mercredi 19 mars 2014

Maurras : Une pensée, une école, une aventure

Il existait encore un long inédit de Maurras. De Victor Nguyen à Pierre Boutang, tous les maurrassiens sérieux en parlaient avec émotion. Il s’agit d’une correspondance, étalée sur quarante-deux ans, entre le maître de l’Action française et son ancien professeur au Collège d’Aix, devenu évêque de Moulins : Mgr Jean-Baptiste Penon. Cette correspondance vient de paraître. Sur 800 pages.
Au commencement de tout, il y a un jeune orphelin de père supérieurement doué, qui devient sourd à l’âge de quatorze ans. Il sent que la vie se ferme à ses appétits en éveil. Il pressent la fin. Incapable de suivre le moindre cours collectif, il ne pourra pas avoir accès à la culture que réclame sa précoce intelligence. Il se trouve qu’un jeune prêtre de trente-cinq ans, « le meilleur helléniste du diocèse » dit-on, a entendu parler de ce gâchis. L’abbé Penon enseigne dans les grandes classes. Peu importe ! Il se chargera du jeune Charles, qui, sans aucun débordement inutile, le considère désormais comme une sorte de second père. C’est à cet abbé Penon, point timoré, que l’on doit la montée à Paris, à l’âge de dix-sept ans, du jeune Charles, les premières recommandations (en particulier aux Annales de Philosophie chrétienne) et les premiers articles du poulain-prodige : « Je ne quitte jamais son tombeau de Simiane, où je vais plusieurs fois par an, écrit Maurras en 1945, sans lui rendre l’hommage que Jacques Bainville était bien moins fondé à m’adresser : “Hors le jour, je lui dois tout”. »
Mgr Penon est bien l’image du père pour le jeune journaliste. « Cher Maître », Charles lui écrira toute sa vie, en lui donnant le titre que l’on ne tarde pas à lui reconnaître à lui-même, autour de Saint-Germain-des-Prés, dans ce Café de Flore où, coquetterie 1900, se pensait et se rédigeait cette “revue grise” que fut la première Action Française. Jusqu’à sa mort, Maurras appelle Penon « Cher Maître », comme pour reconnaître son autorité, si bénéfique, sur sa jeune vie de sourd et d’orphelin.
Cette correspondance Penon-Maurras, on l’aura compris, n’est donc pas anecdotique : elle a lieu entre un fils et son père d’élection. Comme à un père, le jeune homme se confie. Comme à un père, il ne dit pas tout, loin de là. Il garde pour lui (et, bien plus tard, pour les lecteurs du Mont de Saturne) ses premières fredaines. Entre ce père spirituel et ce fils turbulent, curieux de tout, vibrant à tout, prêt à tous les paroxysmes, ce qui domine, avec une confiance mutuelle qui semble inépuisable, c’est une incompréhension quasi totale. Notons au passage que Maurras sera monarchiste de la même façon qu’il fut fidèle à son ancien maître : avec toute sa confiance envers les princes successifs, mais dans une perpétuelle incompréhension. Je crois que c’est avant tout cette indifférence d’un jeune intellectuel aux avis du père, pourtant reconnu comme tel, qui fait l’intérêt extraordinaire de la pensée maurrassienne.
Dualité
Jamais dogmatique, essentiellement libre, mais aussi viscéralement fidèle, comme seuls peut-être le sont ceux à qui la vie a permis de se choisir un père, le jeune homme semble se complaire dans cette dualité qui sera la grande fécondité de sa vie. Liberté, fidélité, c’est le cocktail détonnant qui fait le charme non périmé de la prose maurrassienne. On peut décliner ce duo à l’infini : insolence et respect ; indépendance et attachement ; classicisme et originalité. Ou encore : hussardise et philosophie.
Le différend qu’il entretiendra toute sa vie avec le philosophe catholique Maurice Blondel, ex-camarade de collège et voisin, provient sans doute du choc entre l’univers duel du jeune écrivain et l’obsession unaire du métaphysicien et théologien. Maurras déroute parce qu’il se complaît dans cette vision du monde en partie double, qui suppose la pratique permanente de l’analogie : « Je ne sais rien au monde de plus passionnant que la contemplation des racines divergentes de l’être » murmure le dandy. Et de reprocher à Blondel la confusion universelle qu’il entretient entre les ordres, sous le signe ambigu du grand Un, comprenez bazar et compagnie : « Blondel triomphe en vérité en me montrant que sa thèse aboutit à l’unification absolue de tout, au lieu que je suis obligé, comme je l’avoue tristement, de me dédoubler en une foule de circonstances. ».
