dimanche 24 mars 2013

La guerre civile française : Les valeurs de la modernité

Tribune libre de Paysan Savoyard
Trouvant sa source dans les mouvements d’idées qui ont agité les deux siècles précédents (protestantisme, jansénisme, Lumières : nous y reviendrons), la guerre civile française s’ouvre avec la Révolution. Le projet révolutionnaire est un projet global, à la fois politique, sociétal et philosophique : il s’agit de promouvoir une conception nouvelle de la vie en société.
La société traditionnelle, celle d’avant 1789, était assise sur un système de valeurs composé de cinq éléments fondamentaux étroitement liés les uns aux autres et cohérents entre eux. La Révolution française veut remplacer la société traditionnelle par une autre, fondée sur des valeurs exactement inverses, celles de la « modernité ».
(NB : Nous poursuivons avec cet article la série entamée 24/02/13 consacrée à la guerre civile française). 
Contre la société traditionnelle, assise sur les devoirs envers le groupe, la modernité promeut l’individu, sa liberté et ses droits
Dans la société traditionnelle l’individu a certes une existence et une dignité propres : son autonomie est cependant limitée. Il est en effet inscrit dans une série de cadres : la famille, le village et la paroisse, la corporation, l’ordre. Ce système d’appartenances correspond pour l’individu à différentes fonctions, qu’il doit remplir. La société traditionnelle est une société dans laquelle le groupe prime sur l’individu, tandis que les devoirs envers le groupe l’emportent sur les droits.
Notons qu’il en est de même dans toutes les sociétés traditionnelles, au-delà du champ du monde occidental.
Au contraire la modernité cherche à installer une société fondée non plus sur le groupe mais sur l’individu. Les individus sont libres de toute appartenance : ils ne sont pas rattachés à un groupe et n’ont pas de devoir à ce titre. C’est pourquoi la société moderne est une société de droits : les droits de l’individu libre – « les droits de l’homme » – l’emportent sur les devoirs envers le groupe (les devoirs ne sont pas absents de la société moderne, mais ils sont réputés être librement consentis dans le cadre d’un « contrat social » ; nous y reviendrons).
Les droits de l’individu existaient également dans la société traditionnelle. La religion catholique, tout d’abord, socle de la société européenne, est une religion personnelle, qui fait prévaloir le lien individuel entre chaque homme et son Dieu : dès lors  dans une société catholique l’individu dispose nécessairement d’une existence et d’une dignité propres. D’autre part, contrairement à ce que prétendent, par mauvaise foi ou ignorance, les contempteurs de la société traditionnelle, les individus avaient des droits sous l’Ancien régime. Il existait des lois, des codes, des tribunaux. Le roi lui-même était soumis à un certain nombre de règles coutumières et de devoirs essentiels envers son peuple et envers l’Etat, même si sa responsabilité propre était jugée devant Dieu seul.
Droits et devoirs existent donc également, dans la société traditionnelle comme dans la société moderne. Mais le point d’équilibre entre les deux registres diffère : la société traditionnelle met en exergue le groupe et les devoirs de l’individu envers lui ; la modernité promeut l’individu, sa liberté et ses droits.
Voulant rompre avec la société hiérarchique, la modernité promeut l’égalité La société traditionnelle est une société hiérarchique et inégalitaire. Au sein de la famille s’impose l’autorité du père. Celle du curé s’exerce à l’échelon du village et de la paroisse. Les corporations sont dirigées par des maîtres. Plus globalement la société est organisée en ordres, hiérarchisés entre eux. Ils correspondent aux principales fonctions essentielles à l’organisation de la société. Le premier ordre, aristocratique, répond à la fonction guerrière, judiciaire et politique ; le second, ecclésiastique, assume la dimension du sacré (il prendra également en charge la fonction sociale) ; le troisième ordre est celui qui assure la fonction de production. Cette structure ternaire correspond selon l’anthropologue G. Dumézil à la tripartition fonctionnelle qui caractérise les sociétés indo-européennes.
La hiérarchie entre ces ordres découle de l’articulation naturelle de leurs fonctions : disposant de la force et de l’emprise sur la sphère du sacré, noblesse et clergé s’imposent naturellement. La structure pyramidale de la société correspond également au fait que les effectifs des ordres dominants sont très inférieurs à ceux du tiers ordre. Enfin, les différents groupes et ordres assumant des fonctions différentes, ils correspondent en toute logique à des conditions de vie dissemblables. On voit que pour une telle société, le concept d’égalité est dépourvu de pertinence : on peut dire même qu’il se situe hors de l’univers mental des membres de la société traditionnelle.
Maurras illustrait ce constat en expliquant qu’au sein de la cellule de base de la société traditionnelle qu’est la famille, l’inégalité des membres est naturelle et absolue. Comment en effet parler d’égalité lorsque les jeunes enfants dépendent en tout point, pour leur survie et leur éducation, de leurs parents ? Devenus des vieillards, les parents ne connaissent-ils pas à leur tour une situation de complète dépendance ? Dans ces différentes situations de vie, les concepts d’égalité ou d’inégalité sont sans signification.
