mercredi 5 février 2014

Il y a 80 ans : le 6 février 1934 première partie

Courant est-il d’attribuer aux forces politiques de gauche une culture particulière de la rue et de ses représentations : manifestations et émeutes se bousculent ainsi dans l’imaginaire national comme symboles d’un activisme entré dans les mœurs de la gauche.
La Commune de 1871, les cortèges syndicaux du 12 février 1934, les éclatements populaires de 1936 et les événements de mai 1968 martèlent ainsi nos mémoires et contribuent à faire oublier que si la gauche acquis certaines de ses gloires sur le pavé, ce fut bien pourtant la droite qui usa copieusement de ce moyen de pression à l’encontre du pouvoir politique : au centre de cette affirmation réside l’efflorescence des ligues de l’entre-deux-guerres, les imposants cortèges du boulangisme (1885-1889), la défense de l’école libre en 1984 ainsi que les récents mobilisations de la Manif’ Pour Tous. Mais s’il est encore trop tôt pour clairement percevoir les conséquences des récentes manifestations sociales, l’Histoire célèbre néanmoins les 80 ans d’un événement associé aux droites françaises et qui, au soir du 6 février, faillit bien emporter la IIIe République.
I. Un climat politique en ébullition
Depuis la fin de la Grande Guerre le climat international se manifeste par une montée des régimes autoritaires : alors que le coup d’État marxiste d’octobre 1917 soude les droites parlementaires dans la crainte de l’extension du bolchevisme, les fascistes accèdent au pouvoir italien en 1922 (marche sur Rome) tandis que l’amiral Horthy établit la dictature en Hongrie dès août 1919. En 1923, le général Miguel Primo de Rivera exécute un pronunciamiento débouchant sur un Directoire militaire alors qu’en 1928 António Salazar obtient les pouvoirs extraordinaires au Portugal. Un an plus tard, le roi Alexandre Ier érige son autocratie sur la Grèce. En 1930 la République dominicaine est dominée par le pouvoir sans partage de Rafael Trujillo. L’Allemagne suit ce chemin en 1933, la Bulgarie en 1934, à la fois la Roumanie (dictature carliste) et l’Autriche (Anschluss) en 1938, et l’Espagne en avril 1939. Alors les démocraties n’apparaissent-elles plus que comme des îlots de liberté.
De nombreuses ligues et formations politiques françaises se créent afin de faire barrage à la montée du communisme et de critiquer un régime parlementaire qu’elles jugent trop faible face au péril rouge : à cet égard signalons-nous le départ de Marcel Déat de la SFIO et le réformisme engageant par lequel se signale André Tardieu. En ce climat de tension idéologique où les frontières politiques semblent poreuses (voir le Cercle Proudhon et le parcours de Georges Valois) s’établissent plusieurs acteurs aux fins politiques différentes : au premier rang d’entre-eux Charles Maurras, royaliste ayant juré la perte de la République. Son organisation, l’Action Française, tient un journal tiré à cent mille exemplaires et qui, à l’aide d’une rare violence verbale, entretient un climat d’hostilité à l’égard du régime. Mais, loin de là, l’Action n’est pas l’unique formation à prospérer sur le terreau de l’époque, d’autant que sa condamnation par le pape intervenue en 1926 lui porte un coup dur. Toutefois les royalistes disposent-ils encore en 1934 d’une grande force de frappe.
Viennent ensuite les Jeunesses Patriotes fondées en 1924 par Pierre Taittinger, un des derniers députés bonapartistes de la IIIe république et élu en 1919 en Charente-Inférieure. Dotés d’une vague doctrine et revêtues d’un uniforme (une chemise bleue par opposition à la chemise rouge des sections socialistes de la jeunesse), les membres de cette ligue désirent un État fort et efficace couplé à un recours régulier à la souveraineté populaire par le biais du référendum-plébiscite. Mais si cette organisation bonapartiste s’inspire du fascisme italien, cette imitation ne se borne qu’à de pures formes : la ligue assure notamment le service d’ordre durant les défilés et les réunions des autres partis de droite. Taittinger temporise l’activisme de sa structure politique quand intervient en 1926 la victoire des droites traditionnelles ce qui lui permet de survivre jusqu’en 1932, date de la victoire électorale du Cartel des Gauches. En 1934 Pierre Taittinger recueille un maximum de cent mille membres.
