vendredi 21 août 2015

Les années charnière du Second Empire

Le monde catholique se divisa après la révolution de 1830. Sa fidélité à Charles X puis à son petit-fils Henri V se relâcha peu à peu, jusqu'à ce qu'il cesse d'être légitimiste, et même contre-révolutionnaire. Retour sur une anticipation du Ralliement de 1891.
Très jeune, Philippe Pichot-Bravard s'est fait connaître en publiant une Épopée de la Vendée (éditions du Choletais) aussi brillante que documentée, dans laquelle cet Angevin, qui avait rédigé un mémoire sous la direction du professeur Xavier Martin, ne dissimulait pas ses choix et ses préférences. Quelques années ont passé, transformant un adolescent prometteur en historien de grande valeur, alliant à la rigueur de la recherche la qualité du style et la constance dans l'idéal, vertu peu fréquente.
Aveuglement
Après deux romans historiques originaux, Le Duel ou les rebelles de l'An II, puis Le Vol de l'Aigle, dont les intrigues se déroulaient entre 1793 et 1815, Philippe Pichot-Bravard publie Le Pape ou l'Empereur, inspiré d'un mémoire de science politique soutenu à l'université de Paris II (Panthéon-Assas), étude remarquable sur l'attitude des catholiques sous le Second Empire, qui obligera désormais les spécialistes du règne de Napoléon III à nuancer quelques jugements. Et passionnera tous ceux qui s'intéressent à l'histoire des idées politiques tant les années 1852-1870 se révèlent un laboratoire dont les expériences nous affectent encore. (Tempora, 200 p, 19 euros.)
L'ACTION FRANÇAISE 2000 - Vous mettez en évidence au temps du Second Empire l'aveuglement ou l'opportunisme politique de quelques champions du catholicisme, leurs préoccupations à courte vue. Pourtant, la droite compte de sincères défenseurs de la foi. Quelques mots peut-être sur le rôle et la personnalité de Falloux, Berryer ou surtout de Veuillot ?
PHILIPPE PICHOT-BRAVARD - L'unité du monde catholique a volé en éclats au moment de la révolution de 1830, après que le pape Pie VIII, en reconnaissant le nouveau régime, eut encouragé implicitement le clergé et les fidèles à dissocier foi religieuse et fidélité dynastique. Après 1830-1832, nous pouvons relever chez les catholiques quatre attitudes politiques différentes.
Quatre attitudes
Il y a une solide proportion de catholiques contre-révolutionnaires qui, pour l'immense majoritéd'entre eux, restent attachés à Charles X puis à son petit-fils Henri V. Il y a un légitimisme populaire, qui rallie la paysannerie de Bretagne et le monde ouvrier des villes du Midi, avec à sa tête La Rochejacquelein et l'abbé de Genoude, et un légitimisme libéral et parlementaire, représenté par Falloux et Berryer. Parmi ces catholiques contre-révolutionnaires, Louis Veuillot fait exception. Il est catholique avant tout et ultramontain. La question dynastique est, à ses yeux, accessoire, ce qui explique la facilité avec laquelle il se rallie à Louis-Napoléon Bonaparte en 1851. Veuillot ne deviendra légitimiste qu'après 1870. Il y a aussi une proportion non moins importante de catholiques conservateurs qui soutiennent l'ordre établi, dès lors que cet ordre n'est pas agressivement anticlérical.
Visions incompatibles
Il y a encore une petite proportion de libéraux catholiques, lecteurs de Montalembert, de Lacordaire, d'Albert de Broglie et d'Augustin Cochin (le grand-père de l'historien des sociétés de pensée), qui se montre soucieuse de réconcilier l'Église et la liberté, une liberté définie de manière moderne. Sous l'influence de Lacordaire, ils en viennent petit à petit à vouloir réconcilier l'Église et le monde moderne, c'est-à-dire avec les valeurs de 1789, ne voyant pas que l'hostilité des héritiers de 89 à l'Église rend illusoire un effort de réconciliation entre deux visions du monde complètement incompatibles. Tout leur système de pensée repose sur une erreur d'analyse. Ils sont persuadés que la flambée d'anticléricalisme des années 1830-1832 est due au fait que l'Église était sous la Restauration trop proche de la monarchie ; alors qu'en réalité, les discours et les écrits des libéraux de 1830 montrent bien que Charles X a été renversé parce qu'il était trop favorable à l'Église. Comme les doctrinaires de la Restauration (le parti du canapé), ils se distinguent davantage par la qualité que par la quantité. Dans les années 1850, Le Correspondant compte deux mille abonnés alors que L'Univers en aligne onze mille. Falloux est au carrefour du légitimisme et du libéralisme catholique.
Les premiers catholiques sociaux
Il y a enfin quelques individualités qui plaident pour une réconciliation entre l'Église et lemonde révolutionnaire. Ils plaident pour une démocratie chrétienne laïque, parfois socialisante. En 1848, Arnaud de l'Ariège et Buchez en sont les principaux représentants, faisant "pont et planche" entre l'abbé Grégoire et Marc Sangnier.