La société souhaitée par les révolutionnaires promeut à l’inverse l’égalité, valeur centrale de la modernité. L’égalité est au demeurant une conséquence nécessaire de la conception moderne d’une société fondée sur la liberté de l’individu : l’individu étant autonome par rapport aux groupes et aux personnes et n’ayant pas de devoirs envers eux, il se trouve nécessairement en situation d’égalité vis-à-vis des autres membres de la société (il s’agit ici de l’égalité de droits ; nous reviendrons plus tard en détail sur les différentes acceptions que prend le terme d’égalité).
On voit par là que les principes d’organisation des deux types de société sont radicalement différents. Dans la société traditionnelle les individus ne sont pas totalement libres parce qu’ils ont des devoirs éminents envers les groupes auxquels ils sont rattachés. Ils ne sont pas non plus égaux, les groupes auxquels ils appartiennent étant situés dans un système hiérarchisé. Au contraire les individus modernes étant libres de toute appartenance à un groupe, ils sont  nécessairement égaux en droit.
De ce principe d’égalité des droits découle le type de régime politique en vigueur dans la société moderne : la démocratie. Dans une société d’individus égaux en droits, la décision appartient nécessairement à la majorité (au contraire dans une société traditionnelle, le pouvoir est détenu, au sommet de l’organisation pyramidale, par un monarque ou une élite aristocratique).
Rejetant la tradition, la modernité est toute entière tournée vers l’avenir et le progrès Dans la société traditionnelle chaque individu et chaque groupe doivent recevoir la tradition,  s’y conformer puis la transmettre. Le respect des ancêtres constitue une valeur centrale : l’individu se ressent comme le maillon d’une chaîne.
La modernité au contraire considère avant tout l’avenir. Si la modernité privilégie l’avenir, c’est en premier lieu parce que le passé et la tradition correspondent précisément à la société qu’elle rejette et veut remplacer. Le passé doit être « dépassé ».
Le primat accordé à l’avenir découle d’autre part de la conception moderne de l’individu libre. Il revient à l’individu, débarrassé de toute tradition, d’inventer l’avenir, en usant de sa liberté et de sa volonté « éclairée ».
La tension moderne vers l’avenir a un dernier fondement : l’avenir permettra à la société de progresser vers la Lumière de la Raison. La conception moderne perçoit en effet l’Histoire comme un processus de progrès. Progrès technique. Progrès économique. Progrès de la Raison avant tout : l’Histoire, et c’est là son sens (Hegel), voit se réaliser progressivement le règne de la Raison.
Tandis que la société traditionnelle était ancrée territorialement, la modernité est universaliste La société traditionnelle est ancrée dans un territoire, aux frontières délimitées. De même que les groupes desquels relèvent les membres des sociétés traditionnelles s’emboîtent les uns aux autres (famille, paroisse…), de même le territoire sur lequel ils vivent est constitué d’une série de cercles concentriques : le territoire du village, puis celui de la province, celui du royaume enfin. Le royaume étant en quelque sorte une projection du Royaume divin et le monarque le représentant de Dieu sur terre, les frontières revêtent une importance déterminante voire un caractère sacré.
En outre la volonté de recevoir et transmettre la tradition conduit naturellement à un attachement territorial. Le territoire en effet matérialise, rend visible et préhensible l’héritage à transmettre. Enfin la révérence envers les ancêtres renforce l’attachement à la terre, qui a accueilli leur dépouille.
La modernité est au contraire universaliste. L’individu étant libre il n’est redevable envers aucun groupe ni aucun pays : la notion de frontière ne peut dès lors s’imposer à lui, pas davantage qu’aux autres individus. La croyance en l’égalité vient renforcer l’universalisme : il est par exemple inconcevable qu’un pays plus riche que ses voisins puisse refuser son entrée aux personnes venues de pays moins dotés. Surtout la modernité est convaincue de la valeur universelle de son message : il ne peut dès lors être question pour elle de raisonner à l’échelle des frontières d’un Etat.
La société traditionnelle était chrétienne : la modernité est antireligieuse et athée La société traditionnelle européenne est chrétienne (de façon générale sur tous les continents les sociétés traditionnelles sont cimentées par la religion). La religion chrétienne constitue le socle sur lequel repose tout l’édifice. La tradition qu’il s’agit de transmettre est d’abord celle de la religion chrétienne. Les devoirs envers le groupe sont fondés avant tout sur la croyance religieuse : chacun doit assumer sa fonction dans la société afin  d’accomplir son parcours terrestre conformément à la volonté divine. Clergé et pouvoir civil sont étroitement liés et dominent la société dont ils constituent la hiérarchie. La France, considérée même comme « fille aînée de l’Eglise », se vit comme un royaume chrétien. Plus généralement, les membres des sociétés européennes d’ancien régime, par delà les frontières des royaumes et principautés, ont conscience d’une appartenance commune à la chrétienté.
