lundi 17 décembre 2012

Le concept de pause stratégique : l’exemple allemand (1918-1939)

Fiche au chef d’état-major des armées, juillet 2008
A la suite du traité de Versailles, l’Allemagne ne dispose plus que de forces armées réduites à leur plus simple expression. La Reichswehr ne doit pas dépasser 100 000 hommes, tous professionnels, et les matériels lourds, jusqu’aux mitrailleuses sur trépieds, lui sont interdits. Toute l’aéronautique a été livrée ou détruite et il est interdit de la reconstituer. La Reichsmarine ne doit pas dépasser 15 000 marins pour servir une flotte dont le tonnage total ne peut pas dépasser 100 000 tonnes, avec des restrictions très précises sur chaque type de navire. Sous-marins et porte-avions sont interdits. Pourtant, à peine plus de vingt ans plus tard, l’Allemagne est parvenue à conquérir la majeure partie de l’Europe continentale.
Le secret de cette spectaculaire remontée en puissance est à chercher en premier lieu dans la manière dont l’état-major général allemand, avec le général Hans von Seeckt à sa tête (qui cumule les fonctions de CEMA et de ministre de la guerre), est parvenu à placer la Reichswher et la Reichsmarine en situation de « seuil stratégique », c’est-à-dire en capacité de passer en quelques années d’une situation d’extrême faiblesse à celle de première organisation militaire du continent.
La préservation des savoir-faire militaires
Le premier axe d’effort a consisté à transformer cette petite armée en armée de cadres. Les engagés sont particulièrement bien choisis (avec un taux de sélection de 10 pour 1) et formés pour non seulement maîtriser leur fonction mais aussi celle des deux échelons supérieurs. Cette armée d’active est en contact étroit avec les organisations paramilitaires (la « Reichswehr noire »), comme les « Casques d’acier », et les aide discrètement à dispenser une formation militaire à leurs membres.
L’état-major général a également des accords avec la société de transport aérien Lufthansa pour la formation de pilotes et favorise la création d’écoles civiles de pilotage. Les écoles de vol à voile, sport aérien autorisé, se multiplient et la plus grande d’entre elles, la Deutscher Luftsportverband, compte 50 000 membres  en 1930.
La préservation des compétences industrielles
Interdites sur le sol allemand, les recherches se développent clandestinement à l’étranger. Des accords secrets sont passés avec l’URSS et des ingénieurs allemands travaillent en collaboration avec les Soviétiques en particulier au camp de Kama, près de Kazan. Entre 1926 et 1932, plusieurs firmes allemandes créent ainsi des prototypes de chars d'assaut baptisés de noms anodins (Grosstraktor et Leichte traktor) et testés sur le sol russe. Des avions sont conçus à Lipetsk, qui sert également de base d’entraînement à de nombreux pilotes et des prototypes de sous-marins sont construits en Espagne, Finlande et Pays-Bas. On s’efforce également de concevoir des équipements « duaux », c’est-à-dire à usage civil au départ mais facilement convertibles pour un usage militaire. C’est le cas du Junkers 52, qui forme les trois quarts de la flotte de la Lufthansa au début des années trente.
Une troisième possibilité consiste à développer des matériels très performants, tout en respectant les termes du traité de Versailles. C’est le cas des excellentes mitrailleuses légères MG-34 mais surtout des nouveaux bâtiments de la Reichsmarine. Celle-ci fait construire des croiseurs légers à capacité océanique et trois cuirassés dits « de poche » (Deutschland, Admiral Scheer, Admiral Graf Spee) qui respectent (plus ou moins) le tonnage imposé par le traité tout en disposant d’un armement redoutable (6 pièces de 280 mm) et d’une vitesse remarquable.
Une dernière voie explore des matériels complètement inédits et échappant de ce fait au traité de Versailles. En 1929 est créé le Bureau des engins balistiques spéciaux, confié au capitaine Walter Dornberger, futur directeur de Peenemünde et qui, en 1932, engage un jeune chercheur civil : Wernher von Braun.
Un laboratoire tactique
Le troisième axe d’effort pour atteindre la position de « seuil » est la réflexion doctrinale. Pour cela, la Reichswher reprend à son compte l’esprit de l’armée prussienne de Moltke en recréant une structure de science expérimentale. La Première Guerre mondiale est scrupuleusement analysée et il est décidé d’organiser la nouvelle armée sur le modèle des divisions d’assaut de 1918, en leur adjoignant moteurs et moyens de transmission.
La Reichswehr devient le laboratoire de cette guerre mobile que l’on prône. La cavalerie forme un tiers des  troupes et le reste est doté de bicyclettes, motocyclettes ou, mieux encore, de camions et d’automitrailleuses. Les chars, interdits, sont simulés par les tankattrappen, voitures bâchées de bois et de tissus dont se gaussent les observateurs étrangers.
La Reichswehr multiplie les exercices les plus réalistes possibles en Russie ou en Allemagne et les exploite comme de véritables expériences scientifiques. Cet esprit expérimental rigoureux est conservé pendant la période hitlérienne avec l’engagement de la Légion condor en Espagne, l’occupation de l’Autriche puis des Sudètes. Chaque opération est toujours suivie d’une étude précise et de corrections. Pendant la drôle de guerre encore, les Allemands s’entraînent durement à partir des enseignements de la campagne de Pologne alors que les Français, qui ont eu pourtant des éléments précis sur les combats, ne font rien ou presque.
