jeudi 20 mars 2014

Hommage à Jean Thiriart (1922-1992)

Le 23 novembre 1992, Jean Thiriart, fondateur et animateur du mouvement politique «Jeune Europe» dans les années 60, s’est éteint brusquement, fauché en pleine santé et en pleine activité. Après Jean van der Taelen, qui l’avait appris de leur notaire commun, Maître Jean-Pierre de Clippele, je fus le premier à l’apprendre. Jean m’a appelé tout de suite, vers 20 heures 30, alors que je travaillais à classer des vieux documents dans ma cave. Atterré, j’ai gravi les escaliers quatre à quatre: l’invincible, le sportif, l’incarnation de l’énergie, l’empereur romain, le persifleur, le vieux mécréant, venait d’être emporté par la «Grande Faucheuse». On s’attendait à la disparition de beaucoup d’autres, plus souffrants, moins alertes, plus âgés, pas à la sienne. Aussitôt, le téléphone a fonctionné et j’ai entendu des voix consternées, des larmes, de Paris à Moscou en passant par Milan ou Marseille. Par quelques idées bien articulées, Jean Thiriartl avait donné une impulsion nouvelle à cette sphère que l’on qualifie de «nationale-révolutionnaire» et qui échappe à toutes les classifications simplistes, tant ses préoccupations, ses variantes sont vastes et différentes. Thiriart avait aussi énoncé des principes d’action qui gardent toute leur validité, non seulement pour ce microcosme NR, mais aussi pour tout praticien de la politique, quelle que soit l’orientation idéologique de son engagement.
Né en 1956, je n’ai pas pu observer Jeune Europe en action, dans la foulée de la décolonisation, immédiatement avant mai 68. Ayant acquis mes premières convictions politiques vers quatorze-quinze ans, c’est-à-dire en 1970-71, en constatant très tôt les turpitudes du régime, ses fermetures qui empêchent le citoyen normal, sans liens partisans, confessionnels ou associatifs, de participer activement à la vie de la cité, j’ai cultivé mes idées en dehors de toute organisation ou association jusqu’à l’âge de 24 ans, où j’ai découvert les activités de la «Nouvelle Droite».
Jeune Europe n’avait pas laissé de traces ni dans la société, noyée à l’époque dans la stupidité soixante-huitarde, «freudo-marxiste», ni dans les sphères militantes qui, majoritairement gauchistes, faisaient dans l’exotisme angolais, bolivien ou vietnamien, sans plus se préoccuper des aliénations qui frappaient les peuples européens. A fortiori peu d’ouvrages faisait référence à l’action et aux écrits de Thiriart. Dans des torchons gauchistes, mal rédigés, vulgaires, bourrés de fautes de syntaxe et d’orthographe ‹comme il se doit en bonne logique égalitariste‹ son nom apparaissait quelque fois comme celui d’un «satan» et je n’y prêtais pas attention. Dans un ouvrage qui préfigurait les monomanies de nos cinq dernières années, Le racisme dans le monde de Pierre Paraf, publié avec l’appui de la LICRA, «la revue Jeune Europe de Bruxelles» était décrite comme «anti-américaine et anti-gaulliste», et, bien entendu, comme« raciste». Après en avoir acquis une collection chez un bouquiniste, dix ou douze ans plus tard, j’ai au contraire pu constater qu’elle contenait deux articles de Thiriart vitupérant la nocivité pratique du racisme ou le décrivant comme le camouflage de problèmes affectifs, souvent d’origine sexuelle. Les milieux qui font profession d’«anti-racisme» m’apparaissent depuis ce jour comme des cénacles d’exaltés hystériques qui, à l’instar des illuminés «racistes», ont besoin de boucs émissaires pour assouvir leur mal de vivre. Racismes et anti-racismes ne sont que des variantes d’une même maladie, d’un déséquilibre psychique remontant sans doute à la petite enfance. Thiriart en était convaincu, le répétait à qui voulait l’entendre et appelait cela sa «psycho-pathologie des groupuscules politiques».
