mercredi 23 janvier 2013

Le Jansénisme, de Jansen à la Révolution française (1640-1790)

L’abbaye de Port-Royal-des-Champs, centre du jansénisme au XVIIe siècle (auteur inconnu, XVIIIe).
Au départ courant catholique rigoriste apparaissant en réaction au molinisme, le jansénisme (du nom de Cornelius Jansen) devint au XVIIIe siècle un courant politique qui occupa le devant la scène publique des années 1710 à 1760, s’érigeant en opposition aux autorités royale et pontificale. En déclin après l’expulsion de leurs ennemis jésuites, les Jansénistes préparèrent et participèrent aux débuts de la Révolution dont l’apport idéologique fut loin d’être négligeable.
I. De Cornelius Jansen (Jansénius) à la bulle Unigenitus (1640-1713)
● Jansénius, le jansénisme et le molinisme
Cornelius Jansen
Cornelius Jansen.
Cornelius Jansen (1585-1638), qui va donner son nom au courant, est né à Acquoy (Pays-Bas) au sein d’une famille catholique. A partir de 1602, il fréquente l’Université de Louvain en proie à une lutte opposant le parti jésuite au parti de Michael Baius lequel prend comme référence doctrinale saint Augustin. Le jeune Jansen s’attache vite à ce dernier parti. Plus tard, il prend en charge à Louvain le collège de Sainte-Pulchérie, résidence des étudiants en théologie néerlandais. Il défend vigoureusement l’Université de Louvain face aux Jésuites qui avaient fondé leur propre école de théologie, se posant en rivale de la Faculté, puis devient évêque d’Ypres en 1635. Il prépare dans le même temps son Augustinus, énorme traité sur la théologie augustinienne, à peine fini à sa mort. Il est publié deux ans après, en 1640, et publié en français une première fois en 1641 et une seconde en 1643. Les Oratoriens et les Dominicains font un bon accueil au traité, au contraire des Jésuites qui s’y opposent vigoureusement.
Le Jansénisme est assez proche doctrinalement du protestantisme bien que ses adeptes se déclarent parfaitement catholiques. Sa philosophie est profondément austère et pessimiste : insistant sur la corruption profonde de l’Homme et la dépendance complète à Dieu pour le Salut, le jansénisme prône le rejet du monde, ses distractions étant autant de diversions pouvant détourner le chrétien de Dieu. Au contraire, la Compagnie de Jésus, fondée pendant la Renaissance par l’espagnol Ignace de Loyola, est marquée par un certain humanisme. Les Jésuites ont adopté la doctrine de Luis Molina (le molinisme), minimisant le péché originel, et postulant que chaque homme dispose d’une grâce suffisante pour surmonter les basses tentations et mériter le repos éternel. Les deux doctrines s’opposent viscéralement. De plus, alors que les Jésuites sont résolument ultramontains et proches du pouvoir royal (jusqu’à Louis XV, les confesseurs du Roi seront systématiquement jésuites), les Jansénistes, adoptant une tradition « anti-despotique » (qui les fera s’opposer à l’absolutisme royal et l’autorité pontificale) se retrouvent dans le Gallicanisme. L’historien Dale K. Van Kley remarque que la Fronde parlementaire, dirigée contre l’autorité royale, éclate en 1648, soit sept ans après la première publication de l’Augustinus en français : est-ce qu’une pure coïncidence sachant que le jansénisme va par la suite fortement imprégner les magistrats du Parlement de Paris ?
● La réaction du pouvoir royal louis-quatorzien
Le jansénisme est trop proche des positions calvinistes pour ne pas susciter la méfiance du pouvoir royal. Richelieu s’y montre hostile avant son décès. Le conflit est ouvertement déclenché lorsque les religieuses jansénistes de Port-Royal (bastion janséniste) refusent de signer le formulaire du pape Alexandre VII de 1656 rejetant une partie des propositions jansénistes. En représailles, les religieuses sont dispersées dans plusieurs couvents. En 1656-1657, la grande figure janséniste Blaise Pascal rédige ses Provinciales destinées à défendre le janséniste Antoine Arnauld condamné par la Sorbonne pour des opinions jugées hérétiques. Après une période de calme, la lutte reprend à la fin du XVIIe siècle. Une bulle de condamnation du pape est obtenue en 1705, les religieuses de Port-Royal à nouveau dispersées en 1709 et le monastère, l’église et le couvent rasés en 1711.
