissance et l'opulence, tandis que les teintes sales de la misère endeuillent les quartiers sordides où les riches ne se hasardent pas.
Tous les monuments sont peints de couleurs vives. Imaginez : le pont de Gard était rouge du bas jusqu'au sommet, sous le ciel bleu et au cœur de la verte garrigue !
Un véritable humanisme
Ce qui transpire de cette agitation, c'est une profonde humanité, un réel souci de l'autre, un désir de faire reconnaître sa dignité. Voilà ce que les Romains demandent à la philosophie, et ce n'est pas un hasard s'ils ne retiennent du stoïcisme ou de l'épicurisme que la morale. Peu importent les grandes considérations sur les origines du monde. Ils veulent vivre, saisir l'instant (Carpe diem, disait Horace) et tenter d'oublier la mort. Car les Romains ont peur de la mort. Elle les hante et distille lentement dans leur âme une douce mélancolie, comme un poison. La Cabaretière de Virgile brosse le tableau idyllique d'une chaude journée d'automne. Une tonnelle, quelques roses, le doux murmure d'un ruisseau, l'abondance de fruits colorés, prunes blondes et mûres violettes, châtaignes et pommes rougissantes, le chant des cigales que couvre celui d'une flûte… La fille danse au son du crotale quand de cette joie simple surgit le spectre de la mort. "La mort nous tire par l'oreille : vivez, dit-elle, me voici." Voila pourquoi le Romain a peur de vieillir. Mais il ne le dira pas. Il porte beau. Seulement vous verrez, au fond de son œil, sourdre son angoisse du temps qui fuit. Et cette crainte le conduit peu à peu à l'irrationnel, à la magie, parfois même à la foi qu'ignore la religion traditionnelle. Il faut prendre, à Rome, la mesure du mystère, et du symbole.
Du Romain, peu à peu, le portrait s'affine, et devient complexe. À l'image impressionnante et dure du héros se substitue celle de l'homme ; non point ce dominateur égoïste et violent qui s'abîme d'orgies en lupanars, mais cet être fier et digne, à la fois réaliste et mystérieux, énergique et qui doute, soucieux d'humanité – "Rien de ce qui est humain ne m'est étranger" dit un personnage de Térence –, qui cache une profonde sensibilité et un amour de la vie teinté de tristesse devant l'inéluctable fin. Il reste décidément le fils du héros Énée descendu aux Enfers pour revoir son père dont la mort l'a tant affecté. Anchise est là, dans un cadre paradisiaque, "au fond d'une vallée verdoyante", et dès qu'il aperçoit son fils, il lui tend les mains, plein d'allégresse, les joues baignées de larmes. "Donne-moi ta main, mon père ; donne-la moi que je la serre." À trois reprises, Énée tente de prendre son père dans ses bras ; trois fois, "l'ombre lui coula entre les mains comme un souffle léger, comme un songe qui s'envole." À Rome souvent, le bonheur se moire de souffrance.
Jean-Nöel ROBERT, Latiniste et historien de Rome  http://www.theatrum-belli.com
Source du texte : CLIO.FR

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