C’est en découvrant un exemplaire de L’Europe, un empire de 400 millions d’hommes, sur l’étal d’un bouquiniste que j’ai appris qui était vraiment Jean Thiriart. La bonne tenue de ce livre, la clarté et la limpidité des arguments qu’il y développait, l’apport de cartes géopolitiques, m’ont tout de suite convaincu que Jean Thiriart n’était pas un agitateur exalté d’extrême-droite, comme tentaient de le faire accroire les foutriquets de la gauche post-soixante-huitarde, débraillés, mal dans leur peau, anti-politiques, dépourvus de tout sens historique, qui avaient alors pour lecture de base le très éphémère Hebdo 75, assorti de dessins de très mauvais goût, qui en disaient long sur la psycho-pathologie de leurs auteurs. Jean Thiriart n’apparaissait pas non plus comme un de ces polémistes de droite qui étalent, fort brillamment peut-être, leur rouspétance dans des feuilles populaires ‹et parfois populacières‹ sans jamais proposer rien de concret.
C’est ainsi que j’ai appris que Jeune Europe avait existé. Au même moment, dans un cahier du très officiel CRISP (Centre de recherche et d’information socio-politiques), paraissait une histoire de l’«extrême-droite» belge sous la plume d’Etienne Verhoeyen. Et c’est ainsi que j’ai découvert le contexte, dans lequel on fourrait un peu arbitrairement «Jeune Europe». De tous les cénacles, groupuscules, partis ou associations qui avaient émaillé la chronique «droitiste» belge après 1945, incontestablement, «Jeune Europe» sortait du lot. Et pour les très jeunes gens que nous étions, vivant un âge d’or et d’abondance qui ne reviendra sans doute plus jamais, lecteurs des classiques latins, de La Rochefoucauld, de Nietzsche pour «embêter» les curés et les conformistes, de Marcuse ‹mai 68 oblige‹ des Lettres sur l’humanisme de Heidegger, parce qu’on nous les avait imposées, de Koestler, de Camus et d’Orwell, «Jeune Europe» apparaissait d’emblée comme un instrument possible du politique, mieux, comme quelque chose de naturel, de non-idéologique, de porteur d’histoire. «Jeune Europe» ne nous apparaissait certes pas comme une organisation de gauche car, dans ce cas, nous ne l’aurions pas aimée puisque la gauche, déjà, était la coqueluche des professeurs qui se piquaient d’intellectualisme et puisque ces professeurs nous énervaient, nous prenions évidemment un malin plaisir à les contrarier. Mais «Jeune Europe» contenait des idées universelles qui convenaient aux jeunes lecteurs de Koestler et de Camus que nous étions: «Jeune Europe» était européenne et nous nous sentions tout naturellement «européens» ou «impériaux», au-delà des frontières existantes; «Jeune Europe» n’était pas nationaliste belge, ce qui nous plaisait car tout ce qui touchait à l’Etat belge, à ses hommes politiques, à ses institutions, nous apparaissait rigolo voire méprisable.
Nous avons décidé de retrouver des anciens de Jeune Europe. C’est ainsi qu’après une longue enquête, nous sommes tombés sur Bernard Garcet, un ancien animateur de la section de Louvain de Jeune Europe. Garcet avait conservé quelques papiers de cette époque mouvementée où il était militant étudiant. Nos questions l’amusaient et aussitôt, il décida de reformer, chez lui avec la complicité de sa charmante épouse, une petite école des cadres dans le style de «Jeune Europe». Nous avons accepté et c’est ainsi que nous avons découvert successivement les thèses de Mosca et de Pareto (notamment la circulation des élites), les cours de Raymond Aron sur les grandes figures de la sociologie, La sociologie de la révolution de Jules Monnerot, que nous avons complétée de quelques thèses de Jean Baechler, le système de Pitirim Sorokin, L’ère des organisateurs de James Burnham, Le viol des foules par la propagande politique de Serge Tchakhotine. C’est dans ce cercle privé et très restreint que j’ai rédigé tant bien que mal mes deux premières conférences: l’une sur la description du conservatisme dans Ideology and Utopia de Karl Mannheim et l’autre sur les thèses de Louis Rougier sur le Bas-Empire romain (que Garcet critiquait). Pour nous, «Jeune Europe» était synonyme d’université privée. L’image que nous avions de l’organisation n’était ni politique ni activiste. C’était sans doute une erreur d’optique, Jeune Europe, dans l’esprit de Thiriart, se voulant un instrument du «politique pur», où l’action directe précédait toute spéculation théorique. C’est ainsi que j’ai toujours été quelque peu en porte-à-faux avec Thiriart. Néanmoins, je ne crois toujours pas que l’on puisse faire de la politique concrète sans une formation historique et théorique solide, qui s’acquiert avec beaucoup de patience et de temps. Nos sociétés sont devenues trop complexes pour lancer de simples militants dans la bataille ou les hisser par les mécanismes d’une élection ou d’une révolution aux postes de commande d’une société ou d’un Etat: on courrait vite à la catastrophe, ce que voulait peut-être dire Thiriart, quand il stigmatisait les événements de Croatie en 1991-92: «Un chauffeur de taxi s’empare d’une mitraillette et recrute vingt marginaux dans un café et devient ainsi un leader politique. C’est aberrant!».
