mardi 11 février 2014

Monarchie et souveraineté

Il n’y a pas de souveraineté. Dit autrement, la souveraineté n’existe pas. De même que d’aucuns ont pu valablement soutenir qu’ils n’avaient jamais dîné en compagnie d’une personne morale, on peut alléguer également que la souveraineté ne se rencontre pas au coin du bois. « Il n’y a pas de souveraineté. Il n’y a que des doctrines de la souveraineté, dont le contenu et la fonction varient selon les systèmes juridiques dans lesquels elles sont nées ».
Disant cela, le professeur Michel Troper, fin connaisseur en la matière, prend acte d’une fiction politique et juridique qui s’est avérée, tout au long de l’histoire de France, d’une précieuse utilité pour la naissance et la consolidation de l’État, tant sous l’Ancien Régime qu’après la Révolution.
Naissance de la souveraineté
Nonobstant le fait qu’elle n’était pas entièrement inconnue avant l’avènement de la monarchie post-médiévale, il convient de reconnaître que la souveraineté a vraiment pris son envol à partir du XVIe siècle. Il faut bien comprendre que la souveraineté est une représentation mentale du pouvoir. L’idée d’un pouvoir final et sommital était, de ce fait, assez étrangère aux mentalités médiévales qui pensaient que le pouvoir des hommes était limité sur terre et que la toute-puissance relevait de l’ordre divin.
Pourtant, la souveraineté était bien en germe à l’époque des premiers Capétiens (Xe siècle). Certes, le roi était un féodal, c’est-à-dire un seigneur, mais un seigneur qui cherche déjà à dominer. Situé au sommet de la pyramide féodo-vassalique, on le reconnaît « grand fieffeux du royaume », c’est-à-dire que « les grandes seigneuries sont tenues à fief de lui ».
Le roi n’exerçait donc de véritable souveraineté que sur son domaine royal, directement soumis à lui sans interposition d’un seigneur. En outre, le roi ne tenait son royaume de personne ainsi qu’en atteste ce fameux brocard tiré des Établissements de saint Louis : « Le roi ne tient de ne lui, fors de Dieu et de soi. » Peu à peu, les Capétiens chercheront à agrandir leur domaine en vue d’en faire coïncider les limites avec celles du royaume. Tous les moyens juridiques mis à leur disposition furent utilisés.
Sous l’influence de l’Église, la fonction royale acquerra une dimension sacrée, le roi tenant sa couronne de Dieu seul (Charlemagne ne s’intitulait-il pas déjà Dei gracia Francorum rex ?) ce qui lui conférait certains pouvoirs comme celui de guérir les écrouelles. Mais il faudra attendre la fin du XIVe siècle et le début du suivant pour que la souveraineté trouve une assise doctrinale qui déterminera pour toujours ses caractères.
Trois théoriciens
Trois théoriciens doivent être retenus : Jean Bodin, Cardin le Bret et Charles Loyseau. Les Six Livres de la République de Jean Bodin (1576), admirable traité de science politique, toujours actuel, constitue la référence incontournable en la matière, au point qu’elle occulte foncièrement le Traité de la souveraineté du roi de Cardin le Bret (1632) ou celui sur les Seigneuries de Loyseau (1611), non moins importants que le premier mais certainement moins originaux. Bodin s’attela donc à forger un concept dont on avait une vague idée mais que l’on ne savait pas expliquer. Bodin nous livre que « la souveraineté est la puissance absolue et perpétuelle d’une République ».
La souveraineté est d’abord une “puissance” publique, c’est-à- dire une autorité ou, si l’on veut, un droit de commandement s’exerçant sur des hommes libres. Cela signifie aussi que le souverain peut « sous cette même puissance […] donner et casser la loi » ; c’est même la première marque de la souveraineté de laquelle découlent toutes les autres.
La souveraineté est ensuite “absolue” en ce sens que le détenteur du droit de commandement n’a pas de supérieur et n’a de comptes à rendre à personne, c’est-à-dire, à l’époque, ni à l’empereur ni au pape : « le roi de France est empereur en son royaume » (d’après Guillaume de Plaisians, légiste de Philippe le Bel) ou encore, « le roi de France ne reconnaît aucun supérieur dans les affaires temporelles » (décrétale émise par Innocent III et reprise dans la célèbre décrétale Per venerabilem de Grégoire IX en 1234). On précisera que le terme absolu ne veut pas dire “tyrannique”. Il signifie que le souverain est indépendant, au sens où il ne dépend de personne, ni à l’intérieur, ni à l’extérieur de l’État.
La souveraineté est, de plus, “perpétuelle”, car elle ne saurait être limitée dans le temps. « Je m’en vais, mais l’État demeurera toujours » dira Louis XIV. La souveraineté implique donc la continuité royale. Par là-même, la souveraineté se confond avec l’État, lequel, pour des raisons évidentes, ne peut sombrer corps et biens avec celui qui en a provisoirement la charge.
Dégénérescence
Cette conception de la souveraineté vigoureusement défendue par les légistes et efficacement relayée par les monarques eux-mêmes ainsi que leurs ministres (Richelieu, notamment) prévaudra jusqu’à la Révolution française. Jusqu’à cette époque, on peut dire qu’elle connaîtra un certain “âge d’or”, dans la mesure où elle aura façonné la France dans les formes territoriales et politiques que nous lui connaissons aujourd’hui. Cependant, à partir de 1789, la souveraineté de la France