Il convient également de présenter la Solidarité Française, un groupement de citoyens unis par le parfumeur milliardaire François Coty et fondé en 1933. Celui-ci tient un journal populiste vendu dix centimes et nommé L’ami du peuple. Coty finance d’autres ligues, comme « Le Faisceau » de Georges Valois et les « Croix de Feu ».
Organisation anticommuniste de masse regroupant près d’un million d’adhérents et préfigurant le Parti Social Français, les Croix de Feu, ouverts initialement aux seuls décorés du conflit, ont fini par s’élargir à tous les combattants tout en érigeant un certain nombre de filiales comme les Volontaires nationaux (dont sera membre, pendant trois ans, François Mitterrand). Le lieutenant-colonel de la Rocque, ancien combattant catholique de la Première Guerre mondiale élevé au rang de Commandeur de l’ordre de la Légion d’Honneur, et dont le culte de la personnalité prévaut au sein des Croix de Feu, n’est pas a contrario de ses voisins nationalistes un ennemi du système républicain : ni fasciste ni monarchiste, La Rocque souhaite établir en France un régime républicain inédit qui soit à la fois autoritaire, social-chrétien et paternaliste. « Nous n’appartenons à personne. Les imitations fascistes ou national-socialistes, en imposant à la France un régime contraire à ses aspirations, à son génie, contraire au respect de la personnalité, la jetteraient immanquablement dans les horreurs de la révolution rouge » dit-il.
II. Le scandale Stavisky et ses répercussions
L’affaire Stavisky s’amorce en décembre 1933. Serge-Alexandre Stavisky, escroc originaire de Russie, s’attaque aux financiers et aux hommes politiques de haut rang. Sa magouille la plus brillante demeure celle du crédit municipal de Bayonne : l’on découvre ainsi que l’escroc en question était parvenu à dépouiller une partie de l’argent communal en ouvrant un crédit municipal alors que, pour ce faire, cela suppose une autorisation du maire. Cela signifie-t-il que le premier magistrat de Bayonne est mouillé dans une affaire de détournement ? Pour la presse la réponse est incontestable, aussi lorsque la nouvelle du décès de Stavisky, réputé suicidé dans un châlet de Chamonix, s’épanche dans le pays, les journaux tournent-ils en dérision le corps politique : « Un trépas opportun » titre le Figaro, tandis que le Canard enchaîné ajoute « Stavisky s’est suicidé d’une balle de revolver qui lui a été tiré à bout portant ». Les radicaux sont particulièrement visés. Aussi tout le mois de janvier les troupes de choc de l’Action Française (Camelots du Roi) sont dans la rue : souvent y sont-elles rejointes par des manifestations du colonel de La Rocque. Camille Chautemps, chef du Gouvernement, donne sa démission ; Lebrun se décide à le remplacer par le seul chef radical encore non-compromis, Édouard Daladier.
Le nouveau président du Conseil décide d’éloigner de la capitale le préfet de police de Paris Jean Chiappe, et pour cela le promeut préfet de la province du Maroc le 3 février. Mais Daladier se heurte au refus de son préfet de police, qui proteste par une lettre dont les journaux relatent quelques extraits : « Je ne puis, pour faciliter une opération politique, car il n’est pas d’autres mobiles à votre décision, vous sacrifier ma réputation personnelle et le prestige que j’étais parvenu à donner à mon poste et à mon titre. L’inexplicable promotion qui m’est trop généreusement offerte n’est, à mes yeux, qu’une mesure de défiance. C’est pourquoi je vous oppose mon refus… ».
Qu’à cela ne tienne : Daladier se décide à le révoquer purement et simplement dès le lendemain. L’argument officiel du nouveau Gouvernement est que Jean Chiappe a démontré des négligences (qui d’ailleurs sont claires) dans le traitement de l’affaire Stavisky. Mais le réel motif consiste à sanctionner un préfet qui, par populisme ou par réseau, s’était rapproché des ligues. Quittant la préfecture de police sous quelques acclamations, Chiappe déclare au Gouvernement : « On me retrouvera dans la rue ».