J’ai vu Jean Thiriart pour la première fois en 1979, un jour où j’avais laissé tomber mes lunettes et qu’il m’en fallait une nouvelle paire dans les plus brefs délais. Ce jour-là, bourru, Thiriart m’a dit qu’il ne voulait plus rien avoir à faire «avec tous ces tocards de la politique». Mais j’ai éveillé son attention en lui parlant du livre du Général autrichien Jordis von Lohausen, que je résumais pour un travail universitaire et que j’allais publier fin 80 sous la forme d’un premier numéro spécial d’Orientations. Depuis, nous sommes restés en contact. Au départ, c’était très épisodique. Puis, en 1981-82, après avoir été agressé par des nervis défendant je ne sais plus quelle cause fumeuse, Thiriart a décidé de reprendre l’écriture, notamment dans la revue Conscience européenne, où il s’exprimera très régulièrement, et qui avait été fondée en janvier 1982 par Alain Derriks, aujourd’hui décédé, et Roland Pirard, qui a quitté les affaires politiques, avant qu’elle ne passe dans d’autres mains à partir de 1984.
Le retour de la géopolitique dans le débat, avec les travaux de Jordis von Lohausen dans l’espace germanique et ceux de Marie-France Garaud, du Général Gallois, de l’Amiral Célérier, d’Yves Lacoste, de Hervé Coutau-Bégarie en France, de Colin S. Gray aux Etats-Unis, etc., intéressait Thiriart au plus haut point. Il retrouvait une tonalité qu’il avait découverte, quelques décennies plus tôt, chez l’un de ses auteurs favoris: le grand, le prolixe Anton Zischka, qui a commencé sa carrière en 1925, avec un livre sur la guerre du pétrole, et l’a terminée, jusqu’à nouvel ordre, par un remarquable ouvrage sur l’impérialisme du dollar en 1987, qui est paru en feuilleton, pendant quatre semaines, dans l’hebdomadaire Der Spiegel. Le livre de Zischka que Thiriart préférait était sans conteste Afrique, Complément de l’Europe (Laffont, Paris, 1952). Pour un homme qui avait recommencé une carrière politique dans l’effervescence de la décolonisation, ce livre revêtait évidemment une importance capitale. Chaleureusement recensé dans la presse belge au début des années 50, ce livre entendait planifier la fusion économique et géopolitique de l’Europe et de l’Afrique. Cette fusion aurait fait de la Méditerranée une «mer intérieure», aurait donné à l’Europe l’espace qui lui manquait pour son trop-plein démographique et les matières premières nécessaires à son industrie et à sa puissance militaire. Ce projet, la décolonisation, téléguidée depuis Washington, l’a rendu impossible et irréalisable, condamnant l’Europe à la stagnation, au chômage et au sous-emploi, générateur de déséquilibre sociaux inquiétants.