Simple coquetterie d’homme de lettres, cette profession de duplicité ? Point du tout. Le très jeune homme (cette lettre date de 1890, Maurras a vingt-deux ans) poursuit ardemment : « Par exemple, ma métaphysique intérieure aboutit au pessimisme, noir et gris, teinté de vagues roses par l’art libérateur. Moralité : la fin du monde, l’extinction de l’humanité et par conséquent des nations, dilettantisme et décadentisme. » On pense aux gothiques d’aujourd’hui : Maurras est hanté par la mort qui marque toute vie du sceau de l’absurdité. La tentation du suicide le poursuit : « Depuis trois semaines, écrit-il par exemple à son mentor, qui ne saisit jamais ce genre d’aveu au bond, tout ce que je vois est gris, d’un gris mortel. Je ne sais pas comment je vis. Je suis allé ce matin corriger mes épreuves, c’est fétide. J’ai besoin de me débarbouiller. D’abord, je m’en vais prendre un bain de Seine »...
Dandysme ?
À l’attention de tous les zoïles, on ne redira jamais assez que le grand inspirateur allemand de Maurras, ce n’est pas Nietzsche, qu’il connaît peu, c’est Schopenhauer et son pessimisme radical. Alors ? Va-t-on en rester là ? Maurras aurait pu faire un dandy parisien baragouinant un provençal sommaire à l’usage des gogos et s’amusant à répéter dans l’ordre et dans le désordre les trente beautés de Martigues. Maurras aurait pu être une sorte de Rémy de Gourmont, personnage s’adonnant à la fois aux études abstraites sur la formation des idées, à la fréquentation assidue des “femmes de Paris” et aux rêveries esthétisantes sur le latin mystique. Invoquer la dualité (ou « les racines divergentes de l’être »), pour justifier cette fatalité fin de siècle, c’est se payer de mots inutiles !
La dualité maurrassienne n’est pas anecdotique (comme la vie d’un dandy) mais fondatrice ; elle n’est pas dissolvante mais constructrice.
Tout son génie se trouve dans cette horreur d’une mort aperçue et dans cet amour immodéré des conditions, intellectuellement senties, du salut moral et mental. L’horreur ? Les systèmes philosophiques mortifères, parce qu’ils se déclinent tous selon le mode purement artificiel ou idéal de l’Un ; l’enthousiasme ? L’observation d’une constante, purement factuelle ou empirique, capable d’introduire à la vérité qui est « la grande passion de [sa] vie » : « Vous voulez m’exhorter, lance-t-il aux oreilles de son mentor, à ne m’emballer pour rien, attendre que tout passe. Je répondrai ce que tout bas j’ai pensé lorsqu’on me donna ce conseil : c’est là une devise de marmotte ou d’eunuque. Et puis, elle est impraticable, parce que l’on s’emballe toujours pour quelque chose. »
L’abbé Penon, à cette époque, ne comprend plus grand chose à son élève ; il se contente de lui reprocher un emploi jugé quasi compulsif des néologismes à la mode. L’élève se sauvera donc lui-même. Oublié le pessimisme et le décadentisme ! « J’ai d’autre part un système de sociologie pratique, et là, le postulat de toute société étant l’ambition de vivre, je tâche d’organiser, [de] préciser les conditions de la vie. ».
Maurras, il ne faut pas l’oublier, collabore régulièrement depuis un âge tendre, à La Réforme sociale, revue fondée pour propager les analyses du sociologue catholique Frédéric Le Play. Saturé d’esthétisme, il voit dans la sociologie le domaine par excellence de l’ordre et de la vie. Qui a dit qu’il était entré en politique à cause de l’Affaire Dreyfus ? Nous avons dans cette lettre de ses vingt-deux ans tout l’élan du maître de l’Action française, entre agnosticisme métaphysique et engagement politique.
Loin du fascisme
Si l’on poursuit ce texte, décidément instructif, on perçoit cependant une gêne dans l’enthousiasme reconstructeur du jeune chercheur de vérité : « Vous savez à quelles conclusions autoritaires cela aboutit chez moi, écrit-il : césarisme politique et religieux, comme dans l’Europe du Moyen Âge et la Russie d’aujourd’hui. Dieu ou son idée en serait le couronnement naturel. La liberté de l’art en serait exclue. Alors, je m’arrête là, laissant la construction décoiffée de son toit ».
Je m’arrête là ? Et pourquoi donc ? Parce que la dualité réelle (le couple autorité-liberté) risque de succomber au démon de l’Un sous sa forme politique, « le césarisme ». Dans ce texte, on peut dire que Maurras voit de loin le dénouement éventuellement totalitaire de ses aspirations reconstructrices. Le Moyen Âge apparaît ici comme un repoussoir. Il préfère jeter l’éponge, il n’est pas prêt, comme le fut Platon, à payer de « la liberté de l’art » son besoin de reconstruction. Il ne sacrifiera pas la liberté à l’autorité. La tentation fasciste, épouvantable et impossible apogée de l’Un, se trouve ici comme conjurée d’avance. Seule la monarchie réalise cette dualité subsistante d’autorité et de liberté, qui exauce le voeu secret du penseur. Mais il le comprendra plus tard.
Itinéraire
En 1890, Maurras n’est pas encore monarchiste. En 1892, il se félicite vivement du Ralliement de l’Église à la République : « La monarchie traditionnelle, l’idée orléaniste est morte et je crois que le pape a raison d’éloigner le clergé de ce cadavre ». S’il est si péremptoire, c’est avant tout en raison du peu d’estime que lui inspire le personnel politique “de droite”, qu’il fréquente pourtant assidûment dans les revues catholiques où son mentor ecclésiastique l’a introduit : « Voilà la grande question dans tout ce parti, ce sont les personnes. Ils sont toujours les carabiniers d’opéra comique qui arrivent trop tard. » « Il n’y a personne, personne. Le comte de Paris est à la chasse. Les De Mun et autres sont des nigauds. Et la droite d’ailleurs est aussi pourrie que la gauche. »
Maurras n’entrera en politique qu’à travers le combat régionaliste, au moment où il se fait chasser du Félibrige de Paris, innocente assemblée de vieux Provençaux ronfleurs, dérangée par la fougue de quelques jeunes gens. Motif de l’exclusion ? Ces jeunes ne se contentent pas de parler provençal. Leur accent du reste est souvent déplorable. En revanche, ils n’hésitent pas à faire de la politique, au risque de déplaire en haut lieu. Avec son ami Frédéric Amouretti, notre jeune Rastignac fonde un groupe dissident : l’école félibréenne de Paris.
Les lettres à Mgr Penon permettent de situer assez précisément ce moment - autour de 1892 - où entre le maître et le disciple les rôles vont s’inverser : le décadentiste suicidaire devient un enthousiaste de la « décentralisation » comme il disait déjà.
La lettre du 15 décembre 1892 me semble particulièrement significative de l’envol ; l’agnostique trouve des accents de néophyte pour en remontrer à son curé, qui a osé sourire de l’ambition félibréenne : « J’ai moi aussi des sourires en réserve pour toutes les opinions, principalement les miennes. Tout ce qui m’est intérieur peut d’ailleurs susciter la gaieté ou la mélancolie, je vous avoue que je n’en ai point souci. Mais le Félibrige est une doctrine que je prêche. J’y ai converti à Paris pas mal de gens, jeunes et vieux. Et comme elle n’a absolument rien d’immoral, ni d’irréligieux, comme elle ne peut choquer en rien aucune des idées auxquelles vous tenez plus qu’à votre vie, il me paraît singulier que vous assembliez des plaisanteries ou des statistiques contre elle. » Il y a bien quelque chose de filial dans cette colère, qui jaillit en même temps que persiste la volonté de « ne pas choquer » le père qu’on s’est choisi. L’éclat passé, avec sa grandiloquence presque adolescente, l’intelligence jaillit. La formule de l’espérance politique que Maurras assène à son mentor semble déjà gravée dans le marbre. Elle ne variera pas : « Sachez donc (vous qui souriez du Félibrige) que la seule cause de la faiblesse de la Province, c’est l’apathie des provinciaux, et que, s’ils voulaient secouer cette apathie dont la cause n’est point en eux, mais bien dans le régime absurde qu’ils subissent, toutes les forces innombrables de la nature et de l’histoire s’éveilleraient en leur faveur et seconderaient la révolte de leurs intérêts. »
Les idées lorsqu’elles naissent
Il est émouvant d’observer les idées lorsqu’elles naissent. Tout Maurras est là. Dans cet appel aux forces de l’histoire, nous avons l’empirisme organisateur. Dans l’invocation à la nature nous trouvons déjà ce que le penseur politique nommera plus tard la politique naturelle. Lorsque le jeune homme, qui n’est pas encore monarchiste avoué met en cause « le régime absurde », nous pouvons à bon droit identifier le “Politique d’abord”. Enfin la mention de « l’intérêt » des provinciaux rappelle fortement les polémiques qui auront lieu dans les années trente et aussi dans les années cinquante, autour de l’expression : intérêt national.
Malgré les remontrances de néo-thomistes convaincus, parmi lesquels Marcel Clément, directeur de L’Homme Nouveau, Maurras se gardera toute sa vie de parler du “bien commun”, parce qu’il considère qu’il n’y a pas d’idée du Bien qui soit commune à tous les Français. Ce qui peut et doit les unir, c’est la perception bien comprise de leur intérêt commun, qui est national, qui est européen (ou ici provincial). Ainsi qu’il l’expliquera encore en 1950, dans la préface d’un petit livre que l’on vient opportunément de rééditer L’Ordre et le Désordre : « Les antagonismes réels de la conscience moderne sont nombreux et profonds. Les principes de conciliation ne sont pas nombreux. Je n’en connais même qu’un. Quand sur le divorce, la famille, l’association, vous aurez épuisé tous les arguments, pour et contre, sans avoir découvert l’ombre d’un accord, il vous restera un seul thème neutre à examiner, à savoir ce que vaut tout cela au point de vue pratique de l’intérêt public. ».
En 1892, Maurras voulait incarner « la révolte des intérêts ». En 1950, il explique que l’intérêt national est le seul principe d’unité entre les Français et il voit dans ce nationalisme l’incarnation de la véritable laïcité, respectueuse du Spirituel, dont elle entend « accueillir toutes les manifestations nobles sous leurs noms vrais et leurs formes pures », avec une priorité historique au catholicisme, qui a forgé l’identité française. La direction de pensée est foncièrement identique ; l’application des principes étonnamment souple.
Qui l’eût cru ? Procédant d’une quête de l’espace neutre où par la collaboration de tous, l’unité nationale peut se réaliser, le nationalisme maurrassien apparaît comme une forme concrète de l’idéal laïc, tel que le formulait le 20 décembre dernier Nicolas Sarkozy, sous le plafond baroque de Saint Jean de Latran dont il fut fait chanoine.
L’aujourd’hui de l’Action française
Alors ? Plus que jamais, pour échapper aux idées toutes faites, il faut relire Maurras dans le texte. Au lieu de nous proposer une idéologie fermée sur elle-même, il nous offre les outils qui lui ont servi pour créer sa liberté intérieure. La caisse à outils est loin d’être périmée. Encore faut-il qu’on ne craigne pas de manipuler les instruments qu’elle met à notre disposition. Être maurrassien aujourd’hui, ce n’est pas s’affubler de telle ou telle étiquette et s’en satisfaire, c’est savoir se servir de ces outils ! Au-delà des idéologies, les “hard” ou les “soft”, loin de tous les prêt-à-penser, une école d’Action française sera pour tous et chacun une école de la liberté personnelle, et pour la France un laboratoire fécond en découvertes, si elle entreprend de « travailler à bien penser ». Avec les instruments universels que forgea, dans les brumes parisiennes de la fin du XIXe siècle, un jeune Rastignac monté de sa Provence.
l'abbé Guillaume de TANOÜARN L’Action Française 2000 n° 2739 – du 3 au 16 janvier 2008
* Dieu et le Roi, Correspondance entre Charles Maurras et l’abbé Penon (1883-1928). Présentée et commentée par Axel Tisserand, éd. Privat, 2007, 752 p. (avec index), 30 euros.
* Charles Maurras : L’Ordre et le Désordre, rééd. Carnets de l’Herne, 2007, 124 p. 9,50 euros.

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