mercredi 3 avril 2013

Alexis de Tocqueville, un aristocrate libéral

Alexis Henri Charles Clérel, vicomte de Tocqueville, naquit à Paris le 29 juin 1805 au sein d'une famille de vieille noblesse normande, comptant parmi ses ancêtres, dit-on, un compagnon de Guillaume le Conquérant. De leur terre d'origine en pays de Caux, les Clérel partirent au XIVe siècle se fixer dans le Cotentin. Au XVIIIe siècle, Bernard Clérel, comte de Tocqueville, épousa Catherine-Antoinette de Damas, descendante de saint Louis. Le fils né en 1772 de ce mariage, Hervé, épousa Louise-Madeleine Le Pelletier de Rosambo, dont le grand-père maternel, Guillaume de Lamoignon de Malesherbes, ami des philosophes, ministre puis avocat du roi Louis XVI, mourut sur l'échafaud en 1794.
Les malheurs s'abattirent alors sur la famille et Hervé n'échappa à la guillotine que grâce à la chute de Robespierre le Neuf Thermidor. Il semble malgré tout, contrairement à son épouse toujours royaliste, avoir gardé toutes ses illusions sur les Lumières et sur la Révolution qu'il suffisait, pensaient les esprits avancés, de "contenir"... C'est dire de quel écartèlement idéologique héritaient les trois fils d'Hervé : Hippolyte, né en 1797, Édouard, né en 1800 (futur député, régent de la Banque de France et pair de France) et Alexis.
Esprit indépendant
Ce dernier fut d'abord instruit par l'abbé Lesueur, ancien prêtre réfractaire, puis il entra au collège de Metz et suivit à Paris de bonnes études de droit. En 1827, le voici juge auditeur à Versailles. Il affichait déjà une certaine indépendance d'esprit, savourant dans les oeuvres de François-René de Chateaubriand (beau-frère de sa tante Aline de Rosambo) le goût de la liberté qu'étaient censés cultiver les États-Unis.
Le renversement de la branche aînée des Bourbons et l'avènement du roi Louis-Philippe en 1830 le laissa insatisfait. Bien qu'ayant prêté du bout des lèvres le serment au nouveau roi exigé des magistrats (ce qui fut très mal vu d'une grande partie de sa famille), il demanda peu après un congé pour se rendre en Amérique sous prétexte d'y étudier, avec son ami Gustave de Beaumont, le système carcéral tant vanté par les philanthropes du temps. Pendant neuf mois, il rassembla une abondante provision de notes sur la démocratie américaine où lui paraissaient s'accorder la vraie liberté avec la vraie égalité...
À son retour en France, ayant épousé Marie Mattley, une Anglaise qui adopta la religion catholique, Alexis abandonna la magistrature et rédigea De la démocratie en Amérique. Dès la publication en 1835, le succès fut inouï et l'auteur salué comme un nouveau Montesquieu. Les portes de l'Académie des Sciences morales et politiques lui furent ouvertes dès 1838, celles de l'Académie française en 1841. Il venait alors de publier le second tome de De la démocratie en Amérique.
Piètre politique
Crut-il vraiment que cette renommée lui ouvrait un destin politique ? Toujours est-il que sous la Monarchie de Juillet, il fut député totalement indépendant, écartant le patronage du comte Molé (pourtant son cousin), dédaignant même les éloges du roi, s'obstinant à siéger sur les rangs de la gauche dynastique, refusant sa confiance au Premier ministre François Guizot, soutenant fortement la colonisation en Algérie, dénonçant l'électoralisme...
Après la révolution de février 1848, il se rallia à la république qui fit de lui en juin et pour quelques mois le ministre, non de l'Instruction publique qu'il aurait souhaitée et qui échut au vicomte de Falloux, mais des Affaires extérieures que venait de quitter Alphonse de Lamartine et auxquelles il ne connaissait pas grand chose... Au milieu des volte-face de ses collègues et des disputes entre partisans de la Chambre et complices du Prince Président, les avis d'Alexis de Tocqueville - de loin l'intelligence la plus remarquable du gouvernement - tombaient souvent à plat. Dans son remarquable Montesquieu, l'homme et l'héritage, publié aux éditions du Rocher en 1998 en collaboration avec Éric Vatré, Jean-François Chiappe regrette que Tocqueville ait alors négligé les enseignements de l'auteur de L'Esprit des lois et n'ait ainsi fait triompher des définitions claires de l'exécutif et du législatif. Le futur Napoléon III en profita, et la "carrière" politique de Tocqueville s'acheva le 2 décembre 1851 où il fut quelque temps arrêté à Vincennes.