Cet ouvrage a été capital dans la genèse de la pensée géopolitique de Thiriart, ce qu’il avouait d’ailleurs franchement. Nous ne saurions clore ce paragraphe sur le rapport intellectuel Thiriart/Zischka sans rappeler que Zischka fut aussi l’auteur d’un ouvrage traduit et édité à Bruxelles pendant la guerre: La science brise les monopoles (Ed. de la Toison d’Or, 1941). Thiriart, et l’élite belge toutes options idéologiques confondues, ont su apprécier ce grand ouvrage, clair, précis, didactique et programmatique, à sa juste valeur. La veuve du prisonnier de guerre belge, socialiste et franc-maçon, Somerhausen en fait d’ailleurs l’éloge dans ses mémoires, sans qu’on ne puisse l’accuser d’être germanophile ou nationale-socialiste! Une bonne part de ce que l’on a appelé le «scientisme» et l’«hyper-pragmatisme» de Thiriart est issue de ce volume. En effet, un simple coup d’oeil sur le titre des chapitres permet de s’en rendre compte. Zischka commence par raisonner sur «la plus grande de toutes les victoires: la victoire sur la peur». La peur de la faim fait agir les hommes, c’est la raison pour laquelle ils commencent par créer des monopoles, qui, très vite, régentent notre vie et bloquent toute progression nouvelle. La science chimique et biologique, avec un Liebig par exemple, rentabilise à l’extrême le sol européen et soustrait les populations au péril des famines. Ce processus de découvertes constantes doit être maintenu libre de toutes entraves, car il permet d’acquérir et de conserver la puissance, d’abolir les privilèges de classe. Ainsi, si les monopoles ont été utiles, jadis, à l’autonomie alimentaire de l’Europe, ils n’ont pas le droit de bloquer les initiatives qui rendraient leurs positions caduques, car, en agissant de la sorte, ils fragiliseraient l’indépendance de la communauté européenne et renforceraient l’aliénation de larges strates de sa population. Cette logique de la priorité du savoir sur la possession des moyens de production, position qui, en dernière instance, découle de l’?uvre de Joseph A. Schumpeter, Thiriart l’a toujours faite sienne, notamment dans son combat syndical dans le domaine de l’optique et de l’optométrie. Il s’attaquait à des blocages, disait-il, à des monopoles injustes qui ne visaient pas protéger le consommateur mais à maintenir des positions acquises, des conforts économiques.
Au cours de cette nouvelle période d’effervescence, qui a immédiatement suivi l’attentat dont il fut victime, Thiriart a trié ses documents, remis au goût du jour ses thèses, éliminé de sa pensée toutes les scories de l’anti-soviétisme du temps de la guerre froide et de la crise de Cuba. Parallèlement au mouvement pacifiste allemand, porté par la gauche verte et l’aile gauche de la social-démocratie (Eppler, Lafontaine), mais aussi, en coulisses, par un néo-nationalisme neutraliste, Thiriart désignait l’unique ennemi de l’Europe en tant que puissance potentielle: l’Amérique. Il rejoignait ainsi la Nouvelle Droite qui avait opté pour la même voie, depuis la parution du texte magistral de Giorgio Locchi (sous le pseudonyme de Hans-Jürgen Nigra), dans le n°27-28 de Nouvelle Ecole, la revue d’Alain de Benoist. Guillaume Faye a tout de suite emboîté le pas, avec la verve et le talent oratoire qu’on lui connaît. Faye, d’ailleurs, admirait la clarté des vues de Thiriart et repérait chez le leader de Jeune Europe, un compagnon, dans le sens où ils étaient tous deux des lecteurs assidus de Pareto. Ici, je dois un rectificatif: dans la brochure intitulée Petit Lexique du Partisan Européen, ce n’est pas Faye qui a écrit la phrase d’hommage à Thiriart, contrairement à ce qu’affirme une brochette de plumitifs policiers du Monde, ou du tout petit moniteur de la délation qu’est Celsius, mais Pierre (Willy) Fréson. Néanmoins, en fondant l’association EUROPA en 1987, après avoir rompu avec le GRECE, Faye optait pour un européisme très semblable, dans ses grandes lignes, à celui de Thiriart, mais corrigé par l’optique du CIPRE de Yannick Sauveur. Faye rend d’ailleurs un hommage implicite au leader de Jeune Europe dans l’un de ses ouvrages les plus lus: Nouveau discours à la Nation européenne (Albatros, 1985).
