mercredi 6 août 2014

Urba : la « pompe à fric » du Parti socialiste

Juin 1971, congrès d’Epinay. Sitôt désigné Premier secrétaire du nouveau PS, François Mitterrand songe à l’étape suivante, l’élection présidentielle de 1974. Et pour cela, il lui faut un solide trésor de guerre. Sur ses instructions, Pierre Mauroy et Guy Marty mettent en place, dès 1973, un bureau d’études, nommé Urba. Si on ne présente plus le premier, qui dirige alors la Fédération socialiste du Nord, il faut dire deux mots du second : membre du Grand Orient (GODF), ancien conseiller ministériel de l’ancien président du Conseil de la IVème République Paul Ramadier, Marty s’est recasé au Conseil économique et social. Entregent garanti. Urba vend une « assistance commerciale » aux entreprises soucieuses d’obtenir des marchés auprès des collectivités locales, essentiellement les municipalités. Le bureau d’étude encaisse entre 1% et 2% du montant des contrats, puis répartit l’argent collecté selon une règle bien établie : 40% pour ses frais de fonctionnement, 30% pour la fédération locale du PS, 30% pour sa direction nationale. 
     Racket ou véritable prestation commerciale ? Pour les entreprises, Urba est le ticket d’entrée des mairies socialistes, un passage presque obligé. Ensuite, tout dépend de la « brutalité » de ses collecteurs locaux éparpillés sur le territoire, résume un élu. Par ce système bien huilé, la direction du PS pense éviter les dérives, comme l’enrichissement personnel d’élus indélicats. Mais la commission prélevée par Urba est répercutée par les entreprises sur leur prix de vente. En bout de chaîne, c’est le contribuable local qui paie. Le PS bénéficie indirectement de cet argent public. En jargon pénal, cela s’appelle un « recel d’abus de biens sociaux ». 
     La vague rose aux municipales de 1977 donne des ailes à Urba et ses satellites (Urba-Conseil, Urba-Technic, Urba-Graco...). Le PS vient d’en confier les rênes à Gérard Monate. Ancien engagé dans les Forces françaises libres (FFL), ancien gardien de la paix, Monate a été le légendaire fondateur de la Fédération autonome des syndicats de police (FASP), qui fut longtemps le premier syndicat policier marqué à gauche. A sa retraite, ce membre du GODF se met à la disposition du PS, qui lui confie Urba. Hommes de confiance et fidèle serviteur, il tient scrupuleusement les cordons de la bourse. Après un aller-retour au cabinet de Gaston Defferre au ministère de l’Intérieur, Gérard Monate devient P-DG d’Urba en 1983. 
     Des courants minoritaires du PS, exclus de cette « centralisation », s’en remettent à une structure parallèle, la Sages (Société auxiliaire générale d’études et de services), fondée par Michel Reyt. Ancien steward à Air France, ancien vendeur de voitures, lui aussi membre du GODF, cet étonnant personnage exerce le même métier que Monate à la tête de la Sages, mais avec une clé de répartition différente des fonds collectés : un tiers pour lui-même, deux tiers pour les élus locaux, rien pour Solferino. De plus, Michel Reyt ne s’interdit pas d’intervenir parfois dans des mairies de droite. Le système ronronne pendant une quinzaine d’années, au vu, au su et à la satisfaction de tous. Sur la seule période 1987-1989, marquée par la réélection de François Mitterrand, Urba finance le PS à hauteur de 107 millions de francs sans que personne ne s’en offusque. Plus pour longtemps. 
     Un grand déballage tient souvent à peu de chose. A Marseille, le décès de Gaston Defferre, le 7 mai 1986, a ouvert les hostilités entre héritiers à la mairie : Michel Pezet, leader des socialistes locaux, et Robert Vigouroux, soutenue par Edmonde Charles-Roux, veuve de Gaston. Antoine Gaudino, inspecteur de police à Marseille, enquête sur une petite affaire de fausses factures. En février 1989, il convainc un entrepreneur local de dénoncer le « racket » des politiques. Pour aller plus loin, il lui faut le soutien de ses chefs. Il l’aura : « Dès que nous avons eu Pezet dans nos filets, notre hiérarchie, et donc Pierre Joxe, à