En 1713, Louis XIV parvient à obtenir du pape Clément XI la bulle Unigenitus condamnant 101 propositions jansénistes. Cette bulle est une véritable bombe à retardement que laisse Louis XIV peu avant sa mort, qui va empoisonner la vie politique et religieuse du XVIIIe siècle, au point qu’un certain nombre d’historiens parlent du « siècle de la bulle Unigenitus » pour désigner le XVIIIe du point de vue politique et religieux.
II. L’agitation janséniste de la bulle Unigenitus à l’expulsion des Jésuites (1713-1764)
Avec la bulle Unigenitus, l’opposition des parlementaires jansénistes au pouvoir royal prend une tournure radicale. Les Jansénistes se posent en défenseurs des principes gallicans face aux ultramontains. Le jansénisme prend dès lors une forte teinte politique (les historiens parlent couramment de « second jansénisme » pour désigner ce courant politique et judiciaire). Les Jansénistes diffusent largement leurs idées dans le public par des libelles et brochures : de 1713 à 1731, plus de mille publications hostiles à la bulle Unigenitus ont été dénombrées. Les Nouvelles ecclésiastiques devient le périodique des Jansénistes, rapidement tiré à 6000 exemplaires et circulant clandestinement à partir de 1728, exemple de réussite d’une presse clandestine.
● Des convulsionnaires de Saint-Médard aux billets de confession
A la mort de Louis XIV (1715), la Régence, en opposition au pouvoir précédent, se déclare favorable au jansénisme et mécontente la papauté. En 1717, le 5 mars, quatre évêques (Soanen, évêque de Senez ; Colbert, évêque de Montpellier ; La Broue, évêque de Mirepoix ; Langle, évêque de Boulogne) déposent à la Sorbonne un acte notarié par lequel ils appellent de la bulle Unigenitus ; dans le clergé, sur un total d’environ 100.000 membres, 3000 se joignent aux quatre évêques et dénoncent la bulle. L’étude de ces appelants permet de dessiner la géographie du jansénisme : le courant est essentiellement confiné au bassin parisien. Le Régent change alors sa position et devient hostile au jansénisme en exilant les appelants, excommuniés par Clément IX en 1718. Le cardinal de Fleury, à son arrivée au pouvoir, maintient la politique de fermeté.
convulsionnaires
Convulsionnaires au cimetière de Saint-Médard sur la tombe du diacre François de Pâris (gravure anonyme, 1737).
Au cimetière de Saint-Médard se produisent alors d’étranges spectacles. Le diacre janséniste François de Pâris, appelant et réappelant, mort le 1er mai 1727 y est enterré. Les miracles se multiplient sur sa tombe : guérisons spectaculaires puis tremblements corporels (à partir de 1730) témoignant de la sainteté du personnage et en quelque sorte de la validité du jansénisme (affaire dite des convulsionnaires de Saint-Médard). Le cimetière est fermé par les autorités en janvier 1732, les sympathisants du jansénisme raillent l’autorité royale : « De par le roi, défense à Dieu / de faire miracle en ce lieu ». Les convulsions ne prennent pas fin pour autant, et gagnent la province, symbolisant la persécution de la « vraie foi ».
Deux affaires suivent celle des convulsionnaires : l’archevêque de Paris Mgr de Beaumont, fortement hostile aux Jansénistes, désigne en 1749 une nouvelle supérieure à l’Hôpital général de Paris, chasse gardée des Jansénistes qui contrôlaient l’établissement. Cette décision déclenche de violentes protestations et calomnies dirigées contre l’archevêque. Quand le climat s’apaise éclate une nouvelle affaire : l’affaire des billets de confession.
Il était d’usage d’exiger des billets de confession (attestation remise par le prêtre au chrétien ayant été confessé) pour conférer les sacrements à des personnes mourantes. Plusieurs évêques (comme celui de Laon) recommandent de n’accorder les derniers sacrements qu’aux chrétiens exhibant des billets de confession délivrés par des prêtres non jansénistes (les « constitutionnaires »). Mgr de Beaumont, dans son désir d’extirper le jansénisme de son diocèse, donne des instructions strictes en 1746 à ce sujet. La mort de plusieurs jansénistes sans les derniers sacrements scandalise l’opinion, les derniers sacrements donnant accès au salut éternel. En 1749, ce sont 4000 personnes qui assistent aux obsèques du principal du collège de Beauvais, mort sans recevoir les derniers sacrements. Le Parlement jansénisant se saisit de l’affaire et prétend instruire un procès contre l’archevêque : une grève de 15 mois des magistrats éclate, Louis XV exile les parlementaires, l’affaire s’étend aux Parlements provinciaux jusqu’à l’amnistie générale du 2 septembre 1754, donnée par le roi en échange d’un silence imposé sur les affaires ecclésiastiques. Mais rien n’est réglé. Quant à l’archevêque Mgr de Beaumont, lequel refuse toute conciliation, il est exilé le 3 décembre 1754. Pour l’opinion, l’affaire des billets de confession s’est soldée par la victoire des Parlements.