Le 21 janvier 1987, un groupe de journalistes américains de la revue The Plain Truth (Californie) est venu interviewer et filmer Jean Thiriart à Bruxelles. Le script complet de cette entrevue de 35 minutes sur cassette vidéo contient à mon sens la pensée de Jean Thiriart dans toute sa maturité. Bien sûr, la chute du Mur de Berlin a changé la donne. Interrogé en même temps que plusieurs personnalités européennes importantes, Thiriart a pu formuler ses vues sur un pied d’égalité, sans censure mutilante. Parmi les interrogés, signalons: l’éminent historien conservateur et européiste britannique, Paul Johnson, le juriste anglais Leo Price, et le diplomate néerlandais, ancien vice-secrétaire-général de l’ONU, le Dr. J.G. de Beus. Dans ses réponses, Thiriart évoque l’impact de la géopolitique sur sa pensée, l’impact des conceptions de Friedrich List, les erreurs petites-nationalistes de Hitler et des nostalgiques du IIIième Reich (accusés d’être incapables de penser l’«osmose» entre les nations européennes, Russie comprise), sa conception d’un bloc euro-soviétique, sa conception de la stratégie navale, son projet de paix avec la Chine, les garanties qui devraient être offertes à Israël en cas de départ de la 6ième flotte américaine de la Méditerranée, ses vues sur la guerre économique entre les Etats-Unis et l’Europe (des 12). Dans cet ouvrage bref mais dense, on est loin des polémiques des premières années de Jeune Europe. On note avec intérêt que Thiriart propose du concret, offre à ses adversaires des projets réalisables et viables, ne les acculent pas au pire. Comme Haushofer (qu’il critique injustement et bizarrement), il propose une dynamique des forces à l’œuvre dans le monde, une dynamique centripète de dimensions continentales, qui doit conduire à une paix durable, à une nouvelle mouture de la pax romana.
Mes rapports épistolaires avec Jean Thiriart, au cours des six ou sept premières années de la décennie 80, n’ont certes pas été harmonieux. Ce serait hypocrite de le nier. Jean Thiriart jugeait que les travaux des nouvelles droites étaient trop éclectiques, trop diversifiés, trop dispersés. Adepte du principe «politique d’abord», comme Maurras, Carl Schmitt ou Julien Freund, Thiriart avait horreur de la littérature, de la philosophie purement spéculative et des «variétés». Il hurlait quand je publiais des articles d’archéologie (par exemple dans Orientations n°4). Mais, malgré son style épistolaire haut en couleur, truffé d’épithètes dignes du Capitaine Haddock, jamais je ne lui en ait tenu rigueur, car, en dépit de leur insuffisance ou de leur im-pertinence globales, ses remarques ou ses critiques contenaient toujours un irréductible noyau de vérité, dont j’ai toujours voulu tenir compte. Mais ces remarques avaient la faiblesse d’être prononcées dans la perspective du seul Thiriart. Lecteur de Nietzsche, je sais qu’une perspective n’est jamais fausse a priori, mais que le réel doit être jugé au départ de plusieurs perspectives à la fois et que l’acteur ou l’observateur doit être capable de sauter d’une perspective à l’autre: plurilogique d’un monde pluriel.
Plurilogique que Thiriart, très marqué par la pensée mécaniciste (qu’il confondait allègrement avec le «matérialisme»), concevait très difficilement. Lecteur assidu et passionné de l’ouvrage de Joseph Vialatoux, La Cité totalitaire de Hobbes. Théorie naturaliste de la civilisation. Essai sur la signification de l’existence historique du totalitarisme (Chronique sociale de France, Lyon, 1952), Thiriart en distribuait des copies, où la phrase suivante était très significativement mise en exergue, de sa propre main: «Ce que Hobbes met en valeur, c’est que l’étatisme authentiquement totalitaire est un naturalisme, que le naturalisme authentique est un matérialisme, et que le matérialisme authentique est un mécanisme pur». Ou encore: «La Cité de Hobbes est une Gesellschaft contractuelle; elle est le type même du groupement « sociétaire », par opposition au « communautaire »… C’est à Hobbes que Tönnies a emprunté le modèle de la Gesellschaft; et c’est par opposition à cette cité contractuelle qu’il a défini la Gemeinschaft communautaire». Plus loin: «On reconnaîtra l’Etat totalitaire et l’on mesurera son totalitarisme à ce signe notamment que la politique y sera conçue et pratiquée comme une pure technique. La pratique totalitaire sera machiavélique. Elle relèvera, non plus d’une vertu de prudence politique gouvernant des sujets, servant des personnes, mais d’une technique manipulatrice d’objets, manutentionnaire de choses». Et, p. 80: « La théologie, dira Hobbes, a déchaîné les controverses, et les controverses, les guerres (…) et c’est à la paix géométrique et mécanique des choses qu’il va demander le secret de la paix des hommes sur la terre». P. 145: «L’homme n’échappe au malheur qu’en se soumettant à un dominium». P. 151: «Les nations entre elles ne sont à nul égard en état naturel de droit international, mais en état naturel de guerre internationale». Ces quelques citations du livre de Vialatoux sur Hobbes résument magnifiquement la vision thiriartienne du politique: explication de tous les phénomènes du monde et de la scène politique par un matérialisme qui est mécanicisme ou technicisme pur.
