dimanche 18 septembre 2016

Au Moyen-Âge les cerveaux ne fuyaient pas la France, bien au contraire

« L’Italie a le pape, l’Allemagne a l’empereur, la France a l’Université » : le proverbe, apparu vers 1220, souligne à quel point l’université de Paris, spécialisée en théologie, est prestigieuse. C’est une des premières d’Europe, et elle est toute récente à l’époque, née de la rencontre entre l’enseignement de clercs sur la montagne Sainte-Geneviève et le dynamisme de l’école cathédrale de Notre-Dame. Des lettrés de toute l’Europe accourent pour s’y former.
Le développement d’un tel lieu de savoir n’est pas pour déplaire au roi, le tout jeune Louis IX, et à sa mère Blanche de Castille. Car selon le chroniqueur Guillaume de Nangis, « l’étude des lettres et de la philosophie » est « le plus grand trésor », « le joyau le plus précieux ». Cette métaphore est capitale : elle souligne à quel point l’étude et les connaissances sont en train, au cours du XIIIe siècle, de devenir une richesse et une ressource sociale et politique.
Le temps est à une « valorisation politique du savoir », comme le montre l’historien Antoine Destemberg. Dans un monde où les postes de pouvoir sont généralement réservés aux nobles et au haut clergé, cela contribue à bouleverser les hiérarchies sociales. Les juristes, les théologiens, les linguistes, les médecins deviennent de plus en plus importants dans les structures politiques du temps.
Mais cela implique aussi de rassembler de nombreux jeunes, venus de toute l’Europe, dans ce qui deviendra le Quartier Latin, et déjà les voisins se plaignent du bruit. En 1229, une soirée arrosée lors du carnaval dégénère et les sergents du guet rétablissent l’ordre en tuant plusieurs étudiants. Or ces derniers sont tous des clercs et le pouvoir séculier n’a en théorie pas le droit de juger lui-même les clercs, encore moins de les brutaliser – c’est ce qu’on appelle le privilège du « for intérieur ».
Un bras-de-fer s’engage donc entre l’Université et le pouvoir royal, en l’occurrence Blanche de Castille, régente. Les maîtres et les étudiants décident aussitôt d’interrompre les cours. C’est le début d’une longue tradition de grève étudiante et professorale…
Mais Blanche de Castille ne plie pas : si les étudiants désirent rester à Paris, ils doivent accepter d’être soumis aux lois du royaume. Les étudiants décident alors de quitter Paris, ce qui force le jeune roi à intervenir en personne pour les faire revenir dans la capitale. Leurs conditions sont finalement acceptées : en tant que clercs, ils ne pourront être jugés par les autorités laïques.
En 1231, le pape Grégoire IX – lui-même ancien élève de l’université parisienne – émet une bulle par laquelle il reconnaît l’autonomie des universités et le droit des universitaires de faire grève dès que leurs droits seront menacés. L’immense majorité des étudiants et des maîtres reviennent à Paris, qui s’affirme plus que jamais comme la ville du savoir, la « nouvelle Athènes », la capitale intellectuelle de la chrétienté.
C’est là que les grands intellectuels du XIIIe siècle, Thomas d’Aquin en tête, étudieront, enseigneront et écriront. Les étudiants (et les professeurs) y gagnent plus de liberté, et le pouvoir royal évite une catastrophe majeure : la perte de sa jeune université.
Mais le départ des étudiants de Paris en 1229 a suscité un autre phénomène qui a peut-être aussi pesé sur la décision royale : lorsque les étudiants parisiens quittent la ville en 1229, les grands princes européens sautent sur l’occasion et cherchent à les attirer dans leurs propres universités. Il s’agit ni plus ni moins que de capter l’élite intellectuelle parisienne. C’est l’invention du brain drain !
Trois princes sont sur les rangs. D’abord, le comte de Bretagne, qui rêve de fonder l’université de Nantes – celle-ci ne verra le jour qu’en 1460. Au sud, Raymond VII de Toulouse est quant à lui obligé de fonder une université : c’est l’un des points du Traité de Paris qui met fin à la croisade contre les Albigeois. Pour séduire les étudiants, le comte de Toulouse insiste sur les avantages de sa ville : non seulement on pourra y étudier les livres d’Aristote, interdits à Paris, mais surtout, à Toulouse, il fait beau et les femmes sont belles…
Attirer les étudiants – qui sont, faut-il le rappeler, des clercs – en leur promettant des belles femmes, il fallait oser. Le troisième compétiteur est d’un autre rang : c’est Henri III Plantagenêt, roi d’Angleterre, qui les invite à venir s’installer dans une université encore peu connue, Oxford et sa jumelle Cambridge.
Finalement beaucoup d’étudiants restent dans le bassin parisien, en attendant que le roi cède. Leur présence dynamise notamment l’université de Reims, d’Angers ou plus encore d’Orléans : en 1231, celle-ci devient la première université de droit romain en France. D’autres étudiants et professeurs, moins nombreux, acceptent les invitations qu’on leur lance : Jean de Garlande, célèbre grammairien, devient l’un des principaux maîtres de l’université de Toulouse – on vous laisse décider ce qui l’a attiré, Aristote, le soleil ou les jolies filles. En Angleterre, « Oxbridge » prend peu à peu de l’importance, jusqu’à concurrencer Paris sur son propre terrain, la théologie.
Les événements de 1229 rappellent donc deux choses. D’abord, ils soulignent que la pratique consistant à débaucher les élites intellectuelles est très vieille : en 1229 comme aujourd’hui, les savants participent pleinement au prestige, donc à la puissance, d’un État. Aujourd’hui, les grandes universités attirent les prix Nobel en leur faisant miroiter des salaires mirobolants et des conditions de travail idéales, espérant ainsi remonter de quelques places dans le classement de Shanghai.
Par ailleurs, la grève de 1229 rappelle le souvenir d’un temps où les étudiants étaient considérés comme des joyaux par le pouvoir. À l’heure où les budgets consacrés à l’enseignement supérieur ne cessent de diminuer, et où les étudiants sont chaque année accueillis dans des conditions de moins en moins bonnes, il serait peut-être bon de rappeler ces événements aux divers décideurs ; et, pour résister à la « destruction de l’université française », invoquer une époque dans laquelle les pouvoirs avaient à cœur de construire le monde universitaire.
Pour aller plus loin :
  • Antoine Destemberg, L’Honneur des universitaires au Moyen Âge. Étude d’imaginaire social, Paris, PUF, 2015 ; et son compte-rendu sur Nonfiction.
  • Jacques Le Goff, Les Intellectuels au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1957.
  • Jacques Verger, L’Essor des universités au XIIIe siècle, Paris, Cerf, 1997.
  • Guy Hervier, « États-Unis : le phénomène du brain drain »Géoéconomie, 2010, n°  53, p. 69-87.

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