lundi 9 novembre 2015

Du Sentiment de la nature dans les sociétés modernes, par Elisée Reclus

Il se manifeste depuis quelque temps une véritable ferveur dans les sentiments d’amour qui rattachent les hommes d’art et de science à la nature. Les voyageurs se répandent en essaims dans toutes les contrées d’un accès facile, remarquables par la beauté de leurs sites ou le charme de leur climat. Des légions de peintres, de dessinateurs, de photographes, parcourent le monde des bords du Yang-Tse Kiang à ceux du fleuve des Amazones ; ils étudient la terre, la mer, les forêts sous leurs aspects les plus variés ; ils nous révèlent toutes les magnificences de la planète que nous habitons, et grâce à leur fréquentation de plus en plus intime avec la nature, grâce aux œuvres d’art rapportées de ces innombrables voyages, tous les hommes cultivés peuvent maintenant se rendre compte des traits et de la physionomie des diverses contrées du globe. 
Moins nombreux que les artistes, mais plus utiles encore dans leur travail d’exploration, les savants se sont aussi faits nomades, et la terre entière leur sert de cabinet d’étude : c’est en voyageant des Andes à l’Altaï que Humboldt a composé ses admirables Tableaux de la nature, dédiées, comme il le dit lui-même, à "ceux qui, par amour de la liberté, ont pu s’arracher aux vagues tempétueuses de la vie". 
La foule des artistes, des savants et de tous ceux qui, sans prétendre à l’art ni à la science, veulent simplement se restaurer dans la libre nature, se dirige surtout vers les régions de montagnes. Chaque année, dès que la saison permet aux voyageurs de visiter les hautes vallées et de s’aventurer sur les pics, des milliers et des milliers d’habitants des plaines accourent vers les parties des Pyrénées et des Alpes les plus célèbres par leur beauté ; la plupart viennent, il est vrai, pour obéir à la mode, par désœuvrement ou par vanité, mais les initiateurs du mouvement sont ceux qu’attire l’amour des montagnes elles-mêmes, et pour qui l’escalade des rochers est une véritable volupté. La vue des hautes cimes exerce sur un grand nombre d’hommes une sorte de fascination ; c’est par un instinct physique, et souvent sans mélange de réflexion, qu’ils se sentent portés vers les monts pour en gravir les escarpements. Par la majesté de leur forme et la hardiesse de leur profil dessiné en plein ciel, par la ceinture de nuées qui s’enroule à leurs flancs, par les variations incessantes de l’ombre et de la lumière qui se produisent dans les ravins et sur les contreforts, les montagnes deviennent pour ainsi dire des êtres doués de vie, et c’est afin de surprendre le secret de leur existence qu’on cherche à les conquérir. En outre on se sent attiré vers elles par le contraste qu’offre la beauté virginale de leurs pentes incultes avec la monotonie des plaines cultivées et souvent enlaidies par le travail de l’homme. Et puis les monts ne comprennent-ils pas, dans un petit espace, un résumé de toutes les splendeurs de la terre ? Les climats et les zones de végétation s’étagent sur leur pourtour : on peut y embrasser d’un seul regard les cultures, les forêts, les prairies, les rochers, les glaces, les neiges, et chaque soir la lumière mourante du soleil donne aux sommets un merveilleux aspect de transparence, comme si l’énorme masse n’était qu’une légère draperie rose flottant dans les cieux. 
Jadis les peuples adoraient les montagnes ou du moins les révéraient comme le siège de leurs divinités. A l’ouest et au nord du mont Mérou, ce trône superbe des dieux de l’Inde, chaque étape de la civilisation peut se mesurer par d’autres monts sacrés où s’assemblaient les maîtres du ciel, où se passaient les grands événements mythologiques de la vie des nations. Plus de cinquante montagnes, depuis l’Ararat jusqu’au mont Athos, ont été désignées comme les cimes sur lesquelles serait descendue l’arche contenant dans ses flancs l’humanité naissante et les germes de tout ce qui vit à la surface de la terre. Dans les pays sémitiques, tous les sommets étaient des autels consacrés soit à Jéhovah, soit à Moloch ou à d’autres dieux : c’était le Sinaï, où les tables de la Loi juive apparurent au milieu des éclairs ; c’était le mont Nébo, où une main mystérieuse ensevelit Moïse ; c’était le Morija portant le temple de Jérusalem, le Garizim où montait le grand-prêtre pour bénir son peuple, le Carmel, le mont Thabor et le Liban couronné de cèdres. C’est vers ces "hauts lieux", où se trouvaient leurs autels, que Juifs ou Chananéens se rendaient en foule pour aller égorger leurs victimes et brûler leurs holocaustes. De même pour les Grecs chaque montagne était une citadelle de titans ou la cour d’un dieu : un pic du Caucase servait de pilori à Prométhée, le père et le type de l’humanité ; le triple dôme de l’Olympe était le magnifique séjour de Jupiter, et quant un poète invoquait Apollon, c’était les yeux tournés vers le sommet du Parnasse. 

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