Le réarmement
Tout ce travail préalable permet à Hitler de dénoncer en 1933 le traité de Versailles et de réarmer massivement, sans réaction militaire de la France et du Royaume-Uni. Hitler fait également voter des lois qui réorganisent l’économie et qui facilitent la reconversion d’une partie de l’industrie allemande dans l’armement. Ce réarmement est aidé par les sociétés Ford et General Motors qui investissent massivement en Allemagne et assurent la majeure partie de la construction de camions militaires et de half-tracks. A la fin de 1938, les Allemands prennent également le contrôle de la filière tchèque de production de chars.
En 1935, prenant prétexte de l’allongement de la durée de la conscription en France (pour des raisons démographiques), la Reichswehr est dissoute et le service militaire est rétabli. La Luftwaffe est recréée. Une armée de terre de 12 corps d’armée et 36 divisions est mise sur pied. La construction de croiseurs de 26 000 tonnes et de sous-marins est lancée dans le cadre du plan Z. En 1935, un premier sous-marin sort des chantiers navals tandis que la 1ère Panzerdivision fait son apparition. En mars 1936, la Rhénanie démilitarisée est réoccupée sans réaction française autre que verbale. En 1938 au moment de la crise des Sudètes, cinq ans à peine après le début du réarmement, les experts français estiment que le rapport de forces est désormais nettement en faveur des Allemands.
Les combats de 1939 et 1940 semblent leur donner raison mais pour les Allemands la guerre a commencé trop tôt. Hitler estimait être prêt militairement pour 1942, soit neuf ans après le début du réarmement, et le conflit s’engage alors que les Allemands ont encore des lacunes dans les domaines qui demandent des investissements à long terme comme la flotte océanique ou les bombardiers à long rayon d’action.
Enseignements
Par principe, une France placée en situation de « pause » ne pourra réarmer qu’en réaction à une menace et donc avec retard. L’URSS réarme la première en 1928, puis, par « effet domino », l’Allemagne en 1933, la France en 1936, le Royaume-Uni en 1937-38 et les Etats-Unis en 1939-40. Les dictatures (et a priori on voit mal la France s’engager contre un Etat démocratique moderne) ont de plus l’avantage de ne pas avoir à tenir compte de leur opinion publique. Elles peuvent donc réarmer plus facilement et plus massivement. Ce décalage initial peut d’ailleurs inciter la puissance menaçante à agir au plus vite, d’autant plus que, là encore, il lui est plus facile d’initier un conflit que pour une démocratie.
Inversement, le temps de combler le retard, la France et ses alliés, si elles n’ont pas pris soin de conserver une force d’intervention, même réduite, sont condamnés à une posture défensive le temps de combler leur retard. C’est tout le sens de la stratégie attentiste française de 1939 qui n’aurait pas eu de raison d’être si on avait disposé de la force blindée professionnelle que proposait le colonel de Gaulle en 1934. Ce fer de lance aurait également pu servir de référence à une armée française qui n’a pas su conserver ses compétences de guerre.
Cet exemple montre en effet l’importance du choix de modèle d’armée qui est fait dans une posture d’attente. Après 1918, les Allemands ont transformé leur armée en école militaire, les Britanniques en ont fait une police impériale et les Français un cadre de mobilisation. Les premiers ont été, et de loin, les mieux préparés à la guerre mondiale face à des Britanniques absorbés par les missions extérieures et des Français englués par les tâches administratives.
Pour ne pas laisser l’initiative industrielle à un adversaire potentiel, il est indispensable de pouvoir réarmer en un temps très bref, ce qui interdit bien sûr toute improvisation mais impose aussi d’innover. Le réarmement américain pendant la Seconde Guerre mondiale, fondé sur des méthodes modernes de management, est à cet égard un modèle surtout si on le compare à l’inertie du « complexe militaro-industriel » français des années 1930.
L’exemple allemand témoigne aussi de la nécessité de ne pas couper la petite armée d’active du reste de la société (ce qui est en partie le cas des Britanniques) mais au contraire de tisser une multitude de liens qui seront, le jour venu, autant de sources de régénération.
Cette politique de long terme, faite d’un suivi rigoureux et d’un cap maintenu fermement, impose une certaine longévité à leurs postes des responsables militaires, surtout si l’environnement politique et économique est instable.
Les exemples allemands et soviétiques (mais aussi celui du Corps des marines américains à la même  période) prouvent qu’il est possible voire facile d’imaginer des concepts doctrinaux originaux lorsque son armée n’est plus équipée. Inversement, si les démocraties occidentales disposent encore d’un capital matériel hérité de la Grande guerre, celui-ci arrive a obsolescence à la fin des années 1930, tout en ayant, par sa simple existence, fortement orienté jusque là la doctrine. Il faut néanmoins rappeler que cette liberté de pensée doctrinale soviétique et surtout allemande a été payée d’une grande vulnérabilité pendant de longues années. Il y a donc un arbitrage à faire entre liberté et vulnérabilité.
Outre qu’elle dispose par principe de l’initiative du réarmement, la puissance menaçante, si elle conduite par un régime autoritaire, peut également, et plus facilement qu’en démocratie, imposer des concepts novateurs à un corps militaire par essence plutôt conservateur. C’est le cas de l’Etat nazi qui accélère le développement des corps blindés, des parachutistes, de l’appui air-sol, etc. C’est un nouvel handicap à anticiper pour une démocratie « en réaction ».
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