mardi 11 mars 2014

480 av. J.-C. Hérodote, Livre VII (Histoire extrait)

Hérodote révèle son talent dans le récit de la deuxième guerre médique (livres VII et VIII de ses Enquêtes). Voici l'extrait qui se rapporte aux batailles du cap Artémision, des Thermopyles et de Salamine.
Source : traduction française en deux volumes de Larcher, éditée à Paris, chez Charpentier, en 1850 (Méditerranées).
- Xerxès se prépare à marcher sur Athènes :
CXXXVIII. Je reviens maintenant à mon sujet. La marche de Xerxès ne regardait en apparence qu'Athènes, mais elle menaçait réellement toute la Grèce. Quoique les Grecs en fussent instruits depuis longtemps, ils n'en étaient pas cependant tous également affectés. Ceux qui avaient donné au Perse la terre et l'eau se flattaient de n'éprouver de sa part aucun traitement fâcheux. Ceux, au contraire, qui n'avaient pas fait leurs soumissions étaient effrayés, parce que toutes les forces maritimes de la Grèce n'étaient pas en état de résister aux attaques de Xerxès, et que le grand nombre, loin de prendre part à cette guerre, montrait beaucoup d'inclination pour les Mèdes.
CXXXIX. Je suis obligé de dire ici mon sentiment ; et quand même il m'attirerait la haine de la plupart des hommes, je ne dissimulerai pas ce qui paraît, du moins à mes yeux, être la vérité. Si la crainte du péril qui menaçait les Athéniens leur eût fait abandonner leur patrie, ou si, restant dans leur ville, ils se fussent soumis à Xerxès, personne n'aurait tenté de s'opposer au roi sur mer. Si personne n'eût résisté par mer à ce prince, voici sans doute ce qui serait arrivé sur le continent. Quand même les Péloponnésiens auraient fermé l'isthme de plusieurs enceintes de muraille, les Lacédémoniens n'en auraient pas moins été abandonnés par les alliés, qui, voyant l'armée navale des Barbares prendre leurs villes l'une après l'autre, se seraient vus dans la nécessité de les trahir malgré eux. Seuls et dépourvus de tout secours, ils auraient signalé leur courage par de grands exploits, et seraient morts généreusement les armes à la main ; ou ils auraient éprouvé le même sort que le reste des alliés ; ou bien, avant que d'éprouver ce sort, ils auraient traité avec Xerxès, quand ils auraient vu le reste des Grecs prendre le parti des Mèdes. Ainsi, dans l'un ou l'autre de ces cas, la Grèce serait tombée sous la puissance de cette nation ; car, le roi étant maître de la mer, je ne puis voir de quelle utilité aurait été le mur dont on aurait fermé l'isthme d'un bout à l'autre. On ne s'écarterait donc point de la vérité en disant que les Athéniens ont été les libérateurs de la Grèce. En effet, quelque parti qu'ils eussent pris, il devait être le prépondérant. En préférant la liberté de la Grèce, ils réveillèrent le courage de tous les Grecs qui ne s'étaient point encore déclarés pour les Perses ; et ce furent eux qui, du moins après les dieux, repoussèrent le roi. Les réponses de l'oracle de Delphes, quelque effrayantes et terribles qu'elles fussent, ne leur persuadèrent pas d'abandonner la Grèce : ils demeurèrent fermes, et osèrent soutenir le choc de l'ennemi qui fondait sur leur pays.
- À Athènes, l'archonte Thémistocle convainc ses concitoyens de se réfugier sur l'eau :
CXL. Les Athéniens, voulant consulter l'oracle, envoyèrent à Delphes des théores. Après les cérémonies usitées, et après s'être assis dans le temple en qualité de suppliants, ces députés reçurent de la Pythie, nommée Aristonice, une réponse conçue en ces termes : « Malheureux ! pourquoi vous tenez-vous assis ? Abandonnez vos maisons et les rochers de votre citadelle, fuyez jusqu'aux extrémités de la terre. Athènes sera détruite de fond en comble, tout sera renversé, tout sera la proie des flammes ; et le redoutable Mars, monté sur un char syrien , ruinera non seulement vos tours et vos forteresses, mais encore celles de plusieurs autres villes. Il embrasera les temples. Les dieux sont saisis d'effroi, la sueur découle de leurs simulacres, et déjà du faîte de leurs temples coule un sang noir, présage assuré des maux qui vous menacent. Sortez donc, Athéniens, de mon sanctuaire, armez-vous de courage contre tant de maux ».