C'est alors qu'il entama son analyse de L'Ancien Régime et la Révolution, dont le premier livre parut en 1856. Il n'y en eut pas de second car l'auteur mourut de la tuberculose à Cannes le 16 avril 1856.
Lucidité
Tocqueville fut donc un politique de peu d'envergure. Reste son oeuvre littéraire, d'une richesse incontestable et qu'il est difficile de classer dans telle ou telle discipline. Ayant érigé en quelque sorte au rang de principe fondamental sa volonté d'indépendance par rapport à tout dogme, à toute école de pensée, à toute tradition, il fut tout à la fois et jamais tout à fait historien, sociologue, penseur politique. « Je parle sur l'histoire et ne la raconte pas », écrivait-il. Qu'il parlât de la société américaine ou de la centralisation en France, il se voulut observateur détaché. Il n'en écrivit pas moins à partir d'une idée qui lui était propre, ou plutôt d'une foi dans le progrès de « l'égalité des conditions » entre les hommes. Ce sens de l'Histoire était selon lui commandé par une Providence.
Cela ne l'empêchait point de déplorer que les Français fussent toujours plus épris d'égalité que de liberté. Dans un colloque inter-académique tenu le 13 juin dernier, Raymond Boudon, membre de l'Académie des Sciences morales et politiques, a loué, non sans raison, Tocqueville d'avoir prévu tous les effets, dont beaucoup sont pervers, de cette évolution égalitariste.
Ainsi, par exemple, l'effacement de la notion d'honneur, ou encore un adoucissement des moeurs qui aboutit à mettre en place des peines moins sévères - ce qui ne va pas sans incidence sur l'aggravation de la criminalité. En outre, l'égalité amenant chacun à juger également de tout selon soi engendre, disait Tocqueville, « une sorte d'incrédulité instinctive », de « relativisme » aboutissant à une érosion des « croyances dogmatiques ». Raymond Boudon commente : « L'incrédulité et le scepticisme, le désenchantement [...] sont des traits inhérents à la modernité » laquelle rabaisse les croyances au rang de simples « opinions ». Ici nous nous permettrons de ne pas admirer outre mesure la perspicacité de Tocqueville, puisque l'expression « opinions même religieuses » dans la déclaration des Droits de l'Homme montrait dès 1789 que l'on s'orientait vers la religion relativisée, à la carte...
L'égalitarisme est également destructeur du beau qui fait place à l'inattendu, à l'inédit. Destructeur aussi de la famille et des sociétés, car l'homme se replie sur lui-même, ne cherchant plus que la satisfaction de ses désirs, et finalement se laissant absorber par la « tyrannie de l'opinion ».
Incohérence
On a du mal à comprendre comment un penseur si lucide sur les conséquences de l'égalitarisme a pu adhérer à la démocratie qui propulse ce même égalitarisme. On nous répondra que, pour Tocqueville, la liberté est primordiale et que si l'homme parvient à sauver son esprit critique, sa volonté de débattre, donc sa liberté de penser, grâce notamment à la liberté de la presse et au secours des communautés décentralisées où s'éduque le civisme et qui devraient renaître, tout danger de despotisme démocratique est écarté.
Bien sûr, dans les temps où nous vivons, seuls ceux qui savent sauver la liberté de l'esprit peuvent s'en tirer. mais cette confiance dans la liberté illimitée portant l'homme au sommet de sa dignité suffit-elle à répondre aux drames du monde moderne ? L'homme n'a-t-il pas besoin d'institutions pour le porter à bien user de sa liberté ? Tocqueville eût été mieux inspiré si, au lieu de jouer les esprits forts, il avait appliqué sa vive intelligence à rechercher les lois qui assurent la pérennité des sociétés, donc la sauvegarde concrète des libertés. En somme si, au lieu de s'arrêter aux scléroses et aux raidissements de l'Ancien Régime finissant, il avait essayé - ses traditions familiales l'y portaient - de comprendre le génie des institutions monarchiques qui avaient fait de la France un pays, comme a dit Funck-Brentano, « hérissé de libertés ».
par Michel FROMENTOUX L’Action Française 2000 du 7 au 20 juillet 2005

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