La modernité, elle, se caractérise avant tout par le rejet de la religion, pour plusieurs raisons également puissantes. La religion chrétienne est considérée tout d’abord comme étroitement liée à la société traditionnelle qu’il s’agit de combattre. La religion, en second lieu, se heurte par nature à l’idée moderne de liberté puisqu’elle l’entrave par des préceptes moraux. Elle heurte enfin l’aspiration à l’égalité, l’église, elle-même hiérarchisée, ayant constitué l’un des principaux cadres de la société hiérarchique traditionnelle. La modernité est dès lors athée et antireligieuse.
Dans cette perspective elle met en avant le concept de laïcité, considérée aujourd’hui comme l’une des valeurs républicaines essentielles. Officiellement la laïcité signifie que l’Etat reste neutre face aux religions. En réalité les promoteurs et militants de la laïcité sont également des athées, de sorte que, dans le lexique de la modernité, la revendication de la laïcité équivaut presque toujours à une proclamation d’athéisme.
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Au terme de ce recensement, il convient d’apporter pour conclure quelques précisions et nuances.
On voit tout d’abord que les deux sociétés concurrentes sont l’une et l’autre pleinement cohérentes. Leurs différents éléments constitutifs se tiennent étroitement et se supposent les uns les autres. De l’idée même de tradition découle l’attachement à une société d’encadrement et de hiérarchie, ancrée territorialement. Posant le principe de la liberté de l’individu, la modernité en déduit nécessairement le principe d’égalité des droits, l’universalisme, le rejet de la tradition et de la religion. Parfaitement cohérentes l’une et l’autre, société traditionnelle et société moderne sont dès lors profondément antagoniques.
Précisons que cette opposition entre deux types de société se fonde sur les modèles idéals, les archétypes. Il est bien clair que les différents aspects que nous venons de recenser ne se traduisent pas exactement dans le concret du fonctionnement de la société en toute circonstance. Nous avons présenté l’opposition de deux constructions intellectuelles : la vie concrète apporte, et c’est heureux, nuances et exceptions. De même il est évident que les individus n’ont pas nécessairement tous conscience de la cohérence et des principes d’organisation de la société à laquelle ils appartiennent. Le modèle d’ensemble auquel chacun des deux types de société répond ne s’en impose pas moins dans les grandes lignes : validé par l’élite, il constitue un cadre à l’intérieur duquel chacun doit s’inscrire, de façon volontaire ou non.
Apportons cette autre indication. La société nouvelle et celle qu’elle remplace sont antagonistes : mais elles ne sont pas pour autant totalement étrangères l’une à l’autre. Le basculement provoqué par la révolution trouve en effet une partie de ses racines dans la situation et l’évolution de la société d’ancien régime elle-même : ce n’est pas une société en pleine santé qui a été renversée en 1789. L’ancienne société, tout d’abord, était depuis déjà longtemps contestée, dans son fonctionnement et plusieurs de ses principes essentiels, par certains secteurs de la société. Nous avons déjà mentionné la contestation protestante, le jansénisme, les Lumières : nous y reviendrons dans un article suivant. La société d’Ancien régime était également fragilisée dans ses fondements du fait de l’évolution de la position occupée par sa classe dominante : l’aristocratie. Nous reprendrons ce point également.
On peut discerner un lien supplémentaire entre les deux sociétés qui, au tournant du 18e siècle, vont se substituer l’une à l’autre. L’on peut en effet considérer que la modernité est assez directement issue de l’Evangile, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes puisqu’elle est fondamentalement anti religieuse. De nombreux éléments du message évangélique inspirent manifestement certains principes essentiels de la modernité. Par exemple les passages insistant sur le fait que les moins lotis seront premiers dans le royaume des cieux, sur l’exaltation des pauvres, sur la condamnation de la richesse, sont probablement la source majeure de l’idée moderne d’égalité. Pour notre part nous considérons, comme nous le notions dans un article précédent, que les modernes font de l’Evangile, dont ils s’inspirent nolens volens tout en le rejetant, une lecture erronée. Ils le comprennent comme un programme politique et un modèle de société, alors qu’il constitue un message personnel adressé à chacun pour la conduite de sa vie. Ce passage essentiel donne nous semble-t-il la clé d’interprétation : « Rendez à César… » : l’Evangile n’est pas un programme politique.
Terminons sur cette précision. Nous nous sentons plus proches à plusieurs égards du traditionalisme : nous partageons l’attachement à la famille, à la tradition, à l’ancrage territorial, à l’homogénéité de la population de souche, à la religion chrétienne comme étant l’un des principaux fondements de nos sociétés occidentales. De même nous rejetons sans équivoque plusieurs aspects de la modernité. Cependant nous ne souhaiterions aucunement réinstaller trait pour trait, en admettant que la chose fût possible, une société traditionnelle. Tous les apports de la modernité ne sont évidemment pas à rejeter. Si la révolution de la fin du 18e siècle n’avait pas eu lieu, il aurait sans aucun doute été souhaitable que l’ancienne société évolue d’elle-même, de façon en particulier à laisser une place plus grande à l’individu et à son libre arbitre.
Dans le prochain article, nous verrons comment la Révolution a traduit dans les actes cette volonté de remplacer la société traditionnelle par une autre.
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