lundi 15 juin 2015

Ernst Jünger : « Je m’incline devant ceux qui sont tombés »

Eléments a publié ce texte inédit en français d’Ernst Jünger, allocution prononcée en juin 1979, en tant qu’invité d’honneur des fêtes commémoratives de Verdun, dans une traduction de François Poncet. 
Le 24 juin 1979, Ernst Jünger avait été invité par René Vigneron, le maire de Verdun et Henri Amblard, président de la société des Aveugles de guerre français, à participer à une cérémonie d’hommage aux morts de la Première Guerre mondiale. L’allocution qu’il prononça à cette occasion, devant l’association « Ceux de Verdun », a été publiée en Allemagne sous la forme d’une édition privée tirée à 25 exemplaires seulement (Ansprache zu Verdun. 24. Juni 1979, Karl Thomae, Biberach 1979). Elle était inédite en français. Eléments en publie le texte intégral. 
     « J’eus l’impression que mon adresse fut reçue avec sympathie », écrit Ernst Jünger dans son Journal (Soixante-dix s’efface, volume 2, Gallimard, Paris 1985, p. 448). « Quant à savoir si cela sert à quelque chose au sein d’un monde menacé de nouvelles catastrophes, ajoute-t-il, je n’ose en décider. Tout de même, lorsqu’ensuite, je me tins à côté d’Amblard, l’aveugle, mon bras passé dans le sien, tandis qu’un régiment de la garnison défilait devant nous : ce fut un instant d’harmonie. » 
Je m’incline devant ceux qui sont tombés. 
     Chers amis de toutes nations, chers camarades et anciens combattants :
     L’invitation de l’ancienne et célèbre ville de Verdun à présider, en compagnie du cher Henri Amblard, les cérémonies du souvenir de la Grande Bataille livrée en ces lieux m’a profondément ému. Je vous remercie de l’honneur que vous m’avez fait par ce geste, à moi et à mes compatriotes. Je compte cette invitation au nombre des présages favorables, car Monsieur le Maire l’a accompagnée de ces mots : « Il faut que l’anniversaire de la bataille de Verdun cesse d’être une manifestation à caractère seulement nationaliste pour devenir un appel à la paix entre les nations. »
     A ce genre d’appel, on se plaît à répondre. Et je suis convaincu qu’il ne s’agit pas seulement d’un geste d’honneur de bonne volonté mutuelle, mais que s’annonce par là un tournant historique – une embellie de toute l’atmosphère. Monsieur le Maire nourrit le vœu que Verdun devienne la Capitale de la Paix. Le lieu me semble y avoir vocation, d’autant qu’il a inauguré, en 843, avec le traité de partition de l’empire franc, la séparation de nos deux peuples.
     Nous ne voyons plus aujourd’hui la bataille de Verdun du même œil qu’en 1916, et il se peut que dans une centaine d’années, on porte encore un autre jugement. Les idées changent avec les générations ; lorsqu’on regarde en arrière, les faits acquièrent un aspect nouveau, qui bien souvent stupéfie. Dès cette époque, à l’évidence, l’âge des guerres nationales tirait à sa fin. Ce qui explique l’acharnement des combats, leur durée quasiment sans fin, leur lente extinction sans résultat stratégique. Douaumont est plutôt un symbole de souffrance, plutôt un Chemin de Croix que le lieu d’un événement décisif, comme le sont Austerlitz ou Sedan.
     Rétrospectivement, les fronts se confondent : les adversaires semblent cernés par des périls qui leur sont communs, plus forts que la volonté des grands chefs et le courage des individus : le matériel acquiert une puissance écrasante, la terre une énergie volcanique, et le feu ne menace plus d’anéantir l’un ou l’autre, mais les deux camps sans distinction. A l’époque, entassés dans les entonnoirs, on s’imaginait encore que l’homme était plus fort que le matériel. Nous étions dans l’erreur, on le voit bien aujourd’hui.
L’homme est la mesure des choses, et non l’inverse
Au quotidien, le progrès se fait lentement, par érosion pour ainsi dire. Et puis il y a des effondrements, comme si une voûte s’écroulait. Nous sommes perdus, à moins que nous ne changions de système. Je me souviens surtout de deux attentats de ce genre contre mon équilibre intérieur. Le premier effroi m’a frappé comme une multitude de gens : il s’empara de moi lorsque j’appris, en été 1945, la nouvelle d’Hiroshima ; je l’ai perçue tout d’abord comme une rumeur montée des enfers.