● L’expulsion des Jésuites
Les Jésuites sont la bête noire des Jansénistes, tout les oppose. Une affaire va donner aux parlementaires jansénistes une fenêtre de tir : l’affaire La Valette. La Valette est le nom d’un jésuite établi en Martinique et qui avait monté une plantation de canne à sucre et entretenait un commerce pour financer des missions. En 1755, au commencement de la guerre de Sept Ans, ledit père jésuite est ruiné par la saisie de ses navires par les Britanniques. Il ne pouvait pas rembourser la dette due à la société commerciale marseillaise Lioncy et Gouffre. L’affaire passe devant le Parlement d’Aix-en-Provence qui condamne La Valette. A ce moment là, les Jésuites hésitent : faut-il rembourser la dette ou faire appel devant le Parlement de Paris ? Ils commettent une erreur qui va leur être fatale : passer devant le Parlement de Paris, le repaire de leurs plus acharnés ennemis qui ne demandaient pas mieux. Le procès commercial se transforme en procès « politique » : les parlementaires estiment que certains règlements des Jésuites sont incompatibles avec les lois fondamentales du royaume.
En avril 1761, le Parlement demande à examiner la Constitution de la Compagnie de Jésus. Les Jésuites sont accusés de « despotisme », de « régicide » (donnés responsables sans le moindre fondement de l’attentat de Robert-François Damiens contre le roi en 1757) et d’entretenir des doctrines « pernicieuses », voire d’ébranler les fondements de la religion chrétienne. Le 6 août 1762, le Parlement déclare la Compagnie de Jésus « inadmissible par nature dans tout Etat policé ». Louis XV, conseillé par Choiseul et la marquise de Pompadour (amie des philosophes des Lumières), cherche alors à ce moment à se concilier les Parlements pour faire passer ses réformes fiscales et décide de sacrifier – à contre-coeur – les Jésuites. Un édit royal de 1764 supprime la Compagnie.
L’historien britannique Dale K. Van Kley, dans l’ouvrage de référence The Jansenists and the Expulsion of the Jesuits from France, 1757-1765 (jamais traduit en français), a montré que cette expulsion était avant tout l’oeuvre des jansénistes, et non des philosophes des Lumières comme les historiens l’ont longtemps pensé (même si ceux-ci y étaient également favorables). Le projet d’ « exterminer » l’ordre jésuite était présent dans les écrits jansénistes bien avant l’affaire La Valette.
III. Des Jansénistes aux « patriotes » (1764-1790)
Les historiens ont souligné le rôle – direct ou indirect, volontaire ou non – des Jansénistes dans la Révolution. La conjonction de l’opposition janséniste et de l’opposition parlementaire, soutenue par une habile propagande (libelles et pamphlets), ont permis de dresser une partie de l’opinion publique contre l’autorité jugée « tyrannique » du roi. Dale K. Van Kley a montré qu’un grand nombre de pamphlets et brochures « patriotiques » des décennies pré-révolutionnaires sont d’origine ou d’inspiration janséniste. L’avocat Le Paige notamment, a popularisé l’idée, pendant l’affaire des billets de confession, que l’ancienneté du Parlement est supérieure à celle du Roi. Il se prononcera plus tard en faveur de la Constitution civile du clergé. D’autres jansénistes, tels que l’abbé Duguet, Maultro et Mey popularisent les idées de Montesquieu, en particulier l’idée de « despotisme », et entretiennent un climat de contestation. Les parlementaires prétendant représenter la Nation, et les Parlements étant plus anciens que le Roi, on en vient à l’idée que la Nation est supérieure au Roi.
Jusqu’à la Révolution française, les Parlements adressent remontrances sur remontrances aux édits royaux. Louis XV se résout tardivement à adopter une politique de fermeté. Le chancelier Maupeaou, Terray et le duc d’Aiguillon sont chargés de conduire cette politique. Trois édits de février 1771 suppriment le Parlement de Paris et le remplacent par une nouvelle Cour accompagnée de six conseils supérieurs. La vénalité (vente) et l’hérédité des offices sont supprimées et la gratuité future de la justice introduite. Les protestations sont fortes, mais ce n’est qu’à la mort de Louis XV (1774) que les Parlements sont restaurés : le jeune Louis XVI, soucieux de sa popularité les rappelle. Ces Parlements bloquent les réformes de fond notamment en matière de fiscalité (rappelons qu’en 1786, les seuls intérêts de la dette entament 50 % du budget de l’Etat !). La convocation d’une Assemblée de notables (vieille institution tombée en désuétude) pour faire passer les réformes échoue, et l’opinion en appelle aux Etats généraux.