l’époque ministre de l’Intérieur, nous a encouragés et soutenus alors que la justice essayait de freiner. » Gaudino a le feu vert pour perquisitionner, le 19 avril 1989, le bureau régional d’Urba à Marseille. La pêche est miraculeuse : les enquêteurs tombent sur des carnets où Joseph Delcroix, directeur administratif du bureau d’études, notait scrupuleusement toutes les entrées et sorties d’argent. Un coup de chance : Delcroix, à quelques semaines de la retraite, venait de transférer de Paris ses archives. Les « cahiers Delcroix » sont une véritable bombe. Ils contiennent notamment cette mention : « 4 juillet 1987, les premières prévisions de la campagne présidentielle se situent à 100 000 francs. 25 000 000 francs seront pris en charge par le GIE [Urba-Graco]. » 
     La justice fait ce qu’elle considère être son travail : elle verrouille. Pendant dix mois, le parquet de Marseille conserve les carnets sous le coude, dans les attentes des instructions du garde des Sceaux. Antoine Gaudino, finalement lâché par sa hiérarchie, est révoqué en mars 1991, après avoir raconté dans un livre son Enquête impossible. Il faudra la plainte d’un élu écologiste marseillais, après avoir obtenu du tribunal administratif le droit de se substituer à la mairie de Marseille défaillante, pour remette la justice sur les rails. 
     Pendant ce temps, dans la Sarthe, le juge Thierry Jean-Pierre enquête sur un banal accident de travail sur un chantier de la communauté urbaine du Mans. Un coup de fil anonyme lui suggère d’entendre un médecin du travail, Pierre Coicadan, qui se trouve être également premier secrétaire de la Fédération PS de la Sarthe... Le juge Jean-Pierre peut remonter la piste, jusqu’à perquisitionner, le 7 avril 1991, au siège national d’Urba. Le jour même, le tribunal de grande instance du Mans prend la curieuse initiative de le dessaisir de l’enquête. Le juge Jean-Pierre en est réduit à s’enfermer dans les locaux parisiens d’Urba, le temps de mettre la main sur la documentation utile à l’enquête. Son dessaisissement ne lui sera notifié qu’à la sortie, sur le trottoir. La justice française n’est pas sortie grandie de cet épisode rocambolesque. 
     La mécanique Urba s’est trouvée fort bien décortiquée par les enquêteurs, mais pas forcément bien jugée au fil de différentes procédures. Le dossier a en effet été saucissonné en une dizaine d’affaires locales. Dans deux d’entre elles, celles initiées par l’inspecteur Gaudino et le juge Jean-Pierre, les responsabilités à Henri Emmanuelli, trésorier du PS entre 1988 et 1992 – son prédécesseur à ce poste exposé, André Laignel, a, lui, bénéficié de la loi d’amnistie. Lors des deux procès tenus en 1995, Henri Emmanuelli affirme que les versements d’Urba relevaient simplement du « sponsoring » ou du « mécénat » politique. Bien sûr, « comme tous les responsables du PS », il « connaissait son existence, son activité nullement occulte ni clandestine, et son utilité ». Mais jamais, à l’en croire, il ne se serait mêlé de près ou de loin à la petite cuisine d’Urba. Henri Emmanuelli se pose en bouc émissaire de la contestation judiciaire d’un « mode de financement parmi les plus adéquats, notamment pour éviter d’autres circuits beaucoup plus aventureux ». 
     Condamné à dix-huit mois de prison avec sursis, Henri Emmanuelli fait appel. La cour lui inflige deux années d’inéligibilité en plus, le 16 décembre 1997. Le Premier ministre Lionel Jospin lui témoigne sa solidarité en proclamant une « responsabilité collective visant l’ensemble du PS ». Les deux moines-soldats, Gérard Monate et Michel Reyt, entament pour leur part un pénible tour de France des tribunaux et cumulent les condamnations sans jamais vraiment se défausser sur le PS. Reyt est ruiné : le fisc lui inflige un redressement fiscal sur les sommes versées par la Sages aux élus. Il dénonce un acharnement sur sa personne – on ne peut lui donner complètement tort. 
Renaud Lecadre, Histoire secrète de la 5ème République

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