jeudi 16 octobre 2014

Robert Paxton, la fin d’un mythe

Lorsque Léa Salamé interrogea Éric Zemmour à propos de Robert Paxton, je gage que les téléspectateurs familiers de ce nom-là étaient peu nombreux. Et pourtant, rares sont les historiens qui ont eu autant d’influence sur notre mémoire collective. Sans lui, Bernard-Henri Lévy n’aurait sans doute pu écrire son pamphlet L’Idéologie française (Grasset, 1981), qui a tant contribué à formater la pensée « politiquement correcte » contemporaine. Sans lui, Serge Klarsfeld ne serait probablement pas devenu ce parangon de la bien-pensance vénéré par les médias. Sans lui, Jacques Chirac n’aurait pas pu prononcer son fameux discours du Vel’ d’Hiv’ (1995) et le décret Jospin d’indemnisation des orphelins des déportés juifs (2000) n’aurait pas eu de base légale. La thèse de Paxton développée dans La France de Vichy (Seuil, 1973), vous la connaissez : il n’y a pas eu double jeu de la part de Vichy, et le régime n’a pas joué l’effet de « bouclier » en épargnant certaines souffrances aux Français.
Incomparablement plus fouillée et malgré son énorme succès auprès du public, La Grande Histoire des Français sous l’Occupation d’Henri Amouroux (Stock, 1976) fut loin d’avoir le même impact, un paradoxe qui préfigurait la fracture consacrée par la loi Gayssot entre une histoire officielle et figée et une histoire en permanente évolution.
Ni juif, ni français, Paxton présentait a priori tous les attributs du parfait historien sans parti pris. Sauf que Paxton, comme il se définissait volontiers, était un intellectuel engagé de gauche, de cette gauche iconoclaste omniprésente dans les campus américains des années 60, et notamment à Berkeley où il enseignait. Cinq ans après mai 1968, trois ans après la mort du général de Gaulle, un an après la sortie (confidentielle) du Chagrin et la Pitié, son timing était parfait ! Paxton s’insérait avec un opportunisme remarquable non seulement dans une nouvelle phase de l’histoire de l’Occupation que l’historien Henry Rousso appelle fort à propos « le miroir brisé », mais aussi au sein d’un grand courant de résurrection de la mémoire de l’Holocauste orchestré aux États-Unis à la fin des années 60 (voir Peter Novick, The Holocaust in American Life, 1999).
Nul ne saura jamais si Robert Paxton n’a fait que documenter une thèse qu’il voulait défendre a priori où s’il est parvenu à sa conclusion de bonne foi, mais là n’est pas la question. Les archives relatives à l’histoire de la France sous l’Occupation sont inépuisables. La seule documentation léguée par Henri Amouroux représente une bibliothèque large comme un terrain de football. Pourquoi la recherche historique devrait-elle s’arrêter aux travaux vieux de plus de quarante ans, d’un seul individu ?
Alain Michel, historien israélo-français, résidant en Israël et rabbin de son état, a publié Vichy et la Shoah – Enquête sur le paradoxe français (CLD 2012). C’est à cet ouvrage qu’Éric Zemmour se réfère dans son Suicide français. Sa conclusion prend le contre-pied de la thèse de Paxton. « L’historien peut montrer les faits, l’engrenage des situations, les choix possibles, mais en tant qu’historien, il n’a aucune capacité pour juger véritablement du bien et du mal, ni de la responsabilité des hommes au regard de lois éthiques comme la définition du crime contre l’humanité… le mélange des deux points de vue, celui du professionnel de l’histoire et celui du jugement moral, entraîne une déformation de la vérité historique que l’on retrouve, finalement, à la base même de cette “doxa” que j’ai tenté de dénoncer dans cet ouvrage comme obstacle principal d’une véritable compréhension du comportement de Vichy face à l’application de la solution finale en France. »
Avant de faire d’Alain Michel un nouveau Faurisson, les inconditionnels de Paxton devraient y réfléchir à deux fois. Asher Cohen – Juifs et Français sous l’Occupation et sous Vichy (Armand Colin, 1993) – ou encore Maxime Steinberg – Le Vel’ d’Hiv’ français dans la solution finale en Europe, dans Points critiques, n° 306, mai 2010 –, eux aussi, ont défendu la thèse dite du « moindre mal ».
Christophe Servan
source : Boulevard Voltaire 

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