Entre 1830 et 1880, une partie importante du monde catholique cesse d'être légitimiste, cesse d'être contre-révolutionnaire et finalement se rallie, malgré les mises en garde du Syllabus, aux valeurs du monde moderne. Certains d'entre eux ont anticipé le Ralliement de 1891. Sans l'appoint de ces catholiques ralliés, il est probable que le camp républicain ne l'aurait pas emporté lors des élections décisives de 1876 et de 1877. Songez qu'alors la Mayenne, l'Ille-et-Vilaine, le Finistère, une partie du Massif central et de la Basse-Normandie choisissent d'élire des républicains conservateurs, ne revenant vers les monarchistes qu'en 1885, après l'adoption des lois Ferry.
L'AF 2000 - À côté d'hommes prêts à des concessions aventurées dont ils ne semblent pas toujours avoir mesuré les conséquences, existe une autre droite catholique, légitimiste, qui refuse d'entrer dans ce jeu. Ne s'exclut-elle pas de la vie politique et ne se prive-t-elle de toute influence ?
Ph. P.-B. - Les notables légitimistes continuent souvent à exercer une influence locale, économique et politique, par l'exercice de mandats locaux. Le monde légitimiste joue également un rôle important dans la renaissance spirituelle du XIXe siècle, renaissance dont la Restauration avait donné l'impulsion : oeuvres missionnaires, scolaires et surtout sociales. Souvenons-nous que les légitimistes sont les premiers, dans les années 1830, à attirer l'attention du public sur l'effroyable misère matérielle et spirituelle du monde ouvrier et sur les réformes concrètes qu'ils conviendraient d'effectuer.
Zouaves pontificaux
L'AF 2000 - Des rangs des légitimistes sortirent les zouaves pontificaux. Pourriez-vous nous dire s'ils trouvèrent ainsi une occasion honorable de reprendre un peu d'influence ?
Ph. P.B. - Lorsque la politique des nationalités, encouragée par Napoléon III, menace l'existence des États pontificaux, ils volent au secours du pape. Ainsi, entre 1860 et 1870, deux mille neuf soixante quatre Français rallient les bannières pontificales ; ils sont issus, pour la plupart, de familles de l'Ouest où les jeunes gens rêvent de montrer qu'ils sont animés du même courage que leurs pères, oncles et grands-pères combattants de la Vendée ou de la Chouannerie. Écartés du service du pays par leur fidélité dynastique, les légitimistes ont trouvé là une occasion de renouer avec le service des armes.
Face à l'Homme révolutionnaire
Il est vrai que la conception qu'ils nourrissent de la patrie n'est pas la même que la conception qu'incarne l'Empire. Pour l'Empire, comme pour la République, être patriote implique une adhésion au contrat social, aux valeurs du régime, valeurs que rejettent les catholiques légitimistes demeurés attachés à la France de Clovis, de Saint Louis et de Jeanne d'Arc. Dès lors, leur engagement traduit un patriotisme de substitution, expression supplémentaire d'un rejet de l'Empire. Encouragé par les dons des fidèles, leur engagement est nourri d'un esprit de sacrifice et de gratuité d'une rare noblesse, comme en témoigne l'émouvante histoire du jeune Quatrebarbes.
L'AF 2000 - Vous mettez en évidence un point souvent occulté par les spécialistes d'histoire religieuse comme par les historiens des idées politiques : les véritables intentions de Pie IX lors de la promulgation en 1854 du dogme de l'Immaculée Conception, prologue à la publication du Syllabus, et qui dépasse le strict champ de la foi pour proposer un contre-modèle de société et d'humanité à la philosophie rousseauiste. Quelques précisions sur ce sujet ?
Ph. P.B. - Le dogme de l'Immaculée Conception est proclamé par Pie IX le 8 décembre 1854. Sa proclamation répond d'une part à un souci spirituel, d'autre part à un souci philosophique et politique. Dans le domaine spirituel, Pie IX entreprend de reconquérir les âmes au jansénisme en encourageant la piété mariale de manière spectaculaire.
Péché originel
Dans le domaine temporel, la proclamation du dogme de l'Immaculée Conception permet au pape de récuser la vision de l'homme propagée par la pensée de Jean-Jacques Rousseau. Alors que Rousseau affirmait que l'homme est naturellement bon et que la société le pervertit, l'Église rappelle que l'homme a été blessé par le péché originel avant d'être racheté par le sang du Christ, fils de Dieu né d'une vierge conçue sans péché afin d'être le temple charnel du Sauveur. Honorer la Vierge Marie sous le vocable d'Immaculée Conception souligne implicitement la nature pécheresse de l'homme. L'exception confirme la règle. Il y a là, de la part du pape, un appel à rompre avec la philosophie révolutionnaire. Ce n'est pas dans la société, ou chez autrui, que l'homme doit chercher la cause de ses misères, mais en lui. Ce n'est pas en s'attaquant à l'ordre social que l'homme mettra fin à ses souffrances mais en luttant contre lui-même pour s'élever jusqu'à la sainteté dont la mère du Christ offre un exemple achevé. À la révolte de l'homme révolutionnaire qui exalte ses droits et rejette Dieu, le pape oppose le modèle de "l'humble servante" qui accepte que lui soit fait selon la volonté de Dieu.
Propos recueillis par Anne Bernet L’ACTION FRANÇAISE 2000 du 17 au 30 septembre 2009

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