     Ce signe de feu titanesque marqua la fin d’une ère ancienne, le début d’une ère nouvelle. L’histoire semblait perdre son sens : dans l’anéantissement de cette ville lointaine se reflétait également la fin des guerres classiques et de leur gloire, d’Achille à Alexandre, de César au Grand Frédéric et à Napoléon.  
     Même terreur sourde lorsque j’appris voici peu que des cervelles techniciennes étaient parvenues à élaborer des automates pour jeu d’échecs devant qui, à brève échéance, le plus fort des joueurs ne pourra plus que s’incliner. 
     Chaque jour ou peu s’en faut, nous apprenons un progrès dans le chiffrage du monde : un trait de plus dans le tableau d’une agression qui menace de nous mettre tous échecs et mat. Il s’agit là du royaume des jeux et de la liberté spirituelle, au premier chef celle de l’artiste et sa force de création.
     Le problème nous fut posé, sans que nous nous en rendions compte, dès cette époque-là, devant Verdun et sur la Somme, et en termes matériels. Entretemps nous en avons pris conscience, il nous incombe à présent de le résoudre en son fond, en remettant en honneur cette vérité que l’homme est la mesure des choses, et non l’inverse.
     La puissance croissante des automates et de l’automatisme intellectuel, le chiffrage de la vie qui menace tout individu, le rend manipulable, nous ont dès cette époque fait sentir que nous sommes sur une voie où l’enjeu, si haut qu’il puisse être, se consume lui-même.
     C’est une vaste question. Plutôt que de m’y plonger et m’y perdre, je préférerais aborder les souvenirs qui me lient personnellement à la ville de Verdun ; ils sont au nombre de trois. La première fois que j’ai mis les pieds à la citadelle de Verdun, c’était en 1913, lorsqu’après m’être sauvé de l’école je me suis engagé pour servir dans la Légion étrangère. Bien que mon père m’ait promptement fait revenir de Sidi Bel Abbès, je puis dire que j’ai porté aussi l’uniforme français, même si ce ne fut que pour peu de temps. 
Nous marchions plein de courage 
Et je n’aurai garde d’omettre de faire mention de l’honnête sergent de ville que je priai de m’indiquer le bureau de recrutement. Le brave homme me regarda atterré, avant de me dire : « Jeune homme, mon pauvre ami, faites n’importe quoi, mais pas ça. »
     Je le remercie encore, après tout ce temps. Dans la paix, dans la guerre, j’ai souvent rencontré des amis inconnus qui voulaient me venir en aide, sans les avoir toujours écoutés.
     La deuxième fois, j’ai marché sur la ville sans parvenir jusqu’à elle – c’était au printemps 1915, aux Eparges. A l’époque, on appelait cela le « baptême du feu » ; nous marchions plein de courage, l’enthousiasme était grand. Tout était encore comme nous l’avions entendu de la bouche de nos grands-pères, puis à l’école. Dès le début je fus touché et me retrouvai à l’hôpital. Certes, contrairement à mon très honoré coprésident, blessé devant Verdun à pareille époque, je me rétablis très vite. Mais mon régiment, les fusiliers hanovriens à l’insigne de Gibraltar, ne fut plus jamais engagé dans cette grande bataille, et combattit sur la Somme.
     C’est aujourd’hui la troisième fois que j’entre en contact avec votre ville, et c’est la plus réjouissante : la forteresse ouvre ses portes à un ami.
     Permettez-moi de faire un bilan : l’époque de l’inimitié entre nos deux peuples, d’une inimité à quoi l’on nous formait dès le plus jeune âge, est révolue. Assurément l’individu ne saurait se soustraire aux grands conflits, il va de soi qu’il les dispute avec les siens, auprès des siens. Entretenir la sympathie, comme le firent Frédéric et Voltaire, est toujours possible, même si c’est moins aisé aujourd’hui qu’à l’âge baroque. Adversaire, lorsque les circonstances le réclament, mais non ennemi. Agon, et non polemos.
     L’homme n’apprend pas grand-chose de l’histoire : sinon, la Seconde Guerre mondiale nous eût été épargnée, comme bien d’autres désagréments. Toutefois, dans notre cas précis, il semble que nous soyons parvenus à donner l’exemple.
     Lorsque nous songeons aux conflits qui aujourd’hui nous affligent, une question se pose : ne devrions-nous pas, à l’échelle planétaire qui est la nôtre, commencer tout de suite au point même où tant de détours, tant de sacrifices nous ont conduits ?  
Eléments n°151

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