Depuis la Révolution française, la souveraineté de l’État a subi un certain nombre de transformations qui en ont sans doute altéré la nature profonde. Ainsi, et pour aller à l’essentiel, l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) dispose-t-il que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » Selon la conception révolutionnaire, la souveraineté devenait médiate à partir du moment où elle se réclamait du principe représentatif, lequel « se traduit dans une distinction fondamentale entre l’essence et l’exercice de la souveraineté » (M. Troper), ce que la Déclaration exprime très clairement dans l’article précité.
Ce faisant, on désincarnait la souveraineté qui s’enracinait, jusqu’alors dans le corps du monarque, pour l’arrimer à une entité abstraite, une personne morale dotée d’une volonté propre (dont on se demande par quoi elle est mue) qui s’exprime (comment ?) par-delà les volontés individuelles qui la composent : la nation.
On affirme que la souveraineté monarchique a précédé la nation révolutionnaire. Parce qu’il fallait refonder la souveraineté que l’on devait absolument dissocier de l’institution royale autant que de la personne même du roi, on eut recours à une nouvelle catégorie juridique : la nation. Il convient, en effet, de garder à l’esprit que les constituants de 1791, 1793 et 1795 (An III de la République) ont refusé d’envisager un seul instant l’établissement d’une démocratie. Dès lors, ne souhaitant pas confier la souveraineté à un peuple abstrait, après l’avoir ôté à un roi concret, on la transféra à une entité théorique composée… du peuple et du roi. La première constitution écrite issue de l’Assemblée constituante de 1791 ne s’y trompa guère, qui, après avoir affirmé, en son article 1er, que « la souveraineté […] appartient à la Nation », en tira logiquement la conséquence (article 2) que « la Nation, de qui seule émanent tous les pouvoirs, ne peut les exercer que par délégation. La constitution française est représentative. » En d’autres termes, en refusant de reconnaître un titulaire de la souveraineté, les révolutionnaires laissèrent celle-ci en totale déshérence. La Révolution de 1789 a engendré un bouleversement copernicien dans la philosophie politique, bousculant les catégories que l’on croyait les mieux établies depuis Jean Bodin, voire depuis les penseurs de l’Antiquité. Certes, les idées suivent invariablement l’évolution des sociétés humaines, mais jamais de façon aussi radicale, au point de susciter des ruptures épistémologiques d’une telle intensité.
La dimension statutaire de l’État (et non contractuelle) et des lois constitutives qui régissent son gouvernement est inférée directement de l’essence même de la souveraineté. À ce stade, on pénètre dans l’essence pure du politique. Car la souveraineté est un concept purement politique « qui peut tout au plus prendre une signification métajuridique, au sens où toute souveraineté essaie de se donner une assise juridique dans le but très intéressé de consolider sa puissance » (Julien Freund). La théorie de la représentation imaginée par les révolutionnaires est une théorie juridique qui a eu pour effet de déconnecter totalement la souveraineté du souverain. Excepté les brèves expériences du césarisme bonapartiste, et la courte parenthèse vichyssoise, la France, quand elle suit son inclination monocratique, a toujours spontanément adhéré à la monarchie, régime qui, tout en n’étant pas la panacée, a réussi cette délicate synthèse entre État, nation et souveraineté.
Déconnexion
On rejoint, ici, la théorie du corps mystique de la monarchie ou le mystère de la monarchie. Par la cérémonie du sacre, le roi et le royaume ne devenaient qu’une seule et même chair. En prenant l’anneau, en même temps que le sceptre et la main de Justice, le roi de France épouse son royaume, c’est-à-dire, en quelque sorte et sans craindre un quelconque anachronisme, la nation. Comme le remarquait Cardin le Bret, « le Prince est l’esprit qui anime le corps de la République ». C’est dire que le roi était véritablement et profondément l’âme de la nation (M. Gallo), celle-ci devant être prise comme le « dernier cercle social sur lequel l’homme puisse s’affirmer » incarnée charnellement dans la personne du roi (Ch. Maurras) et non comme cet être éthéré censé représenter le peuple selon les révolutionnaires. Produit de l’histoire (d’où la récusation maurrassienne de la prétendue “égalité des nations”), il a toujours fallu, en France, que « l’État indépendant de la nation, quoique fondé sur elle, la préserve et la sauve, parfois malgré elle ».
La nation révolutionnaire est incoerciblement soumise à l’emprise des passions et donc sujette aux dérapages “nationalitaires”. Seul un roi pleinement et naturellement souverain est à même d’endiguer ces dérives, tout en subordonnant l’exercice de son autorité à la satisfaction de l’intérêt général qu’est la nation conçue comme « la défense du tout [s’imposant] aux parties ». De ce point de vue, tout souverainisme s’entend nécessairement comme un nationalisme intégral et tout nationalisme raisonné ne peut être que monarchiste.
Aristide Leucate L’Action Française 2000 du 20 septembre au 3 octobre 2007
aleucate@yahoo.fr

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