Thiriart restera impénétrable à toute logique organique, née du biologisme romantique, en dépit de quelques engouements pour l’éthologie de Konrad Lorenz, reposant pourtant sur des bases diamétralement contraires à celle du hobbesisme. Dans le matérialisme, dans la fascination qu’il éprouvait face à la magnifique machinerie euclidienne de Hobbes, Thiriart croyait avoir découvert les formules magiques (eh oui!) de sa politique. Malheureusement, ce qui était nouveauté du temps de Hobbes, était complètement obsolète dans la seconde moitié du XXième siècle, a fortiori depuis l’avènement de la physique quantique et des lois de la génétique. L’option de Thiriart pour la Gesellschaft mécanique contre la Gemeinschaft organique était évidente, en dépit du nom qu’il avait choisi pour définir l’idéal social de Jeune Europe: le «communautarisme». Ce vocable, véritable antithèse en langage sociologique et philosophique de ce que Thiriart pensait vraiment, a dû susciter de la controverse et pas mal de quiproquos. Enfin, dans la logique de Hobbes, telle que l’a présentée Vialatoux, le concept de totalitarisme rejoint celui de «politique pure», ce qui reste à prouver, car les trois ou quatre dernières décennies que nous venons de vivre ont prouvé que les techniques de manipulation libérales, non totalitaires, se sont avérées plus efficaces et plus perverses.
 L’euclidisme hobbesien et thiriartien, avec sa clarté et sa transparence, a été étouffé dans la guimauve libérale et consumériste. De cet ouvrage de Vialatoux découlent également le machiavélisme affiché de Thiriart, et la volonté de manipuler êtres et choses sans état d’âme. Or si le constat qui consiste à dire que la manipulation est au c?ur de la politique est juste, a le mérite de ne pas sombrer dans l’illusion, la manipulation des gouvernants n’est pas toujours de l’ordre du mécanique pur, car, en ce cas, elle serait trop visible et immédiatement repérable, comme elle l’était d’ailleurs chez Thiriart, mais souvent plus subtile, plus psychologique, plus organique et plus centrée sur les instincts et les pathologies de l’esprit. Enfin, comme Hobbes désignait la théologie comme génératrice de dissensions civiles, Thiriart considérait les «choses de l’esprit», la littérature, la religion, les idéologies sentimentales comme des vecteurs de controverses stériles. La vision hobbesienne de la «guerre internationale» correspond au refus de Thiriart de prendre en compte les idéologies et les sentiments irénistes. Thiriart s’intéressait davantage à la polémologie. Et sur ces deux derniers points, personne ne pourrait lui donner tort.