Le marquis de Bouillé accuse les Jansénistes du Parlement d’avoir appuyé la demande de convocation des Etats généraux et d’avoir ainsi précipité la chute de la monarchie : « … je croix avec quelque fondement, que ceux qui dirigeaient alors le parlement de Paris (dont quelques-uns, tels que Duqueport et Freteau, étaient à la tête du parti janséniste qui, depuis plus de quarante ans, influençait cette cour [du Parlement], et la gouvernait même depuis l’extinction des jésuites), avaient une politique mieux calculée [que celles des magistrats], et une ambition établie sur des bases en apparence plus solides. On juge même qu’ils cherchaient à appuyer sur les états généraux les principes de l’aristocratie parlementaire qu’ils s’occupaient à établir depuis si longtemps [...]. Ainsi, au lieu d’être effrayés de la convocation des états, ils la demandèrent, persuadés que les membres de la magistrature, répandus en grand nombre dans l’ordre de la noblesse, y domineraient par l’éloquence de plusieurs d’entre eux, et par l’habitude de parler en public qu’avaient la plupart ; en même temps qu’ils se flattaient d’une influence plus grande encore dans le tiers-état par les membres du bureau et des tribunaux subalternes, qui devaient, ainsi qu’il est arrivé, remplir et diriger cet ordre. » (Mémoires du marquis de Bouillé, Berville et Barrière, 1822, 2e éd., pp. 64-65).
Le 13 juin 1789, trois députés du clergé quittent les rangs de leur ordre pour rejoindre le tiers. Ces trois curés sont rejoints le lendemain par six autres (avec l’abbé Grégoire) et deux jours plus tard dix autres. Le 19 juin, 149 députés du clergé, soit une majorité, la plupart curés, votent le ralliement à ce qui est désormais l’ « Assemblée nationale ». Le 27 juin, Louis XVI ordonne aux autres députés du clergé et de la noblesse de rejoindre cette Assemblée nationale. Jacques Jallet, l’un des trois premiers députés du clergé à avoir fait défection en en entraînant deux autres, est janséniste, tout comme Grégoire qui le rejoint le lendemain.
Les Jansénistes de l’Assemblée nationale prennent une part active dans la rédaction de la Constitution civile du clergé et la défendent dans les débats : « Comme Charrier de la Roche, les jansénistes sont les premiers à défendre publiquement la Constitution civile dans le vaste débat qui l’accompagne, y compris le serment controversé qu’elle exige des clercs. » (Dale Van Kley, Les Origines religieuses…, p. 519). Cette Constitution civile du clergé va opérer une véritable rupture dans la Révolution en refondant l’organisation de l’Eglise gallicane, laquelle va se diviser en clergé constitutionnel et clergé réfractaire. Elle réduit à néant l’influence pontificale et soumet les évêques et curés à l’élection (entre autres). L’abbé Sieyès s’en prend de façon claire à ceux qui « semblent n’avoir vu dans la Révolution, qu’une superbe occasion de relever l’importance théologique de Port-Royal et de faire l’apothéose de Jansénius sur la tombe de ses ennemis. » La grande majorité du clergé janséniste se range du côté constitutionnel.
Les Jansénistes, largement minoritaires, se sont faits dépasser par la suite par les plus radicaux des révolutionnaires. Il n’aurait tenu qu’aux Jansénistes, la monarchie aurait été maintenue et il n’y aurait pas eu de politique de déchristianisation. Quelques Jansénistes se sont par ailleurs opposé dès le départ à la Révolution, et beaucoup finiront par prendre le chemin de l’exil. Le Jansénisme, déjà en déclin en 1789, ne survivra pas à la Révolution française.
Bibliographie :
BEAUREPAIRE Pierre-Yves, 1715-1789. La France des Lumières, Paris, Belin, 2011.
HILDESHEIMER Françoise, Le Jansénisme. L’histoire et l’héritage, Paris, Desclée de Brouwer, 1992.
VAN KLEY Dale K., The Jansenists and the Expulsion of the Jesuits from France, 1757-1765, Yale University Press, 1975.
VAN KLEY Dale K., Les Origines religieuses de la Révolution française (1560-1791), Paris, Seuil, 2006.

Aucun commentaire: