mardi 22 avril 2014

Julius Evola : "La culture contemporaine"

Étant donné ce que la culture et l’intellectualité signifient dans le monde contemporain, on est en droit de s’opposer à leur surévaluation. Le culte qu’on leur voue au point d’en faire les traits distinctifs d’une classe supérieure, presque d’une aristocratie – l’ « aristocratie de la pensée » qui serait la seule authentique et aurait le droit de supplanter les formes antérieures d’élite et de noblesse –, dénote un préjugé caractéristique de l’époque bourgeoise dans ses aspects d’humanisme libéral. La vérité est au contraire que cette culture et cette intellectualité ne sont que des produits de dissociation et de neutralisation par rapport à un tout.
[…] Normalement, la vision du monde n’est pas quelque chose d’individuel, mais procède d’une tradition ; elle est la résultante organique des forces auxquelles un type de civilisation doit la forme qui lui est propre. En même temps, a parte subjecti, elle apparaît comme une sorte de "race intérieure", de structure existentielle. Dans toutes les civilisations, autres que la civilisation moderne, a existé précisément une "vision du monde", et non pas une "culture", qui pénétrait les couches les plus diverses de la société. Et là où il y eut une culture et une pensée conceptuelle, elles n’avaient pas la primauté ; elles étaient de simples moyens d’expression, des organes au service de la vision du monde. [...] Dans les civilisations prémodernes, [les formes d'expression] consistaient plutôt en images évocatrices, en symboles au sens propre du terme, en mythes. Aujourd’hui, les choses peuvent se présenter différemment, à cause de l’hypercérébralité de l’homme occidental. Mais il importe de ne pas troquer l’essentiel contre l’accessoire ; il faut que les vrais rapports soient reconnus et maintenus, que, là où existent la "culture" et l’"intellectualité", elles servent d’instrument et d’expression à quelque chose de plus profond et de plus organique, qui est précisément la vision du monde. Et la vision du monde peut être plus précise chez un homme sans instruction que chez un écrivain, plus ferme chez le soldat, le membre d’une souche aristocratique ou le paysan fidèle à la terre, que chez l’intellectuel bourgeois, le "professeur" ou le journaliste.
[…] Ces évidences ont été systématiquement méconnues par la pensée libérale et individualiste. Une des pires conséquences de la "libre culture" mise à la portée de tous et soutenue par cette pensée est que des esprits incapables de discriminer selon un jugement droit, des esprits qui n’ont pas encore une forme propre, une "vision du monde", se trouvent, sur le plan spirituel, fondamentalement désarmés, face à des influences de tous genres. Cette inquiétante situation délétère, qualifiée de conquête et de progrès, résulte d’un postulat diamétralement faux : on estime qu’à la différence de celui qui vivait aux époque dites "obscurantistes", l’homme moderne est spirituellement adulte, donc capable de juger et d’agir par lui-même. (C’est sur la même prémisse que se fonde la polémique de la "démocratie" moderne contre tout principe d’autorité.) Il s’agit là d’infatuation pure : jamais il n’y a eu, autant qu’aujourd’hui, d’individus amorphes, ouverts à toutes les suggestions et à toutes les intoxications idéologiques, au point qu’ils deviennent les succubes, souvent sans s’en douter le moins du monde, des courants psychiques et des manipulations engendrés par l’ambiance intellectuelle, politique et sociale dans laquelle nous vivons.
Julius Evola,
Extrait de "Les Hommes au milieu des ruines" (1984)

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