Le 4 février, La Rocque est à Dunkerque : là-bas le chef des Croix de Feu prend connaissance de l’acte administratif concernant Jean Chiappe. Renonçant à se rendre à Marseille le 5, il retourne à Paris le même jour et place ses anciens combattants en état d’alerte. Le colonel de la Rocque écrit ensuite au président de la République Albert Lebrun : « Conscient de mes lourdes responsabilité, j’ai décidé de faire aujourd’hui descendre dans la rue, pour une manifestation visible, les irréprochables combattants de première ligne que sont les Croix de Feu ». Le jour dit, l’organisation para-militaire de La Rocque s’en va, indépendamment des autres ligues, signifier son mécontentement à partir de vingt heures, place de la Madeleine. Plusieurs centaines de poitrines décorées arpentent ensuite la capitale jusqu’à la place de l’Étoile avant de gagner l’avenue Matignon où retentissent des « Vive La Rocque ! » et des « Daladier, démission ! »
Mais bientôt les gardes républicains à cheval repoussent les premiers rangs. Certains manifestants jettent alors du sable dans les yeux des montures qui, se cabrant, renversent leurs cavaliers. L’un d’eux lacère malencontreusement de son sabre le drapeau républicain : « Sacrilège ! » s’écrie-t-on à la vue de ce spectacle. Et le garde, dont s’emparent menu-militari les Croix de Feu, est déculotté et forcé à s’agenouiller devant le drapeau. Cet incident clos, les troupes de La Rocque se dispersent dans la nuit et le calme. Le même jour apprend-t-on que l’UNC, association d’anciens combattants, manifestera le lendemain. Le royaliste Léon Daudet, le fils du célèbre Alphonse, écrit dans son éditorial de l’Action Française : « Je peux dire qu’à cette heure-ci nous tenons Paris, nous, royalistes ; demain, nous tiendrons le pays tout entier ». Près de 99 ligues, majeures, mineures, appellent leurs membres à manifester dans toute la France.
III. L’émeute du 6 février
Les journaux du matin annoncent que le Gouvernement essayera d’obtenir son investiture et ce, sous la protection de la force armée. Les Croix de Feu de La Rocque prennent position sur la rive gauche où s’élève l’édifice de la Chambre des Députés. La Rocque, en homme méfiant, a fait répondre la veille par son secrétaire particulier qu’il s’est octroyé quelques vacances. Il sait que sa ligne téléphonique est sur écoute. Vers quinze heures de l’après-midi, la foule de manifestants déferle en désordre sur la place de la Concorde depuis la rue Royale.
Dès dix-huit heures certaines blessures, sévères pour la plupart d’entre-elles, sont infligées aux forces de police tandis que l’on raconte, en ville, que la Chambre est cernée. Aux ligues se joignent également de nombreux badauds qui, convergeant des quatre coins de Paris, souhaitent montrer leur écœurement vis-à-vis des dérives du régime. Certains ministres se lèvent de leur banc pour s’enquérir du déroulement de la manifestation des ligues. Une barricade tout à fait sommaire, constituée de chaises et de kiosques à journaux, est élevée du côté des Tuileries : depuis ce point, des émeutiers lancent des morceaux de bois et de fonte sur le service d’ordre. Les policiers blessés sont transférés d’urgence dans le sous-sol de l’Assemblée nationale transformé en infirmerie tandis qu’on les remplace. Devant les yeux des parlementaires défilent, un à un, les blessés en uniforme.
L’Union Nationale des Combattants (UNC) souhaite stationner devant le palais-présidentiel en vue de transmettre au président Lebrun une liste de revendications et un appel de la France combattante à la propreté du pays. Malgré les deux barrages de gardes mobiles, la colonne de l’UNC arpente toujours les rues. Le troisième barrage est en vue : à travers le choc de la rencontre, des manifestants parviennent à passer et la colonne perce enfin le barrage. L’avance persiste, et des gardiens de la paix sont appelés en renfort. Déboulant de chaque côté des rues, s’infiltrant au beau milieu de la manifestation, les forces de l’ordre frappent aveuglément avec leurs matraques. Que faire avec des poings nus, face à des bâtons et des sabres ? Battant en retraite, l’UNC reflue vers la place de la Concorde, entraînant avec elle des dizaines d’autres mécontents : des « Marseillaise » s’élèvent de la multitude. Bientôt, l’obélisque de la Concorde est en vue et l’UNC, à son tour, s’engouffre dans les mouvements de foule que les policiers, débordés et en nombre visiblement insuffisant, s’escriment tant bien que mal à contenir.
À suivre

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