Les intérêts communs que Thiriart et moi partagions sont bien entendu la géopolitique (mais Thiriart me reprochait d’être «haushoférien»; toutefois je ne suis pas plus «haushoférien» que je ne suis «mackindérien» ou «kjellénien» ou autre chose, la géopolitique formant un tout indivisible) et l’histoire des formations territoriales.Thiriart reprochait à Haushofer d’être un «régionaliste», morcelleur d’Etats et d’Empires, sous prétexte qu’il avait défendu la germanité du Sud-Tyrol en 1927, dans son ouvrage Grenzen (Frontières). Or, dans cet ouvrage, Haushofer traite notamment des notions de «frontières membrées et démembrées»; les Etats viables doivent avoir des frontières membrées et non démembrées (en annexant la Lorraine, l’Alsace et la Franche-Comté, la France démembrait les frontières occidentales de l’Empire et le condamnait à l’insignifiance politique). C’est Richelieu qui a été l’inventeur de ces concepts et Vauban, le technicien de leur concrétisation. Haushofer notait, à propos du Sud-Tyrol, que l’Autriche, et partant l’Allemagne qui souhaitait déjà l’Anschluß, avaient perdu un glacis en direction de la plaine du Pô et de l’Adriatique et qu’ainsi leurs frontières étaient démembrées. L’intention de Haushofer n’était donc nullement de faire du «régionalisme» mais de raisonner en terme de puissance, selon la même logique que Richelieu.
Outre cet engouement pour la géographie politique, Thiriart se passionnait pour les mécanismes de prise du pouvoir (Lénine, Jules Monnerot), la technique du coup d’Etat (Malaparte). Deux idées de Thiriart à retenir en tous domaines: se donner, en toutes circonstances, un «poumon extérieur», c’est-à-dire avoir une base de repli sûre, une réserve inaccessible de matériel ou d’arguments. Enfin, forger des alliances extra-europénnes en politique extérieure car l’européisme de Thiriart n’est nullement un repli frileux de l’Europe sur elle-même. La faiblesse de la pensée de Thiriart est de n’avoir rien suggéré de bien solide en droit (constitutionnel ou administratif) ou en économie. Thiriart, deux mois avant de mourir, me reprochait la teneur de mon article Vers l’unité européenne par la révolution régionale? (cf. R. S., Textes et réflexions), précisément parce que ce texte réclamait une organisation territoriale du grand ensemble européen sur base de critères objectifs tels la région historique ou la nation ethno-linguistique, critères que Thiriart s’obstinait à croire subjectifs et non objectifs, alors que les subjectivismes sont des faits de monde objectifs. Tel était, fondamentalement, l’objet de notre querelle! Querelle qui a des bases philosophiques que l’on décèle parfaitement dans la lecture que fit Thiriart du travail de Vialatoux.
Néanmoins, je reste heureux d’avoir permis, sans doute involontairement et indirectement, à Thiriart de vivre ses deux dernières grandes joies. En effet, j’ai conseillé à Michel Schneider de lui ouvrir les colonnes de Nationalisme et République, ce qui fut fait. Et quand Alexandre Douguine, le 31 mars 1992, m’a demandé à Moscou si Thiriart souhaitait y prononcer une conférence, je lui ai dit qu’il en serait ravi, qu’il percevrait cela comme le couronnement de sa carrière. Et Thiriart s’est rendu à Moscou en août 1992, où il a rencontré le Colonel Alksnis et Yegor Ligatchev, très intrigué par le fait que les NR ou la ND ouest-européenne n’étaient pas rabiquement anti-soviétiques, surtout après le discours qu’Alain de Benoist avait fait à Moscou, en sa présence, pour obtenir la libération des prisonniers politiques de la mésaventure d’août 1991, que, personnellement, j’avais trouvé maladroite et déplacée, un geste de desperados. Thiriart et de Benoist, pour une fois d’accord, n’étaient pas de mon avis. Question de perspective, sans doute. Mais Carl Schmitt ne nous a-t-il pas enseigné les vertus de l’amnistie? L’erreur d’août 1991 a si lamentablement échoué que le pardon s’impose. Espérons que Boris Eltsine ne sera pas aussi borné que l’Etat belge, qui crève petit à petit, notamment à cause des reliquats de la répression de 1944-51, que la Flandre, offensée et meurtrie, n’a jamais acceptés. Soit dit entre parenthèses, Thiriart non plus.
Au-delà de la mort de Jean Thiriart, oeuvrons pour que les générations futures, quelles que soient par ailleurs leurs options philosophiques, n’oublient pas les théories impassables qu’enseignait l’école des cadres de «Jeune Europe». Et qu’ils se frottent aux oeuvres de Hobbes, Pareto, Mosca, Michels, Tchakhotine, Lénine, Machiavel, Clausewitz et Schmitt.
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