CXLI. Cette réponse affligea beaucoup les députés d'Athènes. Timon, fils d'Androbule, citoyen des plus distingués de la ville de Delphes, les voyant désespérés à cause des malheurs prédits par l'oracle, leur conseilla de prendre des rameaux d'olivier, et d'aller une seconde fois consulter le dieu en qualité de suppliants. Ils suivirent ce conseil, et lui adressèrent ces paroles : « 0 roi ! fais-nous une réponse plus favorable sur le sort de notre patrie, par respect pour ces branches d'olivier que nous tenons entre nos mains ; ou nous ne sortirons point de ton sanctuaire, et nous y resterons jusqu'à la mort ». La grande prêtresse leur répondit ainsi pour la seconde fois : « C'est en vain que Pallas emploie et les prières et les raisons auprès de Jupiter Olympien, elle ne peut le fléchir. Cependant, Athéniens, je vous donnerai encore une réponse, ferme, stable, irrévocable. Quand l'ennemi se sera emparé de tout ce que renferme le pays de Cécrops, et des antres du sacré Cithéron, Jupiter, qui voit tout, accorde à Pallas une muraille de bois qui seule ne pourra être prise ni détruite ; vous y trouverez votre salut, vous et vos enfants. N'attendez donc pas tranquillement la cavalerie et l'infanterie de l'armée nombreuse qui viendra vous attaquer par terre ; prenez plutôt la fuite, et lui tournez le dos : un jour viendra que vous lui tiendrez tête. Pour toi, ô divine Salamine ! tu perdras les enfants des femmes ; tu les perdras, dis-je, soit que Cérès demeure dispersée, soit qu'on la rassemble ».
CXLII. Cette réponse parut aux théores moins dure que la précédente, et véritablement elle l'était. Ils la mirent par écrit, et retournèrent à Athènes. A peine y furent-ils arrivés, qu'ils firent leur rapport au peuple. Le sens de l'oracle fut discuté, et les sentiments se trouvèrent partagés. Ces deux-ci furent les plus opposés. Quelques-uns des plus âgés pensaient que le dieu déclarait par sa réponse que la citadelle ne serait point prise, car elle était anciennement fortifiée d'une palissade. Ils conjecturaient donc que la muraille de bois dont parlait l'oracle n'était autre chose que cette palissade. D'autres soutenaient, au contraire, que le dieu désignait les vaisseaux, et que sans délais il en fallait équiper. Mais les deux derniers vers de la Pythie : « Pour toi, ô divine Salamine ! tu perdras les enfants des femmes, tu les perdras, dis-je, soit que Cérès demeure dispersée, soit qu'on rassemble », embarrassaient ceux qui disaient que les vaisseaux étaient le mur de bois, et leurs avis en étaient confondus. Car les devins entendaient qu'ils seraient vaincus près de Salamine, s'ils se disposaient à un combat naval.
CXLIII. Il y avait alors à Athènes un citoyen nouvellement élevé au premier rang. Son nom était Thémistocles ; mais on l'appelait fils de Néoclès. Il soutint que les interprètes n'avaient pas rencontré le vrai sens de l'oracle. Si le malheur prédit, disait-il, regardait en quelque sorte les Athéniens, la réponse de la Pythie ne serait pas, ce me semble, si douce. Infortunée Salamine ! aurait-elle dit, au lieu de ces mots, ô divine Salamine ! si les habitants eussent dû périr aux environs de cette île. Mais, pour quiconque prenait l'oracle dans son vrai sens, le dieu avait plutôt en vue les ennemis que les Athéniens. Là-dessus il leur conseillait de se préparer à un combat naval, parce que les vaisseaux étaient le mur de bois. Les Athéniens décidèrent que l'avis de Thémistocles était préférable à celui des interprètes des oracles, qui dissuadaient le combat naval, et même en général de lever les mains contre l'ennemi, et conseillaient d'abandonner l'Attique et de faire ailleurs un nouvel établissement.
CXLIV. Antérieurement à cet avis, Thémistocles en avait ouvert un autre qui se trouva excellent dans la conjoncture actuelle. Il y avait dans le trésor public de grandes richesses provenant des mines de Laurium. On était sur le point de les distribuer à tous les citoyens qui avaient atteint l'âge de puberté, et chacun d'eux aurait reçu pour sa part dix drachmes. Thémistocles persuada aux Athéniens de ne point faire cette distribution, et de construire avec cet argent deux cents vaisseaux pour la guerre, entendant par ces mots la guerre qu'on avait à soutenir contre les Eginètes. Cette guerre fut alors le salut de la Grèce, parce qu'elle força les Athéniens à devenir marins. Ces vaisseaux ne servirent pas à l'usage auquel on les avait destinés, mais on les employa fort à propos pour les besoins de la Grèce. Ils se trouvèrent faits d'avance, et il ne fallut plus qu'y en ajouter quelques autres. Ainsi, dans un conseil tenu après qu'on eut consulté l'oracle, il fut résolu que, pour obéir au dieu, toute la nation, de concert avec ceux d'entre les Grecs qui voudraient se joindre à elle, attaquerait par mer les Barbares qui venaient fondre sur la Grèce. Tels furent les oracles rendus aux Athéniens.

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